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Le Grand Musée français

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« Art d’autoroute » est un projet mené de 2009 à 2015 par le graphiste Julien Lelièvre. Bénéficiant d’une allocation de recherche du Centre national des arts plastiques (CNAP), la recension photographique de soixante-et-onze œuvres d’art réparties le long du réseau autoroutier français offre un panorama de cet art autoroutier parfois décrié et souvent méconnu. Le photographe Éric Tabuchi fait l’éloge de l’inventaire, tout en questionnant notre rapport à l’art autoroutier : qu’est-ce qu’un art qui, s’adressant à tout le monde, ne plaît à personne ? Et comment s’en accommoder ? Il examine attentivement la rigueur d’une démarche qui déclenche des réflexions sensibles et construites et convoquent autant les souvenirs que la structuration critique de l’ensemble de ce « parc » qualifié de grand musée français par l’auteur. L’ouvrage « Art d’autoroute » (Building Books, 2019) restitue cette démarche photographique et accueille le texte.

In Julien LELIÈVRE. Art d’autoroute. Paris : Building Books, 2019, p. 19-22. 

Il y a peu d’ennui plus redoutable que celui procuré par les autoroutes françaises. C’est du moins le sentiment que j’éprouve lorsqu’il m’arrive de les emprunter. Et, s’il se peut qu’elles délivrent, au crépuscule notamment, des visions frôlant la plénitude, c’est toujours dans un état d’esprit proche de la résignation que je m’y engage. Indéniablement, la route, si importante dans mon travail, possède en l’autoroute son antithèse absolue, que je m’efforce d’éviter.

Il n’empêche, mon aversion importe peu et je suis parfaitement capable de m’en abstraire pour trouver l’entreprise menée par Julien Lelièvre Fig. 1aFig. 1bFig. 1c à la fois admirable, si l’on considère le temps et l’énergie consacrés à son aboutissement, et courageuse, quand on mesure le peu d’intérêt — voire même le dédain — que suscitent la commande publique en général et l’art autoroutier en particulier. En ce sens, l’auteur de cet ouvrage fait partie de ces héros de l’ombre qui, dans une belle indifférence, s’attachent, solitaires, à conduire à leur terme des missions dont nul n’attend que quelqu’un les accomplisse. Il faut, je crois, être mû par une force qui dépasse l’abnégation pour relever ce genre de défi et aussi être un peu fou pour imaginer réhabiliter un art aussi largement déconsidéré. Bien sûr, en faisant cet éloge, ce sont un peu des louanges que je m’adresse puisque, à certains égards, ma pratique, par sa dimension obsessionnelle et un goût certain pour les objets déclassés, peut se comparer avec celle de Julien Lelièvre.

Mais revenons à l’autoroute, ce monde à part, métaphore parfaite du progrès en ce sens qu’inéluctablement, comme lui, elle avance. Progrès donc, mais, pour qui cherche à éprouver une sensation de liberté en parcourant le paysage, il s’apparente à un huis clos dont, une fois passée la barrière de péage puis atteinte la vitesse de croisière, il faudra supporter le caractère aliénant. Paradoxalement, puisqu’il s’agit de déplacement, peu de lieux sont moins propices à l’évasion que l’autoroute. Nulle fantaisie, nulle surprise ni rencontre ne peut ni ne doit, d’ailleurs, y trouver place. L’autoroute est une parenthèse à l’intérieur de laquelle rien ne saurait advenir. Alors, probablement dans le but d’en adoucir la dimension totalitaire, à moins qu’il ne s’agisse au contraire d’en célébrer la toute-puissance (on ne sait jamais trop quel sens donner à la commande publique), les autorités en charge de planifier les infrastructures ont disposé, ici et là, de monumentales sculptures dont les formes, alternant courbes et pointes, comme on le dirait de la carotte et du bâton, évoquent autant les terroirs traversés qu’elles vantent les valeurs de progrès qui lui sont associées. Dans cet univers clos où pragmatisme et fonctionnalité s’additionnent, il n’est pas simple de faire surgir le symbolique et le beau en ce qu’ils ont d’inutile et de difficilement quantifiable. L’autoroute comme solution à l’équation vitesse/sécurité pouvait tout à fait se passer de la présence irrationnelle d’un art qui, rompant avec la tradition, ne célèbre ni la victoire d’une armée, ni la mémoire de nos héros, ni même la gloire d’un inventeur ou d’un poète. Mais, pour des raisons qui relèvent certainement de ce désir de domination qu’éprouve le technique à l’égard du sensible, il fallait faire à l’art une place, dans le rôle du faire-valoir, sur les bas-côtés et les aires de repos. Un art gratuit pour autoroute payante, en quelque sorte.

Ma mère, ultime argument lors des longs trajets de l’enfance, avait pour habitude de nous dire, quand la mauvaise humeur gagnait l’arrière du break familial, « seuls les imbéciles s’ennuient ». Quoiqu’excessive, cette sentence n’a plus quitté mon esprit, excepté, et je n’en suis pas fier, sur autoroute. Là, rien à faire, je suis cet imbécile qui s’ennuie. Pour moi qui aime le désordre des routes nationales, la possibilité qu’elles offrent d’accueillir l’inattendu, j’ai l’impression que l’autoroute constitue une expérience trop cérébrale, trop introspective, que je ne possède ni la sagesse ni la spiritualité requises pour en apprécier la métaphysique. Immobile derrière le volant quoique fendant l’air à la vitesse inespérée de 130 kilomètres-heure, je me sens invariablement l’otage d’un film expérimental, d’un long plan séquence reliant Paris à Lyon, Metz ou Limoges qu’il me faut regarder du début à la fin car, dans ce cinéma — qui malgré tout demeure celui du réel —, pas question de s’endormir.

Dès lors, contre l’engourdissement se met en place un système de défense, une stratégie de résistance qui va consister à faire du moindre stimulus visuel un événement suffisant à maintenir l’état de veille. Les petites plaques sur le terre-plein central qui égrainent les kilomètres, les alignements d’éoliennes, les logos à l’arrière des poids lourds, une construction au loin, tout ça entretenant une vigilance minimum. Dans cet attirail de signaux disparates, l’art autoroutier devrait selon toute logique occuper une place de choix mais, curieusement, les œuvres se trouvant, à de rares exceptions près (je pense notamment à ces figures géométriques colorées qui ponctuent les talus de l’A4 après Reims Fig. 2 Fig. 3aFig. 3bFig. 3c), à proximité des péages ou sur les aires de repos, elles ne procurent pas l’excitation adéquate au moment souhaitable. Certainement n’est-ce pas là leur rôle.

De la même façon que sur l’autoroute, très vite, ma pensée vagabonde, voici que je m’égare. J’entends Autobahn, le chef-d’œuvre de Kraftwerk, ce long morceau qui emplissait la face A du vinyle éponyme. N’ayant jamais eu de voiture assez silencieuse pour écouter confortablement de la musique, je n’ai pas fait l’expérience de rouler sur l’A7 par exemple avec pour bande-son la rythmique hypnotique du groupe de Düsseldorf. Une expérience de l’autoroute au carré qu’aurait pu compléter un dispositif optique de Vasarely Fig. 4. Concernant Kraftwerk, je n’ai jamais vraiment élucidé la question de l’ironie dans leur œuvre mais il me semble que l’art d’autoroute, dans sa manière de glorifier le progrès, n’est pas si loin de titres comme Radio-Activity ou TransEurope Express.

Et les sculptures dans tout ça ? Il me faut être sincère, la principale attirance que j’éprouve à leur égard provient en grande partie de l’indifférence voire de l’hostilité qu’elles suscitent chez le plus grand nombre ; je dois bien l’admettre, leur qualité à mes yeux tient dans l’unanimité qu’elles parviennent à faire contre elles, autant chez le grand public qu’auprès des spécialistes. Au fond, l’art autoroutier pose une vraie question : qu’est-ce qu’un art qui, s’adressant à tout le monde, ne plaît à personne ? Et comment s’en accommoder ? Je ne suis pas en mesure d’apporter la moindre réponse ; du reste, peu importe car le temps des autoroutes et de l’art qui va avec est démodé : les réseaux sont désormais transnationaux ou globaux et nos automobiles des TGV ou des Airbus. Certes, le phénomène est encore diffus mais il se précise, et c’est en cela que l’ouvrage de Julien Lelièvre est visionnaire car il fige dans son exhaustivité une époque qui appartiendra bientôt au passé. Avec rigueur, l’auteur entérine ce que nous pressentons déjà : le réseau autoroutier, avec son langage artistique discutable c’est possible, rejoindra d’ici peu le Grand Musée français. Son livre en constitue, d’une certaine façon, le premier jalon.

Alors anticipons : nous voici en 2030. Dans ce futur proche, au même titre que la route des vins du Médoc ou des châteaux de la Loire, le touriste, toujours avide de nouveauté, pourra visiter les 71 sites répertoriés ici. Différents circuits, « Découverte » ou « Initié », « Week-end » ou « Grand tour », « Économique » ou « Prestige », seront proposés par des agences spécialisées. Des brochures attrayantes en vanteront la diversité, l’intérêt culturel et l’exotisme. À l’ère du loisir généralisé, on viendra de loin visiter nos aires de repos, découvrir la qualité du génie civil à la française, admirer l’audace d’œuvres habilement mises en valeur dans des environnements parfaitement sécurisés et l’autoroute, devenue à la fois parc à thème et musée à ciel ouvert, retrouvera un lustre dans lequel l’ennui, j’en suis convaincu, n’aura plus cours.