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Images de l’inaccessible des Combarelles à la Nasa.

Sur l’insondable représentation des époques par elles-mêmes.

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En 1977, la NASA envoie dans l’espace le « Golden Record », un disque embarqué à bord de la navette Voyager, dont la lecture est destinée à des êtres situés loin dans le temps et l’espace. Dans le livre « Les Combarelles » (2017), Michel Jullien met en parallèle avec les gravures de la grotte des Combarelles, et plus généralement l’art rupestre ce projet de la NASA. Des Aliens rencontrent et déchiffrent les images du Golden Record, ils décident de faire un détour vers notre planète. Ils s’en sont fait une idée et savent où s’arrêter. Ces images font échos aux panneaux d’animation culturelle et touristique. Utilisant l’expérience que certains ont fait en décodant le signal audio gravé sur le Golden Record pour redonner aux images leur matérialité picturale, l’auteur montre que ces images dessinent des lieux et des activités dont la compréhension est sans doute aussi difficile que l’est celle de l’art pariétal pour nous.

En 1977, la NASA envoie dans l’espace un disque intitulé Voyager Golden Record dont la lecture est destinée à des êtres, doués ou non de raison, situés loin dans le temps et l’espace. Quels ont été les questions et les débats qui ont alors animé l’équipe dirigée par Carl Sagan, en charge de la sélection des sons et images qu’il contient ? S’il est facile aujourd’hui, grâce à Internet, de consulter l’ensemble des contenus du Golden Record, d’en écouter les sons, paroles, morceaux de musique et de regarder les 116 images encodées à sa surface, il est moins aisé d’imaginer comment des extra-terrestres percevraient ces Sounds et Images of Earth. Certains1 se sont prêtés, ces dernières années, à la première action à laquelle devraient se confronter des extra-terrestres en interceptant le disque : décoder le signal audio gravé dessus pour redonner aux images leur matérialité picturales2 Fig. 1aFig. 1bFig. 1cFig. 1dFig. 1eFig. 1fFig. 1gFig. 1hFig. 1i et Fig. 1j. Le processus très technique – rien n’assure en passant que l’espace extra-terrestre dispose d’un ingénieur capable de l’appliquer – nous donne à voir des images floues. Ainsi les interférences liées à la technique d’encodage-décodage renforcent-elles la mise à distance de ces images datant des années 1970, reflets de la culture américaines de leurs « auteurs », ayant déjà le grain propre à l’imaginaire de la science-fiction de cette époque.

Imaginons un instant que quelques Aliens bien disposés et astucieux rencontrent ces images lancées à pleine vitesse dans l’Univers. Ils sont eux-mêmes embarqués dans leur vaisseau, sur une autoroute interstellaire, et décident de faire le détour vers notre planète, tout à fait digne, à leurs yeux, d’une pause sur le trajet qui les mène vers une galaxie lointaine. Ils se sont fait une idée de la Terre grâce au Golden Record : ils savent où s’arrêter : ils en ont vu les paysages. Mais qu’ont-ils imaginé grâce aux autres photographies qui représentent des hommes et des femmes occupés à différentes activités, au travail ou dans un environnement domestique ? Sans connaître les coutumes propres aux humains, certaines images sont, même pour nous, quelquefois bien étranges. Il y a aussi ces représentations schématiques, scientifiques, conventionnelles : des dessins géométriques, des nombres, des silhouettes. Ensemble, ces 116 vues de la Terre composent une vision forcément étriquée de nous, de nos vies et de nos lieux. Ces visiteurs, seraient-ils heureux ou déçus d’avoir fait le détour ?

Dans le livre Les Combarelles3 Fig. 2, Michel Jullien met en parallèle ce projet de la NASA avec les gravures de la grotte des Combarelles et, plus généralement, avec l’art rupestre. Comme ces images reçues de notre lointain passé, celles du Golden Record dessinent des lieux et des activités dont la compréhension serait bien difficile pour des lecteurs si loin de nous, mais notre filiation avec les peintres des grottes ornées nous aide sûrement à y voir quelque chose. Après tout, nous y reconnaissons des animaux, des êtres humains, des gestes répétés dans notre longue histoire. À la différence des dessins et des gravures des grottes, les représentations du Golden Record ont été pensées pour l’altérité, sélectionnées avec l’intention de leur voyage. Autrement dit, elles ont une fonction : elles dressent le portrait de la Terre. Celles des grottes n’ont pas cette fonction. Quels étaient leurs usages ? Quelles étaient les intentions des peintres du paléolithique ? Nous n’en savons et n’en saurons jamais rien avec certitude. Il est cependant difficile d’imaginer qu’elles aient été pensées pour communiquer avec nous, quelques dizaines de milliers d’années plus tard. Malgré tout, elles sont arrivées jusqu’à nous et nous tentons depuis de les décoder pour connaître un peu mieux ce lointain inaccessible.

Ces quelques remarques ouvrent une perspective nouvelle pour le sujet qui occupe depuis dix ans l’atelier de recherche Genius loci de l’isdaT, à savoir les panneaux d’animation culturelle et touristique. Il y a une similitude dans le caractère irréalisable de ces images. Le document qui a initié les panneaux marron, l’Étude de signalisation-animation pour les autoroutes A7 et A9 rédigée par l’urbaniste Henri Nardin pour la Société de l’autoroute de la vallée du Rhône en 1973, assume d’ailleurs cette relation particulière de la représentation à ce qu’elle représente : « Le touriste, plus particulièrement étranger, doit pouvoir également participer à “l’espace culturel” que lui ouvre l’autoroute, l’essentiel n’étant pas tellement d’ailleurs l’accessibilité proprement dite à cet espace, que le sentiment de pouvoir y accéder »4. Il n’est pas nécessaire pour Nardin que ce qui est représenté sur un panneau soit vécu au-delà de son évocation. Il n’est pas moins certain que nous puissions voyager dans le temps pour rencontrer nos lointains aïeux, ou encore que des extra-terrestres atteignent un jour la Terre pour une visite touristique.

Pour le voyageur autoroutier ou interstellaire comme pour le visiteur de la grotte, le spectacle offert par ces évocations visuelles forme le portrait incomplet d’un ailleurs potentiel mais plus sûrement non réalisé. Ce portrait est-il suffisant pour se figurer la complexité du monde qu’il cache ? Loin de croire naïvement à cette suffisance, le conducteur et ses passagers, comme le visiteur, ne peuvent malgré tout que subir le nombre restreint des images qu’ils voient à travers la fenêtre de leur véhicule et la compréhension partielle qu’elles offrent du paysage. Mais cette lecture tronquée est à mesurer à la variété des sujets et des modes de représentation. Mélange de signes abstraits ou symboliques et de représentations plus figuratives, toutes ces images multiplient les entrées. Prenons une situation commune à nos trois ensembles iconographiques : celle de la chasse. Dans les grottes, les signes abstraits côtoient les dessins d’animaux et de personnages, peintures et gravures se complètent. Sur le Golden Record, l’image 61 présente les silhouettes dessinées de bushman à la chasse au gibier, l’image 62 en est la photographie originale, on voit sur l’image 59 les animaux traqués en train de boire. Ces trois clichés forment une séquence qui, si elle ne dévoile pas tout de la pratique de la chasse, tente par des voies diverses d’en délivrer une image. Les panneaux autoroutiers d’animation de l’atelier de Widmer, quant à eux, figurent bien les silhouettes animales des gibiers des territoires traversés, mais là, nulle trace du chasseur et encore moins de l’histoire de ces chasses. L’absence du chasseur ou de l’acte de la chasse nous ferait presque penser que toute représentation animale est celle d’un gibier potentiel. Si le type d’images visibles sur le bord des autoroutes s’est diversifié, depuis les pictogrammes des premiers panneaux jusqu’aux illustrations photoréalistes de ces dernières années, dressant alors peut-être un portrait plus fin des paysages traversés et des activités qui s’y déroulent, ces images sont pour autant incapables de révéler la complexité des lieux et des vies qu’abritent les paysages.

Pas loin du village de Cabrerets, un grand panneau marron indique la grotte du Pech Merle Fig. 3. On y voit la célèbre peinture dite des « chevaux ponctués ». Image devenue image, elle incarne là toute son incapacité à nous partager, d’une part, la vie des peintres qui ont occupé successivement la grotte et, d’autre part, la situation nouvelle que cette découverte et sa mise en tourisme ont créée à Cabrerets. Surface opaque sans profondeur, le panneau marron des « chevaux ponctués » suffit-il au conducteur pour participer à cet « espace culturel » ?

Locution : On usait d’un non-sens il y a peu, générique, et je crois qu’on en use toujours volontiers : « les grottes préhistoriques ». Avec leur âge géologique, désignées bien avant que n’éclose le premier œuf de dinosaure, les Combarelles et autres cavernes des Eyzies s’enracinent dans l’Oligocène, trente millions d’années au compteur, diablement débrouillardes, seules, autonomes avant que leurs murs usés des millénaires ne fussent rafraîchis d’un coup de jeune, lardés de zigouigouis et de couleurs par des visiteurs du Paléolithique supérieur. Si bien que ces lieux façonnés de longtemps étaient déjà très largement préhistoriques à ces gens. Le temps des Combarelles coiffe de beaucoup nos origines, aussi cette formule de « grottes préhistoriques » équivaut-elle à réduire la vie d’un cheval à la seconde où il cligne de l’œil pour chasser un taon posé sur ses cils. Supposons qu’on découvre demain une cavité voisine des Combarelles, contemporaine de formation mais vierge, qu’aucun homme du passé n’aurait parcourue. Alors la nommerait-on « grotte » et non plus « grotte préhistorique ». Le passage de l’homme change tout, renverse les acceptions, définit les espaces, les durées, n’eut-il laissé qu’une infime inscription quelque part. Si l’eau était capable d’inscrire la mémoire, il y aurait des mers préhistoriques, des lacs, des flaques préhistoriques, et d’autres non. Pour les grottes brièvement investies par des peintres anciens, il faudrait recourir non plus à une ellipse mais à une phrase complète, par exemple : « Les grottes telles qu’elles furent fréquentées et décorées par l’Homo sapiens entre moins 35000 et moins 10000 ans. » C’est bien trop long, alors va pour les « grottes préhistoriques », quoique l’expression les desserve. Elle brouille l’échelle du temps, elle ramène confusément les grottes et leurs décorateurs à une même genèse, comme s’ils étaient de mèche de toute éternité, elle confond le geste géologique à celui de l’homme, l’aléa et le progrès, le hasard brut et la nécessité cognitive et, partant, ne fait que renforcer l’incompréhensible rapport entre l’image et la paroi.


  1. Parmi eux, on peut citer Ron Barry, qui a mis à disposition sur un cloud les images publiées au sein de cet article.↩︎

  2. Voir l’article détaillé sur le processus, consulté le 22 mai 2023.↩︎

  3. Michel JULLIEN. Les Combarelles. Paris : L’écarquillé, 2017.↩︎

  4. Henri NARDIN, Étude de signalisation-animation pour les autoroutes A7 et A9, 1973, p 1.↩︎