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L’établi : premier jour sur la chaîne

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En 1968 (après avoir pris part aux soulèvements populaires de mai), l’écrivain et sociologue Robert Linhart travaille pendant un an comme O.S.2 (ouvrier spécialisé) dans l’usine Citroën de la porte de Choisy à Paris. Dans l’extrait de L’établi – ouvrage qu’il tire de cette expérience –, il raconte sa première journée à l’usine, ses sensations, ses premières observations et impressions. Bien loin de la précipitation qu’il se figurait, c’est une sorte de monotonie résignée qui l’attend. Rien n’est saccadé, vif, tout est lent et continu et semble anesthésié. Cette apparente lenteur, incarnée par des ouvriers aux mouvements tranquilles se révèle en fait rythmée par des temps incroyablement serrés. Affecté au 86, l’atelier de soudure, il observe les frontières invisibles limitant les aires d’opération des différents ouvriers, les tactiques de travail qu’ils mettent en place. Ce qui parait aux premiers abords comme une mécanique humaine homogène révèle en réalité une diversité d’attitudes et de fonctionnements. Il évoque aussi la simplicité de l’embauche, qui apparait elle-même comme un travail à la chaîne, le racisme apparent dans l’affectation des postes, ainsi que la difficulté à apprendre le métier, à se faire aux gestes et aux enchaînements de mouvements. « Quel esprit, quel corps peut accepter sans un mouvement de révolte de s'asservir à ce rythme anéantissant, contre nature, de la chaîne ? »

Robert LINHART. L’établi. Paris : Éditions de Minuit, 1981, p. 9-26.
Intertitres de l’équipe rédactionnelle.

Une monotonie résignée

« Montre-lui, Mouloud. »

L’homme en blouse blanche (le contremaître Gravier, me dira-t-on) me plante là et disparaît, affairé, vers sa cage vitrée.

Je regarde l’ouvrier qui travaille. Je regarde l’atelier. Je regarde la chaîne. Personne ne me dit rien. Mouloud ne s’occupe pas de moi. Le contremaître est parti. J’observe, au hasard : Mouloud, les carcasses de 2 CV qui passent devant nous, les autres ouvriers.

La chaîne ne correspond pas à l’image que je m’en étais faite. Je me figurais une alternance nette de déplacements et d’arrêts devant chaque poste de travail : une voiture fait quelques mètres, s’arrête, l’ouvrier opère, la voiture repart, une autre s’arrête, nouvelle opération, etc. Je me représentais la chose à un rythme rapide — celui des « cadences infernales » dont parlent les tracts. « La chaîne » : ces mots évoquaient un enchaînement, saccadé et vif.

La première impression est, au contraire, celle d’un mouvement lent mais continu de toutes les voitures. Quant aux opérations, elles me paraissent faites avec une sorte de monotonie résignée, mais sans la précipitation à laquelle je m’attendais. C’est comme un long glissement glauque, et il s’en dégage, au bout d’un certain temps, une sorte de somnolence, scandée de sons, de chocs, d’éclairs, cycliquement répétés mais réguliers. L’informe musique de la chaîne, le glissement des carcasses grises de tôle crue, la routine des gestes : je me sens progressivement enveloppé, anesthésié. Le temps s’arrête.

Trois sensations délimitent cet univers nouveau. L’odeur : une âpre odeur de fer brûlé, de poussière de ferraille. Le bruit : les vrilles, les rugissements des chalumeaux, le martèlement des tôles. Et la grisaille : tout est gris, les murs de l’atelier, les carcasses métalliques des 2 CV, les combinaisons et les vêtements de travail des ouvriers. Leur visage même paraît gris, comme si s’était inscrit sur leurs traits le reflet blafard des carrosseries qui défilent devant eux.

L’atelier de soudure, où l’on vient de m’affecter (« Mettez-le voir au 86 », avait dit l’agent de secteur) est assez petit. Une trentaine de postes, disposés le long d’une chaîne en demi-cercle. Les 2 CV arrivent sous forme de carrosseries clouées, simples assemblages de bouts de ferraille : ici, on soude les morceaux d’acier les uns aux autres, on efface les jointures, on recouvre les raccords ; c’est encore un squelette gris (une « caisse ») qui quitte l’atelier, mais un squelette qui paraît désormais fait d’une seule pièce. La caisse est prête pour les bains chimiques, la peinture et la suite du montage.

La chaine

Je détaille les étapes du travail.

Le poste d’entrée de l’atelier est tenu par un pontonnier. Avec son engin, il fait monter chaque carcasse de la cour accrochée à un filin (nous sommes au premier étage, ou plutôt sur une espèce d’entresol dont un des côtés est ouvert) et il la dépose — brutalement — en début de chaîne sur un plateau qu’il amarre à un des gros crochets qu’on voit avancer lentement à ras du sol, espacés d’un ou deux mètres, et qui constituent la partie émergée de cet engrenage en mouvement permanent qu’on appelle « la chaîne ». À côté du pontonnier, un homme en blouse bleue surveille le début de chaîne et, par moments, intervient pour accélérer les opérations : « Allez, vas-y, accroche maintenant ! » À plusieurs reprises au cours de la journée, je le verrai à cet endroit, pressant le pontonnier d’engouffrer plus de voitures dans le circuit. On m’apprendra que c’est Antoine, le chef d’équipe. C’est un Corse, petit et nerveux. « Il fait beaucoup de bruit, mais ce n’est pas le mauvais gars. Ce qu’il y a, c’est qu’il a peur de Gravier, le contre-maître. »

Le fracas d’arrivée d’une nouvelle carrosserie toutes les trois ou quatre minutes scande en fait le rythme du travail.

Une fois accrochée à la chaîne, la carrosserie commence son arc de cercle, passant successivement devant chaque poste de soudure ou d’opération complémentaire : limage, ponçage, martelage. Comme je l’ai dit, c’est un mouvement continu, et qui paraît lent : la chaîne donne presque une illusion d’immobilité au premier coup d’œil, et il faut fixer du regard une voiture précise pour la voir se déplacer, glisser progressivement d’un poste à l’autre. Comme il n’y a pas d’arrêt, c’est aux ouvriers de se mouvoir pour accompagner la voiture le temps de l’opération. Chacun a ainsi, pour les gestes qui lui sont impartis, une aire bien définie quoiqu’aux frontières invisibles : dès qu’une voiture y entre, il décroche son chalumeau, empoigne son fer à souder, prend son marteau ou sa lime et se met au travail. Quelques chocs, quelques éclairs, les points de soudure sont faits, et déjà la voiture est en train de sortir des trois ou quatre mètres du poste. Et déjà la voiture suivante entre dans l’aire d’opération. Et l’ouvrier recommence. Parfois, s’il a travaillé vite, il lui reste quelques secondes de répit avant qu’une nouvelle voiture se présente : ou bien il en profite pour souffler un instant, ou bien, au contraire, intensifiant son effort, il « remonte la chaîne » de façon à accumuler un peu d’avance, c’est-à-dire qu’il travaille en amont de son aire normale, en même temps que l’ouvrier du poste précédent. Et quand il aura amassé, au bout d’une heure ou deux, le fabuleux capital de deux ou trois minutes d’avance, il le consommera le temps d’une cigarette — voluptueux rentier qui regarde passer sa carrosserie déjà soudée, les mains dans les poches pendant que les autres travaillent. Bonheur éphémère : la voiture suivante se présente déjà ; il va falloir la travailler à son poste normal cette fois, et la course recommence pour gagner un mètre, deux mètres, et « remonter » dans l’espoir d’une cigarette paisible. Si, au contraire, l’ouvrier travaille trop lentement, il « coule », c’est-à-dire qu’il se trouve progressivement déporté en aval de son poste, continuant son opération alors que l’ouvrier suivant a déjà commencé la sienne. Il lui faut alors forcer le rythme pour essayer de remonter. Et le lent glissement des voitures, qui me paraissait si proche de l’immobilité, apparaît aussi implacable que le déferlement d’un torrent qu’on ne parvient pas à endiguer : cinquante centimètres de perdus, un mètre, trente secondes de retard sans doute, cette jointure rebelle, la voiture qu’on suit trop loin, et la nouvelle qui s’est déjà présentée au début normal du poste, qui avance de sa régularité stupide de masse inerte, qui est déjà à moitié chemin avant qu’on ait pu y toucher, que l’on va commencer alors qu’elle est presque sortie et passée au poste suivant : accumulation des retards. C’est ce qu’on appelle « couler » et, parfois, c’est aussi angoissant qu’une noyade.

Cette vie de la chaîne, je l’apprendrai par la suite, au fil des semaines. En ce premier jour, je la devine à peine : par la tension d’un visage, par l’énervement d’un geste, par l’anxiété d’un regard jeté vers la carrosserie qui se présente quand la précédente n’est pas finie. Déjà, en observant les ouvriers l’un après l’autre, je commence à distinguer une diversité dans ce qui, au premier coup d’œil, ressemblait à une mécanique humaine homogène : l’un mesuré et précis, l’autre débordé et en sueur, les avances, les retards, les minuscules tactiques de poste, ceux qui posent leurs outils entre chaque voiture et ceux qui les gardent à la main, les « décrochages »… Et, toujours, ce lent glissement implacable de la 2 CV qui se construit, minute après minute, geste par geste, opération par opération. Le poinçon. Les éclairs. Les vrilles. Le fer brûlé.

Son circuit achevé à la fin de l’arc de cercle, la carrosserie est enlevée de son plateau et engloutie dans un tunnel roulant qui l’emporte vers la peinture. Et le fracas d’une nouvelle caisse en début de chaîne annonce sa remplaçante.

« Je ne suis pas une machine ! »

Dans les interstices de ce glissement gris, j’entrevois une guerre d’usure de la mort contre la vie et de la vie contre la mort. La mort : l’engrenage de la chaîne, l’imperturbable glissement des voitures, la répétition de gestes identiques, la tâche jamais achevée. Une voiture est-elle faite ? La suivante ne l’est pas, et elle a déjà pris la place, dessoudée précisément là où on vient de souder, rugueuse précisément à l’endroit que l’on vient de polir. Faite, la soudure ? Non, à faire. Faite pour de bon, cette fois-ci ? Non, à faire à nouveau, toujours à faire, jamais faite — comme s’il n’y avait plus de mouvement, ni d’effet des gestes, ni de changement, mais seulement un simulacre absurde de travail, qui se déferait aussitôt achevé, sous l’effet de quelque malédiction. Et si l’on se disait que rien n’a aucune importance, qu’il suffit de s’habituer à faire les mêmes gestes d’une façon toujours identique, dans un temps toujours identique, en n’aspirant plus qu’à la perfection placide de la machine ? Tentation de la mort. Mais la vie se rebiffe et résiste. L’organisme résiste. Les muscles résistent. Les nerfs résistent. Quelque chose, dans le corps et dans la tête, s’arc-boute contre la répétition et le néant. La vie : un geste plus rapide, un bras qui retombe à contretemps, un pas plus lent, une bouffée d’irrégularité, un faux mouvement, la « remontée », le « coulage », la tactique de poste ; tout ce par quoi, dans ce dérisoire carré de résistance contre l’éternité vide qu’est le poste de travail, il y a encore des événements, même minuscules, il y a encore un temps, même monstrueusement étiré. Cette maladresse, ce déplacement superflu, cette accélération soudaine, cette soudure ratée, cette main qui s’y reprend à deux fois, cette grimace, ce « décrochage », c’est la vie qui s’accroche. Tout ce qui, en chacun des hommes de la chaîne, hurle silencieusement : « Je ne suis pas une machine ! »

Justement, deux postes après celui de Mouloud, un ouvrier — algérien aussi, mais aux traits plus marqués, presque asiatiques — est en train de « couler ». Il s’est progressivement déporté vers le poste suivant. Il s’énerve sur ses quatre points de soudure. Je vois ses gestes plus agités, le mouvement rapide du chalumeau. Soudain, il en a assez. Il crie (au pontonnier) : « Ho, moins vite, là, arrête un peu les caisses, ça va pas ! » Et il décroche le plateau de la voiture sur laquelle il travaille, l’immobilisant ainsi jusqu’au crochet suivant qui la reprendra quelques secondes après. Les ouvriers des postes précédents décrochent à leur tour pour éviter un carambolage des caisses. On souffle un instant. Cela fait un trou de quelques mètres sur la chaîne — un espacement un peu plus grand que les autres — mais l’Algérien a remonté son retard. Cette fois, Antoine, le chef d’équipe, ne dit rien : il a « bourré » à fond depuis une heure, et il a trois ou quatre voitures d’avance. Mais d’autres fois il intervient, harcèle l’ouvrier qui « coule », l’empêche de décrocher ou, si c’est déjà fait, accourt raccrocher le plateau à sa place initiale.

Il a fallu cet incident pour que je réalise à quel point les temps sont serrés. Pourtant, la marche des voitures paraît lente et, en général, il n’y a pas de précipitation apparente dans les gestes des ouvriers.

L’embauche

Me voici donc à l’usine. « Établi ». L’embauche a été plus facile que je ne l’avais pensé. J’avais soigneusement composé mon histoire : commis dans l’épicerie d’un oncle imaginaire à Orléans, puis manutentionnaire un an (certificat de travail de complaisance), service militaire dans le Génie à Avignon (j’ai récité celui d’un camarade ouvrier de mon âge et prétendu avoir perdu mon livret). Pas de diplôme. Non, même pas le B.E.P.C. Je pouvais passer pour un Parisien d’origine provinciale perdu dans la capitale et qu’une ruine familiale contraint à l’usine. Je répondis brièvement aux questions, taciturne et inquiet. Ma piètre mine ne devait pas détonner dans l’allure générale du lot des nouveaux embauchés. Elle n’était pas de composition : le laminage des convulsions de l’après-mai 68 — un été de déchirements et de querelles — était encore inscrit sur mes traits, comme d’autres, parmi mes compagnons, portaient la marque visible de la dureté de leurs conditions de vie. On n’en mène pas large quand on vient quémander un tout petit emploi manuel — juste de quoi manger, s’il vous plaît —et qu’on répond timidement « rien » aux questions sur les diplômes, les qualifications, sur ce qu’on sait faire de particulier. Je pouvais lire sur les yeux de mes camarades de la file d’embauche, tous immigrés, l’humiliation de ce « rien ». Quant à moi, j’avais l’air suffisamment accablé pour faire un candidat ouvrier insoupçonnable. Monsieur l’Embaucheur a dû penser : « Tiens, un demi-campagnard un peu ahuri, c’est bon, ça ; ça ne fera pas d’histoires. » Et il m’a donné mon bon pour la visite médicale. Au suivant. D’ailleurs, pourquoi l’embauche d’un ouvrier à la chaîne serait-elle une opération compliquée ? Idée d’intellectuel, habitué à des recrutements complexes, des étalages de titres, des « profils de poste ». Ça, c’est quand on est quelqu’un. Mais quand on n’est personne ? Ici, tout va très vite : deux bras, c’est vite jaugé ! Visite médicale éclair, avec la petite troupe d’immigrés. Quelques mouvements musculaires. Radio. Pesage. Déjà l’ambiance (« Mets-toi là », « Torse nu ! », « Dépêchez-vous, là-bas ! »). Un médecin qui fait quelques croix sur une fiche. Ça y est. Bon pour le service Citroën. Au suivant.

Moment favorable : en ce début de septembre 1968, Citroën dévore de la main-d’œuvre. La production marche fort et on comble les trous que le mois d’août a creusé dans l’effectif des immigrés : certains ne sont pas revenus de leur congé lointain, d’autres rentreront en retard et apprendront, désespérés, qu’ils sont licenciés (« On s’en fout, de tes histoires de vieille mère malade, du balai ! »), déjà remplacés. On remplace sec. De toute façon, Citroën travaille dans l’instable : vite entré, vite sorti. Durée moyenne d’un ouvrier chez Citroën : un an. « Un turn over élevé », disent les sociologues. En clair : ça défile. Et pour moi, pas de problème : happé par la fournée entrante.

J’ai quitté le bureau d’embauche de Javel le vendredi, muni d’un papier : affecté à l’usine de la porte de Choisy. « Présentez-vous lundi matin, sept heures, à l’agent de secteur. » Et, ce lundi matin, les 2 CV qui défilent dans l’atelier de soudure.

Mouloud

Mouloud ne dit toujours rien. Je le regarde travailler. Ça n’a pas l’air trop difficile. Sur chaque carrosserie qui arrive, les parties métalliques qui constituent la courbure au-dessus de la fenêtre avant sont juxtaposées et clouées mais laissent apparaître un interstice. Le travail de Mouloud est de faire disparaître cet interstice. Il prend de la main gauche un bâton d’une matière brillante ; de la main droite, un chalumeau. Coup de flamme. Une partie du bâton fond en un petit tas de matière molle sur la jointure des plaques de tôle : Mouloud étend soigneusement cette matière, à l’aide d’une palette de bois qu’il a saisie aussitôt après avoir reposé le chalumeau. La fissure disparaît : la partie métallique au-dessus de la fenêtre semble ne plus se composer que d’un seul tenant. Mouloud a accompagné la voiture sur deux mètres ; il l’abandonne le travail fait et revient à son poste, à son point de station, attendre la suivante. Mouloud travaille assez rapidement pour avoir un battement de quelques secondes entre chaque voiture, mais il n’en profite pas pour « remonter ». Il préfère attendre. Voici une nouvelle carrosserie. Bâton brillant, coup de chalumeau, la palette, quelques coups vers la gauche, vers la droite, de bas en haut… Mouloud marche en travaillant sur la voiture. Un dernier frottement de palette : la soudure est lisse. Mouloud revient vers moi. Une nouvelle carrosserie s’avance. Non, ça n’a pas l’air trop difficile : pourquoi ne me laisse-t-il pas essayer ?

La chaîne s’arrête. Les ouvriers sortent des casse-croûtes. « La pause », me dit Mouloud, « il est huit heures et quart ». Seulement ? Il m’a semblé que s’écoulaient des heures dans cet atelier gris, pris dans le glissement monotone des carrosseries et les éclairs blafards des chalumeaux. Cette interminable dérive de tôle, de ferraille en dehors du temps : une heure et quart seulement ?

Mouloud me propose de partager le morceau de pain qu’il a soigneusement défait d’un empaquetage de papier journal. « Non, merci. Je n’ai pas faim.

— Tu viens d’où ?

— De Paris.

— C’est ton premier boulot chez Citroën ?

— Oui, et même en usine.

— Ah bon. Moi, je suis Kabyle. J’ai la femme et les enfants là-bas. »

Il sort son portefeuille, montre une photo de famille jaunie. Je lui dis que je connais l’Algérie. Nous parlons des routes sinueuses de la Grande Kabylie et des falaises abruptes de la Petite Kabylie qui tombent dans la mer près de Collo. Les dix minutes ont passé. La chaîne repart. Mouloud empoigne le chalumeau et se dirige vers la première carrosserie qui s’avance.

Nous continuons à parler, par intermittence, entre deux voitures.

« Pour le moment, tu n’as qu’à regarder », me dit Mouloud. « Tu vois, c’est la soudure à l’étain. Le bâton, c’est l’étain. Il faut attraper le coup de main : si tu mets trop d’étain, ça fait une bosse sur la carrosserie et ça va pas. Si tu ne mets pas assez d’étain, ça recouvre pas le trou et ça va pas non plus. Regarde comment je fais, tu essayeras cet après-midi. » Et, après un silence : « Tu commenceras toujours assez tôt… »

Et nous parlons de la Kabylie, de l’Algérie, de la culture des oliviers, de la riche plaine de la Mitidja, des tracteurs et des labours, des récoltes inégales et du petit village de montagne où est restée la famille de Mouloud. Il envoie trois cents francs par mois, et il fait attention à ne pas trop dépenser pour lui-même. Ce mois-ci, il a du mal : un camarade algérien est mort, et les autres se sont cotisés pour payer le rapatriement du corps et envoyer un peu d’argent à la famille. Ça a fait un trou dans le budget de Mouloud, mais il est fier de la solidarité entre les Algériens et particulièrement entre les Kabyles. « Nous nous soutenons comme des frères. »

Mouloud doit avoir une quarantaine d’années. Une petite moustache, des tempes grises, la voix lente et posée. Il parle comme il travaille : avec précision et régularité. Pas de gestes superflus. Pas de mots superflus.

Les carrosseries défilent, Mouloud fait sa soudure. Chalumeau, étain, coups de palette. Chalumeau, étain, coups de palette.

Midi et quart. La cantine. Trois quarts d’heure pour manger. Quand je reviens à ma place, un peu avant une heure, Mouloud y est déjà. Je suis content de retrouver son visage, déjà familier, au milieu de cet atelier gris et sale, de ces ferrailles ternes.

Il n’est pas encore une heure : on attend la reprise. Un peu plus loin, un attroupement s’est formé autour de l’ouvrier algérien aux traits asiatiques que j’ai vu « couler » ce matin. « Hé, Sadok, fais voir ! Où tu l’as eu ? » Je m’approche. Sadok exhibe, hilare, une revue pornographique, danoise ou quelque chose comme ça. Sur la couverture, une fille suce un pénis en érection. C’est en gros plan, avec des couleurs agressives, réalistes. Je trouve ça très laid, mais Sadok a l’air ravi. Il l’a achetée à l’un des camionneurs qui, en même temps qu’ils transportent pour Citroën tôles, moteurs, pièces de machines, containers et voitures finies, alimentent l’usine en petits trafics de cigares, de cigarettes, d’objets divers.

Mouloud, qui a repéré d’un coup d’œil l’objet de toute cette agitation, ne se dérange pas. Quelqu’un lui lance : « Eh, Mouloud, viens voir de la fesse, ça fait du bien. » Il ne bouge pas, réplique : « Ça ne m’intéresse pas. » Et à moi, revenu près de lui, il dit, plus bas : « C’est pas bien. Moi, j’ai la femme et les enfants là-bas, en Kabylie. C’est pas comme Sadok. Lui, c’est un célibataire qui peut s’amuser. »

La revue porno dans la poussière de ferraille et la crasse des combinaisons grisâtres : impression pénible. Des fantasmes de prisonniers. Je suis content que Mouloud se tienne à l’écart.

« Allez, à toi maintenant »

Bruit de tôles, chacun regagne sa place, la chaîne redémarre. « Allez, à toi maintenant », me dit Mouloud. « Tu as vu comment il faut faire. » Et il me tend le chalumeau et le bâton d’étain.

« … Mais non ! Pas comme ça ! Et puis, mets les gants, tu vas te brûler. Ho ! attention au chalumeau ! Passe ! … »

C’est la dixième voiture sur laquelle je m’escrime en vain. Mouloud a beau faire, m’avertir, me guider la main, me passer l’étain, me tenir le chalumeau, je n’y arrive pas.

Là, j’inonde le métal d’étain pour avoir tenu le chalumeau trop près du bâton et trop longtemps : il ne reste plus à Mouloud qu’à racler le tout et à refaire l’opération précipitamment alors que la voiture est déjà presque sortie de notre zone. Là, je ne mets pas assez d’étain et le premier coup de palette fait réapparaître la fissure qu’il fallait recouvrir. Et quand, par miracle, j’ai fait couler une quantité à peu près convenable d’étain, je l’étends avec tant de maladresse — ah, cette maudite palette que mes doigts refusent obstinément de maîtriser ! — que la soudure prend des allures de montagnes russes, et qu’il y a un infâme bosselage là où Mouloud parvenait à réaliser une courbe parfaitement lisse.

Je m’embrouille dans l’ordre des opérations : il faut mettre les gants pour le coup de chalumeau, les enlever pour le coup de palette, ne pas toucher l’étain brûlant à main nue, tenir le bâton de la main gauche, le chalumeau de la main droite, la palette de la main droite, les gants qu’on vient d’enlever dans la main gauche, avec l’étain. Cela avait l’air évident, quand Mouloud le faisait, en gestes précis, coordonnés, successifs. Moi, je n’y arrive pas, c’est la panique : dix fois, je suis sur le point de me brûler et c’est un geste rapide de Mouloud qui écarte la flamme.

Chacune de mes soudures est à refaire. Mouloud me reprend les instruments et rattrape de justesse, trois mètres plus loin. Je suis en sueur et Mouloud commence à se fatiguer : son rythme est brisé. Il ne manifeste aucune impatience, continue à faire ce double travail — guider le mien, puis le refaire —, mais nous « coulons ». Nous glissons inéluctablement vers le poste suivant, nous commençons la nouvelle carrosserie avec un mètre de retard, puis deux mètres ; nous l’achevons, ou plutôt Mouloud l’achève, en hâte, trois ou quatre mètres plus loin, le câble du chalumeau tendu presque au maximum, au milieu des instruments du poste suivant. Plus j’essaye de faire vite, plus c’est la panique : je fais couler de l’étain partout, je laisse tomber la palette, je me retourne en menaçant Mouloud de la flamme de mon chalumeau, qu’il évite de justesse.

« Mais non, comme ça, tiens, regarde ! » Rien à faire. Mes doigts sont rétifs, ma maladresse incurable. Je m’épuise. Mes bras tremblent. Je presse trop fort avec la palette, je ne maîtrise pas mes mains, des gouttes de sueur commencent à me brouiller la vue. L’allure des carrosseries me paraît déchaînée, rien à faire pour remonter, Mouloud rattrape avec de plus en plus de mal.

« Écoute, ça sert à rien de t’affoler comme ça. Arrête un peu et regarde comment je fais. »

Mouloud me reprend les instruments et retrouve le rythme régulier de son travail, un peu plus rapide qu’auparavant, pour remonter progressivement le retard que nous avons pris : quelques centimètres à chaque carrosserie ; au bout d’une dizaine, il est presque revenu à sa place normale. Moi, je reprends mon souffle en le regardant faire. Ses gestes ont l’air si naturels ! Qu’ont ses mains, qui manque aux miennes ? Pourquoi ses bras et ses doigts savent-ils travailler, et pas les miens ? Une carrosserie : étain, chalumeau, coup de palette, et, à l’endroit où la courbure métallique était fendue, il y a maintenant une parfaite surface lisse. Pourquoi sait-il travailler et pas moi ?

La pause de trois heures et quart. Mouloud me la sacrifie. Les autres se dégourdissent les jambes, forment des groupes, bavardent, vont et viennent, s’assoient sur des fûts ou s’adossent aux carrosseries immobiles. Mouloud, lui, reprend ses explications. La voiture qui est devant notre poste ne bouge pas, c’est plus facile. Voilà à quelle distance il faut tenir le chalumeau. Et voici comment on pose les doigts sur la palette. Là. Appuyer le pouce pour envelopper l’arrondi du métal. Au milieu, il faut presser très légèrement, pour ne pas chasser l’étain, et, progressivement, il faut appuyer de plus en plus fort en s’éloignant : c’est comme ça qu’on obtient le dégradé. La palette d’abord vers la gauche, puis vers la droite. Puis un petit coup vers le haut, et un autre vers le bas. Mouloud refait le geste lentement : quatre fois, cinq fois. À moi maintenant : il guide ma main, dispose mes doigts contre le bois. Comme ça. Voilà. Bon, ça ira peut-être… Tout cela, ma tête croit le comprendre : mes mains obéiront-elles ?

Fin de la pause, reprise. Tintamarre de la chaîne. Une nouvelle carrosserie s’avance, lente et menaçante : il va falloir refaire les gestes pour de vrai. Vite, le chalumeau, ah non ! j’oubliais, les gants d’abord, où est l’étain ? Bon sang, qu’elle avance vite, déjà au milieu du parcours, un coup de flamme, merde ! trop d’étain, rattraper ça à la palette, il y en a partout… Mouloud me l’enlève des mains. Encore un essai… Non, ça ne va pas. Je suis consterné, je dois lancer à Mouloud un regard chaviré, il me dit : « T’en fais pas, va, c’est toujours un peu dur au début, repose-toi, laisse-moi faire. » Une nouvelle fois je suis sur le bord, à regarder, impuissant : la chaîne m’a rejeté. Pourtant, elle paraît avancer si lentement…

Mouloud renonce à me confier à nouveau les outils.

« Ça ira mieux demain, va, faut pas t’en faire. » Nous parlons de son propre commencement à ce poste, il y a longtemps : il a pris le coup de main assez vite, mais au début, ce n’est pas commode… Maintenant, il a une vieille expérience de la soudure à l’étain et il fait cela machinalement.

Tout est laid

Au fait, soudeur, j’ai entendu dire que c’est un métier. Quelle qualification a-t-il, Mouloud ? Je lui demande comment Citroën le classifie. « M. 2 », répond-il, laconique. Manœuvre.

Je m’étonne. Il n’est que manœuvre ? Ce n’est quand même pas si facile, la soudure à l’étain. Et moi qui ne sais rien faire, on m’a embauché comme « ouvrier spécialisé » (O.S. 2, dit le contrat) : O.S., dans la hiérarchie des pas-grand-chose, c’est pourtant au-dessus de manœuvre… Mouloud, visiblement, n’a pas envie de s’étendre. Je n’insiste pas. À la première occasion, je me renseignerai sur les principes de classification de Citroën. Quelques jours plus tard, un autre ouvrier me les donnera. Il y a six catégories d’ouvriers non qualifiés. De bas en haut : trois catégories de manœuvres (M. 1., M. 2, M. 3) ; trois catégories d’ouvriers spécialisés (O.S. 1, O.S. 2, O.S. 3). Quant à la répartition, elle se fait d’une façon tout à fait simple : elle est raciste. Les Noirs sont M. 1, tout en bas de l’échelle. Les Arabes sont M. 2 ou M. 3. Les Espagnols, les Portugais et les autres immigrés européens sont en général O.S. 1. Les Français sont, d’office, O.S. 2. Et on devient O.S. 3 à la tête du client, selon le bon vouloir des chefs. Voilà pourquoi je suis ouvrier spécialisé et Mouloud manœuvre, voilà pourquoi je gagne quelques centimes de plus par heure, quoique je sois incapable de faire son travail. Et après, on ira faire des statistiques subtiles sur la « grille des classifications », comme disent les spécialistes.

Voilà. Mouloud vient de finir sa dernière voiture. La cent quarante-huitième de la journée. Il est six heures moins le quart. La chaîne s’immobilise. Le bruit cesse. « Salut », me dit Mouloud, « à demain… Ne t’en fais pas, va, ça ira mieux. » Il file vers le vestiaire. Je reste un instant dans l’atelier qui se vide, la tête bourdonnante, les jambes incertaines. Quand je m’engage dans l’escalier, bon dernier, il n’y a plus personne en vue. Les lumières se sont éteintes et les carrosseries immobiles, masses sombres, attendent l’aube de la reprise.

Je rentre, éreinté et anxieux. Pourquoi tous mes membres sont-ils douloureux ? Pourquoi ai-je mal à l’épaule, aux cuisses ? Le chalumeau et la palette n’étaient pourtant pas si lourds à porter… Sans doute la répétition de mouvements identiques. Et la tension pour maîtriser ma maladresse. Et d’être resté debout tout ce temps : dix heures. Mais les autres le font aussi. Sont-ils aussi épuisés ?

Je pense : inaptitude de l’intellectuel à l’effort physique. Naïveté. Il ne s’agit pas seulement de l’effort physique. Le premier jour d’usine est terrifiant pour tout le monde, beaucoup m’en parleront ensuite, souvent avec angoisse. Quel esprit, quel corps peut accepter sans un mouvement de révolte de s’asservir à ce rythme anéantissant, contre nature, de la chaîne ? L’insulte et l’usure de la chaîne, tous l’éprouvent avec violence, l’ouvrier et le paysan, l’intellectuel et le manuel, l’immigré et le Français. Et il n’est pas rare de voir un nouvel embauché prendre son compte le soir même du premier jour, affolé par le bruit, les éclairs, le monstrueux étirement du temps, la dureté du travail indéfiniment répété, l’autoritarisme des chefs et la sécheresse des ordres, la morne atmosphère de prison qui glace l’atelier. Des mois et des années là-dedans ? Comment l’imaginer ? Non, plutôt la fuite, la misère, l’incertitude des petits boulots, n’importe quoi !

Et moi, l’établi, est-ce que je vais y arriver ? Que se passera-t-il si demain je ne parviens toujours pas à faire ces soudures ? Me mettront-ils à la porte ? Quelle dérision ! Une journée et demie d’établissement… et la porte pour incapacité ! Et les autres, ceux qui n’ont pas de diplômes et qui ne sont ni costauds ni habiles de leurs mains, comment font-ils pour gagner leur vie ?

La nuit. Je n’arrive pas à trouver le sommeil. Dès que je ferme les yeux, je vois défiler les 2 CV, procession sinistre de carrosseries grises. Je revois la revue porno de Sadok au milieu des sandwichs et des bidons d’huile, et de la ferraille. Tout est laid. Et ces 2 CV, cette file infinie de 2 CV… La sonnerie du réveil. Déjà six heures ? Je suis courbatu, aussi épuisé qu’hier soir. Qu’ai-je fait de ma nuit