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La mise en décor d’un paysage : la signalisation autoroutière d’animation de la société Escota en Provence-Alpes-Côte d’Azur

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Depuis 1974, une signalisation touristique, dite d’animation, est implantée essentiellement le long des autoroutes concédées. Elle met en évidence en Provence-Alpes-Côte d’Azur les points dominants (massifs montagneux, sommets isolés), les monuments historiques et les activités folkloriques au détriment des zones planes et des activités économiques actuelles. De la sorte s’opère une mise en décor des paysages longeant ces grands couloirs de circulation. Le texte du géographe Jean-Christophe Gay révèle le rôle important que tient la signalisation d'animation sur la représentation du territoire, son histoire, son industrie et sa population. Il aborde les enjeux de ce système, soulignant son impact économique et ses échecs. La signalisation révèle une sensibilité paysagère contemporaine, patrimoniale et muséifiante. À travers une mise en spectacle du voyage autoroutier, elle associe à la mobilité physique l'immobilité temporelle des paysages et les liens existants entre vitesse et regard.

Jean-Christophe GAY. « La mise en décor d’un paysage : la signalisation autoroutière d’animation de la société Escota en Provence-Alpes-Côte d’Azur », Espace géographique, tome 23, n° 2. Paris : Belin, avril-juin 1994, p. 175-185.

S’il ne fait pas de doute que la première fonction des autoroutes est le transport, des considérations touristiques sont intervenues dans leur aménagement, a fortiori dans des contrées où cette activité est une des principales sources de revenus. À l’aide d’une signalisation verticale, dite d’animation, les responsables nationaux ont essayé de « rompre la monotonie que ressent l’automobiliste lorsqu’il circule sur une autoroute et de le situer dans l’espace géographique qu’il traverse, en lui précisant ce qu’il voit, en l’informant sur les richesses culturelles, touristiques et économiques de la région traversée, en lui indiquant les monuments et sites visitables les plus remarquables situés à peu de distance de l’autoroute1 ». Dans les années 1960, des études nord-américaines2 avaient montré qu’il était nécessaire de rendre l’environnement autoroutier riche et cohérent en présentant à l’automobiliste des images distinctes et en insistant sur les traits essentiels du paysage afin qu’il sente mieux son déplacement et ne s’ennuie pas. Après quelques essais en 1974 sur les tronçons Vienne-Montélimar de l’autoroute A7 et Nîmes-Montpellier de l’autoroute A9, la signalisation d’animation des autoroutes, avec ses panneaux marron implantés sur les accotements, a été généralisée rapidement sur l’ensemble du réseau, constituant une nouvelle grille de lecture du paysage. D’autres expériences visèrent elles aussi, dans les années 1970, à humaniser l’univers clos et ennuyeux de l’autoroute. Par exemple, sur un tronçon de 30 km de l’autoroute A4, on essaya de rompre la monotonie du ruban de bitume à l’aide de volumes géométriques et non figuratifs colorés, de tailles et de formes variées, ainsi qu’avec des ponts et des piquets de clôture peints. L’accueil mitigé des usagers et les problèmes de maintenance d’une telle réalisation conduisirent les responsables à abandonner l’essai, ce qui laissa le champ libre à l’animation que nous connaissons aujourd’hui où l’on voit à l’œuvre un certain « paysagisme ».

Types de signalisation et signalisation typée

Cette signalisation très réglementée et évaluée repose sur des principes et des normes : une règle de densité avec pas plus d’un panneau ou d’un groupe de panneaux tous les 5 kilomètres en moyenne par sens, afin d’éviter de déconcentrer le conducteur, de saturer son attention et de banaliser l’information. Des thèmes ne peuvent pas faire l’objet d’une signalisation : c’est le cas des personnages célèbres en raison des difficultés de choix — cependant une œuvre significative peut être évoquée —, les activités commerciales, sportives et de loisirs, les limites administratives, les fleuves, canaux ou rivières enjambés par l’autoroute qui sont indiqués sur d’autres types de panneaux, ainsi que toutes les activités liées à la vente de vin ou d’alcool.

Cependant, à l’examen de la signalisation installée sur l’ensemble du territoire national, de nombreuses exceptions apparaissent, comme le terme « vignoble » qui revient fréquemment, que ce soit en Provence, dans les Pyrénées-Orientales, dans l’Auxerrois ou à propos du Cognac ; de leur côté, Cézanne, Ingres et Mérimée sont cités.

La mise en œuvre de cette signalisation émane des sociétés autoroutières qui préparent un schéma d’animation de l’axe dont elles ont la charge avec la collaboration d’artistes, après avoir consulté les collectivités territoriales et l’ensemble des autorités d’État compétentes (directeurs régionaux de l’Équipement, des Affaires culturelles, de l’Environnement, du Comité régional du tourisme, du Centre d’études techniques de l’Équipement, du Délégué régional au tourisme, des présidents de la Chambre régionale de commerce et d’industrie et de la Chambre régionale d’agriculture). Ensuite, ce schéma d’animation est proposé à une Commission nationale d’animation culturelle et touristique qui regroupe des représentants des différents ministères concernés (Équipement, Intérieur, Culture), des sociétés concessionnaires d’autoroutes, des représentants des directions départementales de l’Équipement, intéressés par les projets présentés et, au titre des élus locaux, un représentant de l’assemblée des présidents des Conseils généraux de France. Cette Commission veille à ce que les projets ne dérivent pas vers la publicité ou toute forme de campagne promotionnelle commerciale ou institutionnelle. Les choix tiennent compte de la « curiosité », évaluée à l’aide des étoiles du Guide Vert Michelin, et du jalonnement en dehors du domaine autoroutier si une mention « prochaine sortie » a été adjointe au panneau.

En dépit d’une diversité stylistique3 liée au fait que les sociétés autoroutières ont fait appel à différents graphistes, la cohérence de cette signalisation verticale sur le plan national, eu égard à la procédure d’approbation, est forte. L’unité provient d’abord des couleurs utilisées : le marron ou un camaïeu de marron pour le fond des panneaux permet une reconnaissance rapide du type d’information, car il se distingue fortement des couleurs utilisées en France et à l’étranger dans la signalisation réglementaire et il officialise les renseignements par le sérieux attribué à ce coloris ; le blanc est destiné aux dessins et aux lettres, qui sont toujours en minuscules droites et de même style. Les vitesses pratiquées sur ces axes imposent une lisibilité reposant à la fois sur la simplicité du message, sur la taille des panneaux, qui varie de 1 m à 2,5 m de haut et de 2,5 m à 5 m de largeur, ainsi que sur la taille des lettres, allant de 25 à 32 cm selon le nombre de voies.

Il ne faut pas limiter à la seule signalisation d’animation cette nouvelle fonction accordée aux autoroutes. D’autres équipements, essentiellement installés sur les aires de repos et de service, tels que les structures et sculptures monumentales ou les musées, d’ailleurs signalés par des panneaux d’animation, ponctuent le voyage autoroutier4 et veulent « faire communiquer le voyageur avec le pays qu’il traverse » comme le disait en 1988 Michel Denieul, PDG de la Société des Autoroutes du Sud de la France5. On peut citer la « Porte du Soleil » sur l’aire de Savasse, près de Montélimar, la « Pyramide » de Ricardo Bofill qui a mis à profit une montagne de déblais à la frontière espagnole sur l’A9, le Musée de la machine agricole sur l’aire des Ruralies en Poitou-Charentes ou l’Archéodrome de l’aire de service de Beaune-Tailly sur l’autoroute A6 par exemple, remplissant un rôle d’attraction culturelle autant qu’une fonction d’animation6. Sur certaines autoroutes, des bornes interactives audiovisuelles, appelées « culturoscopes », proposent une information sur la région traversée. Les collectivités locales financent en partie ou en totalité certains équipements, tels la Maison des Alpes de Haute-Provence, sur l’aire de Manosque (autoroute A51), payée par le Conseil général, ou le projet d’une aire de la Lozère sur l’autoroute A75. En quelques lustres, les autoroutes deviennent des domaines touristiques clos, comme le souhaitait, dans les années 1980, le ministère de l’Urbanisme, du Logement et des Transports avec son slogan publicitaire : « Prenez votre temps. Aujourd’hui l’autoroute se visite. »

Le voyage automobile sur les autoroutes françaises devient un spectacle de plus en plus travaillé, car il s’agit de « faire de l’autoroute une fenêtre ouverte sur les régions traversées ». Cependant, pour le moment, on n’a pas engagé de vastes opérations d’aménagements paysagers des abords autoroutiers7. Rythmé par des structures signifiantes, monté d’une manière analytique au sens cinématographique du terme pour donner rythme et raison, le déplacement-spectacle est aussi sous-titré afin d’orienter notre regard et nos actions. Nous nous sommes intéressés à ce sous-titrage géographique sur les autoroutes de la société ESCOTA (Société de l’autoroute Estérel-Côte d’Azur) qui, avec plus de 400 km d’autoroutes concédés, devance en PACA la puissante Société des Autoroutes du Sud de la France Fig. 1. Elle a notamment en charge le tronçon Aix-en-Provence-frontière italienne (autoroute A8) dont le trafic moyen journalier atteint près de 40 000 véhicules, ce qui en fait un des axes autoroutiers français les plus fréquentés. Nous avons utilisé sa documentation et nous nous sommes entretenus avec ses principaux responsables. Notre expérience de « spectateur-voyageur » nous a été précieuse. Cependant, depuis la fin de nos recherches sur le terrain le réseau autoroutier s’est agrandi : la liaison Toulon-Le Luc (A57) a été ouverte en décembre 1991 et l’autoroute A51 a été prolongée jusqu’à Sisteron. Leur aménagement touristique est en cours. Pour nos calculs et nos tableaux, nous nous sommes appuyés sur la situation de la fin 1989 bien que, dans notre texte, nous fassions référence à des panneaux récemment installés que nous avons découverts en empruntant ces nouveaux tronçons.

Dans une région aussi touristique que Provence-Alpes-Côte d’Azur, le rôle et l’importance d’une telle signalisation semblent notables. Les enjeux économiques et politiques sont tels que, pour les nouveaux tronçons Toulon-Le Luc et Aix-en-Provence-Sisteron, les responsables politiques, les associations, les communes, les cantons ou les départements concernés par le tracé se sont mobilisés afin de soutenir tel ou tel projet de signalisation. Ceci a eu pour conséquence la création de commissions de concertation, en raison des choix imposés par l’espacement minimal préconisé. La forte densité linéaire que nous avons constatée (3,2 km en moyenne entre chaque panneau par sens) révèle la difficulté, voire l’impossibilité de certains arbitrages. On peut aussi apprécier l’importance de cette signalisation par les oppositions qu’ont engendrées certains projets. Ainsi les moines de Ganagobie (Alpes de Haute-Provence) ne tenaient pas à ce que leur prieuré soit signalé sur l’A51, attachés qu’ils étaient à leur tranquillité.

La fréquentation des autoroutes de Provence-Alpes-Côte d’Azur en fait la principale structure d’observation de son paysage. Ce « point de vue linéaire », ce que Jean-Didier Urbain nomme « panorama dynamique », offre aux automobilistes un condensé de la terre provençale et niçoise, à la fois urbaine et rurale, apprivoisée, abandonnée ou sauvage. Il se substitue aux cheminements tortueux qui mènent à la curiosité indiquée dans les guides. La fixité et le caractère durable de cette signalisation d’animation qui n’intéresse que les utilisateurs occasionnels, essentiellement les touristes, visés par cette signalisation, renforcent son rôle dans cette région. Les panneaux les plus simples nomment un élément visible à partir du véhicule, dans une posture normale pour le passager et le conducteur. Certains panneaux aident le spectateur-voyageur à orienter son regard afin de découvrir des curiosités situées souvent très latéralement par rapport à l’axe du déplacement. L’inclinaison de la flèche dépend de la position dans le champ de vision de l’élément indiqué. Cependant, certains sites sont notés alors qu’ils ne sont pas visibles. Une information est donnée sur la sortie à emprunter, la signalisation routière doit la relayer. Il est recommandé qu’ils ne soient pas à plus de vingt kilomètres de l’axe. Nous avons pu constater que cette recommandation souffre de nombreuses exceptions, d’autant plus caractérisées que la curiosité est célèbre : le « golfe de Saint-Tropez » est nommé alors qu’il se trouve à près de trente kilomètres de l’autoroute, ainsi que les « gorges du Verdon », à plus de soixante kilomètres de la sortie du Muy, ou « les Alpes » à partir de Nice-Saint-Isidore. Ainsi apparaît une promotion d’éléments touristiques situés dans une étroite bande, de part et d’autre de l’autoroute. Si, à l’usage, il s’est avéré que cette signalisation n’incitait pas les gens à sortir, il semble bien que la restriction du signalement à une mince zone correspondait aux souhaits des sociétés autoroutières de ne pas perdre des clients. Le compromis choisi, en les maintenant à proximité de l’axe, devait garantir la fréquentation. Les rares exceptions qui débordent au-delà de cette bande ne présentaient pas de danger car leur intérêt est proportionnel au détour qu’est prêt à effectuer l’automobiliste avant de reprendre l’autoroute. On ne peut omettre l’aspect pittoresque des noms de lieux, dont la simple lecture de certains déclenche tout un imaginaire, justement à la base de l’impulsion du voyage routier. Déjà, en 1936, le journaliste Beauplan notait cette dimension du voyage routier. Aujourd’hui, la nomination se double parfois d’un dessin stylisé du lieu indiqué, concrétisant, tout en suggérant, l’importance du pittoresque encadrant ces rubans asphaltés.

Des stratégies publicitaires sont aussi mises en œuvre pour attirer l’attention de l’automobiliste. Cette information suggestive prend actuellement de l’ampleur. Elle titille, interroge, stimule la curiosité à l’aide de deux panneaux successifs Fig. 2. Sur le premier, on trouve un dessin stylisé du point d’intérêt qui est nommé sur le second. Une première génération de ce type de signalisation repose sur la reconnaissance et la confirmation. Le dessin est facilement interprétable : un monument romain, un village perché et, quelques hectomètres plus loin, leurs noms. Il nous semble aujourd’hui que le système tend à se raffiner, au vu de l’aménagement de l’A57 qui nous offre les séquences du « village des tortues » des Maures, s’ouvrant par les dessins d’un œuf ou d’un détail d’une carapace. Le voyageur est soumis à de véritables énigmes, résolues par les seconds panneaux, un message dont le rendement est bien supérieur au type précédent puisqu’il interroge davantage celui qui le regarde.

Ces « jeux de piste », comme les appelle Rosine Buhot, ce sous-titrage et ces devinettes valorisent la structure linéaire en la rendant moins inhumaine. Il s’agit par là de sacraliser cet « équipement qui facilite la découverte et la reconnaissance des beautés de la France », comme nous l’a affirmé un responsable. Des actions ou aménagements particuliers renforcent cette promotion, par exemple la création par la société ESCOTA d’un musée de l’automobile sur l’aire de service des Bréguières, entre Antibes et Cannes, véritable opération autopublicitaire et d’autoconsécration du monde de l’automobile, annoncée à l’aide de onze panneaux au total pour les deux sens de circulation et échelonnés sur cinquante kilomètres. Ce cas extrême nous rappelle que l’information donnée est très sélective et repose sur des choix implicites.

Sites promus et sites omis

On essaie d’orienter notre regard. Ce que l’on nous donne à voir correspond au goût paysager de notre société. L’étude de ce qui est valorisé et de ce qui est oublié va nous permettre de mieux cerner la représentation géographique commune ainsi que l’offre paysagère.

Sur la Fig. 3, nous avons étudié et classé l’ensemble des panneaux d’animation installés. La domination des « éléments culturels locaux », c’est-à-dire les monuments ou les signes du folklore provençal, niçois ou monégasque, est flagrante. Ils représentent plus de la moitié des panneaux, loin devant les représentations du « milieu naturel » (un tiers des panneaux). Les faits économiques ne représentent que 8 % de la signalisation d’animation, qui est largement informative (70 %). Plus finement deux sous-thèmes l’emportent : les monuments historiques (41 % de l’ensemble de la signalisation) ; les points dominants (massifs montagneux, points culminants) avec 19 % de l’ensemble mais surtout les deux tiers de la signalisation incitative.

L’aménagement récent du tronçon autoroutier Toulon-Le Luc ne fait que confirmer ce constat avec l’indication par exemple de Notre-Dame-des-Anges, ermitage situé tout près du sommet des Maures, alors que sur la partie non concédée, le mont Faron et le mont Coudon sont signalés.

Les domaines traversés sont donc réduits à quelques éléments exemplaires de la compréhension contemporaine de l’étendue terrestre qui repose sur deux sentiments : « la curiosité pour les lieux où se cristallise et se réfugie la mémoire8 » ; l’engouement pour le « haut lieu », au sens propre et au sens figuré, dont la table d’orientation est à son « point de vue » ce que la signalisation d’animation est à l’autoroute.

On peut voir alors cette mise en spectacle du voyage autoroutier comme une sorte de panorama inversé : mobile au lieu de fixe, en contre-plongée au lieu de surplombant, orienté et linéaire au lieu de circulaire, ce qui lui confère en partie cette sélectivité accrue. Cependant, les deux sortes de contemplation, bien qu’opposées, sont présentes le long des autoroutes puisque certaines aires de repos ou de service proposent des panoramas exceptionnels, signalés par des panneaux d’animation : l’aire de service de Beausoleil permet de contempler la principauté de Monaco et le littoral, l’aire de repos de Pas d’Ouillier offre un point de vue sur Cassis et ses calanques, celle de Sanary sur Bandol et l’île de Bendor, alors que de la barrière de péage de La Turbie on peut apprécier le sanctuaire de Laghet, placé en contrebas et indiqué. La combinaison du point dominant et de l’histoire-mémoire apparaît comme le modèle de cette pensée. Près de 10 % de l’ensemble de cette signalisation portent sur des scènes de ce type Fig. 4. Il s’agit du monument surélevé (« Fort de Six-Fours, la collégiale du xie siècle » par exemple) ou du village perché, dont la condensation historique qu’il représente est soulignée parfois à l’aide de l’adjectif « vieux » (« vieux Cagnes »). L’intérêt pour ce type d’élément se vérifie lorsque plusieurs d’entre eux sont rapprochés, comme c’est le cas sur l’A5O, qui passe entre Le Castellet et La Cadière d’Azur. En moins de 500 m, deux panneaux nous les signalent, défiant les recommandations sur la saturation du regard du conducteur ; dans le sens Toulon-Marseille, 110 m les séparent seulement, distance parcourue en trois secondes à vitesse normale. Les références artistiques et surtout picturales sont une autre façon de réintroduire les dimensions temporelle et humaine dans le paysage, sinon comment expliquer qu’à propos de la Sainte-Victoire il soit fait référence à Cézanne (« les paysages de Cézanne ») alors qu’à propos du massif du Garlaban on ne cite pas Pagnol, pourtant plus connu. Ce dernier a contre lui le fait qu’il est à la fois moins culturellement légitimé et surtout plus contemporain.

Lorsque l’on analyse la localisation de cette signalisation, on remarque des variations de densité intéressantes. Les zones les plus accidentées, eu égard à l’intérêt pour ce qui domine, sont de la sorte les mieux pourvues. Outre les panneaux indiquant des villages et des monuments perchés, les massifs montagneux et les sommets bien individualisés sont nommés. Inversement, les secteurs peu accidentés semblent oubliés, le Centre-Var collinaire par exemple. La signalisation d’animation y serait presque absente si l’on n’avait pas installé des panneaux représentant quelques noms de sommets quelconques et de végétaux méditerranéens. Avec cette signalisation pédagogique il s’agissait, comme nous l’a affirmé un responsable, de « combler le vide », c’est-à-dire ce tronçon qui n’offre que peu de monuments visibles et de véritables reliefs Fig. 5. Ce cours de botanique, en soulignant l’altérité profonde de ce milieu dans l’ensemble national, révèle l’intérêt conscient ou inconscient à exagérer et à valoriser cette différence —phénomène que l’on peut aussi percevoir avec le folklore — afin de mieux la justifier. Il tente de créer une ambiance méditerranéenne le long de cet axe.

La figure 3 montre l’ampleur de cette négligence : plaines, bassins et larges vallées sont quasi oubliés au profit des reliefs en creux (gorges, vallées encaissées) et des points hauts. De même, les activités économiques actuelles sont omises, ne représentant que 8 % de l’ensemble de la signalisation d’animation. La figure 4 permet de s’en rendre compte. Les panneaux ont été positionnés dans un plan défini par deux axes9 : celui des abscisses oppose deux types d’informations signalisées, les activités économiques actuelles et les monuments historiques ainsi que les éléments folkloriques ; celui des ordonnées permet d’intégrer les caractéristiques du domaine dans lequel est implanté le panneau, en opposant les milieux accidentés aux milieux plats.

La domination des éléments historiques est flagrante alors que les activités contemporaines sont très rarement indiquées, malgré la demi-douzaine de « vignobles varois » sur les autoroutes A8, A50 et A57. Le travail des hommes d’aujourd’hui semble complètement absent de cette étendue mise en signe. L’arsenal de Toulon n’est même pas indiqué, on préfère noter le cadre naturel de cette ville qui renvoie implicitement à sa singularité économique. Quant à La Seyne et à La Ciotat, le maintien des panneaux informant de la présence des chantiers navals, plusieurs années après leur fermeture, participe de cette promotion du passé et de la mémoire. Ailleurs, ce sont les activités ou les événements les plus traditionnels de la vie économique qui sont retenus. C’est le cas de l’élevage de la vallée de la Roya ou de la culture du citronnier du pays mentonnais, dont le dessin du citron rappelle davantage la fête du même nom que le produit agricole, aujourd’hui bien faible Fig. 2. Ainsi, la remarque de Roland Barthes à propos du Guide Bleu sur l’Espagne s’applique parfaitement à la signalisation autoroutière d’animation en Provence-Alpes-Côte d’Azur : « De même que la montuosité est flattée au point d’anéantir les autres sortes d’horizons, de même l’humanité du pays disparaît au profit exclusif de ses monuments. »

Une autre forme de sélection s’impose à nous, celle qui promeut les points au détriment des surfaces. En effet il est rare, hormis pour les massifs montagneux, que soient désignés de vastes ensembles. On compte cinq fois plus de panneaux représentant des points d’intérêt que des zones plus vastes, malgré la prise en compte de tous les « panneaux de remplissage » représentant la flore. Le point remarquable est à l’étendue ce que l’événement est à la durée : un repère. Il constitue un balisage destiné à sécuriser le voyageur, au cœur d’un domaine anonyme.

Le souci de lisibilité internationale, qui explique le remplacement de la lettre par le dessin stylisé sur les nouveaux tronçons (A51-A57), simplifie un peu plus le message. Par exemple, les dessins d’une lyre et d’une fontaine sur l’A51 ont remplacé l’indication « ville d’eaux, ville d’art » à l’entrée d’Aix-en-Provence, sur l’autoroute A8. Le château d’Ansouis est dessiné sur l’A51, tout comme le profil des Maures, avec la position de Notre-Dame-des-Anges, qui s’offrent à l’automobiliste de son véhicule sur l’A57. La conversion du paysage en signes sélectifs, parfois tautologiques ou idéographiques, tend à faire du voyage un cheminement allégorique.

Une expérience de la séparation

Cette suite d’informations descriptives, sur des éléments culturels ou des « points sublimes », a pour conséquence la construction d’un espace touristique. La représentation figurée et simplifiée a pour but de donner le sentiment que l’on traverse une « région historique », qui doit son existence au travail ancestral des hommes dans une nature tourmentée. Cette valorisation du passé et de « l’authentique » a pour effet de nous couper du domaine traversé, comme le rappelle David Lowenthal : « When we identify something as old and we mark the site, we dissociate it from surroundings, diminishing its continuity with its milieu10 ». La vitesse, élément constitutif de la modernité, invente donc un espace formé de régions traditionnelles qui se donne à voir des autoroutes, « comme si l’allusion au temps et aux lieux anciens, aujourd’hui, n’était qu’une manière de dire l’espace présent11 ».

Ce n’est pas le seul élément qui intervient dans cette mise en décor. La distinction avec le milieu environnant tient aussi dans le tracé et le profil en long de l’autoroute. Le relief, donc la nature, sont dominés et de la sorte évacués des préoccupations de celui qui se déplace12. La ligne droite remplace les sinuosités naturelles, les vallées sont remblayées, les buttes nivelées : « Where the old road ‘followed’ or ‘scarred’ the land, the new road changes it13… ». La conception des ouvrages d’art leur permet de résister à des événements climatiques de fréquence décennale.

Cette relative indifférence à l’égard des phénomènes paroxystiques ne fait que dissocier un peu plus ces infrastructures des territoires traversés. L’enfermement du conducteur et des passagers sur une autoroute dont les bordures sont grillagées, les sorties rares, dans un véhicule bien insonorisé et confortable, ne leur laisse que la vue pour seul sens. Ni odeur, ni goût, ni sensation de toucher ne leur parviennent de cette nature devenue décorative. La vitesse du déplacement ne permet plus d’être, comme le dit Snow, « in the landscape14 », d’autant plus que la signalisation directionnelle indique des villes très éloignées, ce qui détache un peu plus l’observateur en mouvement du domaine traversé par l’anticipation permanente du but. La nomination des principales autoroutes françaises, décidée en 1973, est aussi révélatrice de cette coupure et complète le rôle assigné à la signalisation d’animation. Ainsi l’appellation « Autoroute du Soleil », pour le tronçon Paris-Marseille (A6-A7), rappelle la fonction touristique de cet axe, dont le nom convient à son but mais pas aux régions traversées. En revanche, une fois le pourtour méditerranéen atteint, la désignation des autoroutes A8 (La Provençale) et A9 (La Languedocienne et La Catalane) les identifie à leur environnement. Cependant, en employant les noms d’anciennes provinces, on continue la valorisation du passé et de la tradition. Cette nomination renvoie aussi à l’idée du local et du territoire.

Wilbur Zelinsky a montré que la prolifération, depuis 1945, des panneaux de bienvenue à l’entrée des villes petites et moyennes des États-Unis est une forme d’affirmation identitaire dans un pays où les forces homogénéisantes sont très prégnantes15. Sous couvert d’une telle reterritorialisation, la signalisation d’animation qui a été retenue en France n’est que d’apparence territoriale ; elle construit un espace éclaté comme un archipel par la valorisation d’éléments ponctuels, de préférence élevés et symbolisant le passé. Elle associe à la mobilité physique l’immobilité temporelle des paysages. En niant les agglomérations urbaines au profit des « vieux villages », en oubliant les activités économiques au profit des « richesses culturelles » le long de ces grands couloirs de circulation, on voit à l’œuvre une bonne volonté culturelle qui préside au choix de ce qui doit être signalé et qui participe du mouvement généralisé de déterritorialisation de la France par la présentation d’un paysage intemporel, car vidé de la vie contemporaine, et surhistoricisé. Les guides et brochures nous en offrent d’autres exemples lorsqu’ils utilisent les mêmes stéréotypes pour des domaines distincts ou lorsqu’ils privilégient les « monuments historiques », les zones accidentées et leurs « points de vue ». Mais quelle est l’efficacité d’un tel équipement ? Deux enquêtes nationales menées en 1977 et en 1987 par le ministère de l’Équipement ont montré que les panneaux étaient bien perçus. Si les automobilistes sont globalement favorables à la signalisation d’animation implantée, ses effets sont limités, hormis en ce qui concerne le choix des aires de repos, alors que les routiers la détournent en l’utilisant la nuit comme points de repère. Sur le plan des thèmes signalés et du mode de représentation employé, la préférence de la majorité des enquêtés se porte sur les dessins les plus réalistes au détriment des pictogrammes, alors que le signalement des usines ou des grandes cultures est considéré comme inutile. À travers ces jugements on voit apparaître, comme pour la pratique populaire de la photographie16, une volonté de rompre avec les paysages communs et quotidiens et de consacrer la rencontre entre une personne, un lieu exceptionnel et un moment particulier, les vacances. Ainsi, au-delà de sa portée, cette signalisation choisie et appréciée révèle une sensibilité paysagère contemporaine, patrimoniale et muséifiante. Elle nous montre aussi les liens qui existent entre vitesse et regard.

Bibliographie

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  1. Collectif. Signalisation touristique. Guide. Paris : Direction des Journaux Officiels, 1992, p. 95.↩︎

  2. Voir notamment Donald APPLEYARD, Kevin LYNCH et John MEYER. The View from the Road. Cambridge (MA) : MIT Press, 1964. [faire lien vers article]↩︎

  3. On peut, par exemple, opposer les centaines de pictogrammes de Visuel Design implantés sur les autoroutes du Sud, du Nord ou de Normandie aux dessins beaucoup plus réalistes de Publicis sur Paris-Poitiers notamment.↩︎

  4. D’autres pays européens tels que l’Allemagne, le Royaume-Uni ou l’Italie ont une signalisation de ce type, avec cependant des différences formelles plus ou moins grandes. Quant aux structures monumentales, on peut citer celle de Michelucci, sur l’aire de service nord de Florence, qui évoque la tente du pèlerin.↩︎

  5. Cahiers du CCI, n° 6, 1989, p. 147.↩︎

  6. Une exposition, en 1979, au Centre Georges Pompidou à Paris sur l’animation des autoroutes, art et archéologie, a permis de montrer que de grands artistes contemporains tels Calder, Miró, Soulages ou Vasarely ont fait de l’autoroute un thème de réflexion.↩︎

  7. Néanmoins des lois ont évité que les abords d’autoroutes ne se transforment en dépôts de toutes sortes. Par contre, il n’y a pas de moyens légaux pour lutter contre les activités qui s’implantent actuellement près de ces axes de manière à installer une enseigne visible de l’autoroute, transformant ainsi la voie de communication en support publicitaire. Quelques actions comme peindre en rouge le tablier du viaduc du Garabit, afin qu’il soit bien visible de la nouvelle autoroute A75, et plus généralement tout l’aménagement le long de ce nouvel axe, montrent cependant une plus grande prise en compte de ces problèmes, tout comme la « charte d’itinéraire Creuse-Haute-Vienne » signée en décembre 1992 entre la préfecture de région et les collectivités concernées par la future autoroute A20, entre Vierzon et Brive. L’État s’est engagé à consacrer 1 % du coût total à son intégration paysagère.↩︎

  8. Pierre NORA et al. Les Lieux de mémoire. La République. Paris : Gallimard, 1986, p. 17.↩︎

  9. Sur ce type de méthode de traitement de l’information, voir le livre d’Abraham MOLES. Les sciences de l’imprécis. Paris : Le Seuil, 1990.↩︎

  10. Donald William MEINIG et al. « Age and artifact » in The Interpretation of Ordinary Landscapes. New York-Oxford : Oxford University Press, 1979.↩︎

  11. Marc AUGÉ. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris : Le Seuil, 1992, p. 95↩︎

  12. Un des lieux communs du xixe siècle est la destruction de l’espace et du temps par le chemin de fer et la machine à vapeur, considérée comme une puissance indépendante de la nature extérieure. Sur le sujet voir l’excellent livre de Wolfgang SCHIVELBUSCH. Histoire des voyages en train. Paris : Le Promeneur, 1990, notamment les pages 16 à 19.↩︎

  13. J.T. SNOW. « The New Road in the United States », Landscape, n° 1, 1967, p. 14.↩︎

  14. Ibid., p. 16.↩︎

  15. Wilbur ZÉLINSKI. « Where every Town is above Average. Welcoming Signs along America’s Highways », Landscape, n° 1, 1988, p. 9.↩︎

  16. Voir Pierre BOURDIEU et al. Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie. Paris : Minuit, 1965.↩︎