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Grand œuvre sur les carrosseries : états et émois des surfaces

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L’article retrace une généalogie des liens entre outil, DIY, techniques et goûts populaires, carrosserie et industrie cosmétique. On y lit les liens entre culture technique et canons populaires des beautés automobiles contemporaine. Au-delà, son auteur, le designer, commissaire d’exposition et chercheur Olivier Peyricot propose une lecture anthropologique et sémantique. Si les périodes modernes et post-modernes rejouent à nouveaux frais une considération nouvelles pour les surfaces et la peinture, les lectures contemporaines sont multiples mais elles s’accordent sur un ensemble de fait : le nouveau statut des copies et des variations, la nécessité d’une histoire parallèle de la peinture industrielle ( i.e : la chimie), la nécessité d’enregistrer une compréhension du style différente : toutes ces pratiques, dont le tuning est l'une des synthèses, sont les pendants populaires du design et méritent notre attention.

Reproduction intégrale et rééditée de Olivier PEYRICOT. « États de surfaces », Azimuts, n° 42, Tuning. Cité du design/Esadse : Saint-Étienne, 2015, p. 80-95.

En 1981, le custom1 est décrit dans Chrome & Flames comme une pratique mixte : composants techniques (vernis metal flake rouge sur sous-couche paillette sur surface apprêtée), approche collective (ponçage entre copains, conseils et astuces au travers d’une revue d’amateurs et d’experts) et culture populaire sont détournés au service d’identités singulières (dentelle dorée, rouge lipstick).

Rémi se livra avec ses copains à un véritable marathon, ponçant 13 heures durant. Au matin la tôle était nue, étincelante. Pour la peinture Rémi choisit un metal flake rouge à fines paillettes. Un liséré doré peint à l’aérographe sur de la dentelle venant souligner la ligne générale2.

Tout ce qui fera l’ADN du custom puis de sa version contemporaine, le tuning, est à l’œuvre dans le projet de Rémi. Ces deux piliers sémantiques guideront le propos que nous réduirons à la question de l’état de surface. Nous évoquerons ainsi les dimensions esthétiques des états de surface dans le custom et le tuning, ou comment les amateurs se sont réappropriés les composants de projets de provenances techniques et culturelles variées. Cette pratique hybride ressemble de très près au design d’aujourd’hui, c’est-à-dire un projet culturel et technique auquel participent amateurs et experts, en réseau, dans ce qu’on appelle couramment une communauté. Au fond, ce parallèle hasardeux entre les deux pratiques met en commun ce qui fait la composante principale d’un design en mutation au xxe siècle, c’est-à-dire ses racines populaires. Elles rejaillissent avec la multiplication exponentielle de designers formés dans les écoles du monde entier et la cohorte d’amateurs praticiens qui constituent l’avant-garde d’une société de plus en plus initiée à la question du projet. Même si le design semble encore une approche cultivée – revendiquée par un petit groupe éduqué aux questions de style – sa nouvelle réalité populaire ne fait aucun doute quand on s’intéresse au tuning, au custom, au DIY, aux FabLabs et autres open factories. Toutes ces pratiques, dont le tuning est l’une des synthèses, sont les pendants populaires du design et méritent notre attention. Elles concurrencent le design, dans le domaine de l’artefact, sous une injonction très puissante : réaliser son projet de vie dans un monde matériel aménagé par ses soins.

En paraphrasant Andrea Branzi, rappelons en préambule que la question des états de surface apparaît lorsque :

[…] le mouvement moderne stabilise la question du tout-architecture, du tout-surfacique et qu’alors se pose la question d’occuper les surfaces par un glissement progressif du projet afin d’animer l’espace dans toutes ses composantes3.

De cette question la surface naît comme sujet authentiquement modernisé, disponible à l’interrogation. Au tournant du xxie siècle, elle devient même surface intelligente, inframince, communiquante dans laquelle on loge non seulement du projet artistique, de la fonctionnalité, mais aussi de la communication au sens d’un espace de narration, d’expression du marché. Elle devient encore – c’est la faiblesse du genre qui laisse la place à un penchant naturellement humain – surface au sens réflexif, voire existentiel. Mais en revenant à ce qui fait tuning, c’est-à-dire cet endroit où apparaît une forme émancipée de production de la surface, on se trouve à la conjonction de cultures, de gestes, de pratiques techniques et d’attendus formels, expression d’une recherche et d’une quête esthétique et culturelle.

Culture technique et culture design

Cette culture technique du do-it-yourself (DIY) apparaît aux origines de l’homo faber. Elle naît populaire comme fait des pratiques agricoles : l’autonomie du faire soi-même s’impose, l’atelier dans le champ devient, à la naissance du capitalisme, l’atelier loin de la ville4. Ainsi renaît en contre-forme de l’industrialisation l’outil à main-fait main, accompagné par la naissance du bricoleur savant, qu’on institue aujourd’hui par la figure de l’expert-amateur. L’outil agricole est une sorte de mètre étalon de la virtuosité de conception, une pièce technique améliorée : d’un manche en bois sur mesure, consommable, au train avant de voiture soudé sur un tracteur. Aux États-Unis, depuis le début du xxsiècle, à travers des revues comme Popular Mecanics ou en France dans l’immédiat après-guerre, avec Système D, la technique populaire, désacralisée, apparaît comme un savoir à mettre en commun. Plutôt d’orientation mécaniste, avec un peu d’électricité – modernisation des foyers oblige – et beaucoup de virtuosité, les astuces de l’autonomie technicienne publiées dans ces magazines font lien entre les générations et produisent un ciment commun de représentations. Le capitalisme industriel puis serviciel fait disparaître au début des années 1980 ce capital commun en substituant à chaque problème technique une offre d’autonomie par la consommation d’un artefact fini. Le design de consommation participe d’ailleurs activement de cette démarche. À partir des crises successives de ce xxisiècle, les communicants auront beau jeu de repêcher cette manne du DIY ou du travail collaboratif pour répondre à la puissante injonction du Web 2.0 en matière de ressources partagées. Quoi qu’il en soit des origines de ce retour en grâce de la recherche d’autonomie par la technique, l’extension de cette aspiration se généralise et le tuning est l’une de ces maîtrises techniques populaires.

L’automobile, objet privé volumineux qui occupe l’espace public, surchargé de significations – statutaire, mais aussi d’autonomie, justement – est en priorité le support d’expression du tuner5. Contenant de soi et expression visuelle permanente de l’identité, elle produit une attitude de conception singulière : le custom ou le tuning. Plus profondément, nous pouvons faire l’hypothèse que la maîtrise des composants de l’ouvrage industriel qu’est la voiture permet aux praticiens du tuning d’être acteurs d’une partie du processus industriel qui leur a été retirée en même temps que disparaît une partie de la classe ouvrière des usines : un travail d’équipe sur l’objet de série, enfin, et a posteriori, une façon d’être réintégré dans l’équipe de production, en imagination, en rêve mais aussi en gestes.

Ces praticiens développent par contre un savoir-faire autonomisé. Cette spécialisation des savoir-faire maison constitue un trésor de guerre négociable dans le réseau des amateurs, une possibilité de partager et échanger à de multiples niveaux, la voiture a cet énorme avantage de regrouper quantité de composants dont la provenance culturelle et technique multiplie les métiers impliqués (sellerie, peinture, tôlerie, vitrage, électricité, son, lumière, mécanique, etc.). Elle permet même de faire réémerger ces pratiques en influençant jusqu’aux stratégies industrielles actuelles des constructeurs automobiles (toits et rétroviseurs multicolores de la Mini ou de la gamme DS).

Enfin, ce qui nous intéresse en tant que designer et qui peut constituer un apprentissage essentiel du tuning est ce goût du soin de l’objet. Nous observerons les personnalisations multiples des caractères à travers :

• des correspondances esthétiques et conceptuelles – mimétiques car s’opérant en « club de tuning ».

• des « concentrations* » avec des familles stylistiques dont les récits sont individualisés – regroupées en Cal-Looks6, German-Look7, Bosozoku8, Low-rider9, Pro-touring10 ou autres Donk11.

Ce qui se trame dans ces espaces d’échanges culturels de microtechniques, de savoir-faire manuels et d’expressions culturelles singulières est sérieux, ces « infimes variations » tels les sleepers12 ou ces « ruptures radicales » – un bleu total, vitres comprises !, un rats13 entiè­rement rouillé, un beige métallisé mat niant le métallisé ! – inventent les voies inexplorées par le design industriel.

La technicité des métiers de la cosmétique

Colorona® Precious Gold exhibits unique natural gold-like effects and reveals the appearance of pure gold. The secret of this natural gold luster comes from its manufacturing process. The advanced coating technology gives the astonishing effect pigment a color intensity that has not yet been seen. The precisely controlled deposition of multiple layers of metal oxides onto a mica substrate lend the effect pigment both good hiding power and high color intensity. (…) The high color purity and radiating luster enable fascinating visual effects for a multitude of cosmetic applications, especially for eye, lip and nail products14.

Depuis que les Ford ont cessé d’être seulement noires, il est évident que la peinture de carrosserie exprime systématiquement quelque chose : le rouge d’une Clio sera bien sûr un rouge lipstick ! Le savoir-faire en matière de maquillage rejoint celui du savoir-faire industriel en matière de peinture, et est fortement revendiqué dans le monde du tuning. Les teintures de cheveux, le maquillage, les fonds de teint, le corps bodybuildé, etc., sont des champs connexes au tuning dont les vocabulaires et les composants irriguent la pratique. Muscle cars15, shaving16, pinstripping17, flip-flop18, candy apple19 Cette communion des ressources est loin d’être un accident.

À la racine même de ces états de surface, des industriels comme le chimiste Merck produisent les mêmes compositions de matières brillantes, irisées, inserts de poussières minérales dans la teinte pour la peinture industrielle et pour les cosmétiques et utilisent les mêmes dénominationsFig. 1. À l’échelle micrométrique, on retrouve les mêmes composants minéraux dont les orientations moléculaires permettent de réfléchir les incidences de lumière et une infinie variété de pigments naturels et chimiques dont l’intensité varie selon la composition. La recherche en optique et en biologie a donné de nombreuses informations sur ce qui est pigment couleur et ce qui est reflet (le dos du scarabée). Les paillettes, les nacres et les moirés sont des non-couleurs dont la structure chimique consiste en l’orientation de micro-facettes qui vont dévier le rayon de lumière et révéler différents aspects du spectre lumineux. Cette aubaine biotechnologique a donné lieu au développement des principales typologies de teintes au début des années 2000. Elles ont envahi le monde de la cosmétique et du tuning avec comme distance séparant les deux univers l’adjonction de divers corps gras dans les produits de cosmétiques qui multiplient les « volumétries » de rendus visuels. Du côté de la peinture custom, on retrouvera comme seule variable, en supplément aux pigments et solvants, une multitude de couches de vernis dont l’épaisseur influence la perception. Notons enfin l’apparition récente du vernis mat sur peinture métallisée (une peinture à pailletage ultrafin) dont l’objet est de nier de façon radicale la capacité de réflexion des paillettes : nous sommes proches des rendus visuels de l’anodisation sur aluminium qui délivre un reflet tout en retenue, excitant la vue sur une surface qui ne dirait pas tout de sa réalité. L’image de la technologie intégrée, maîtrisée et absorbée dans un tout mat et dont l’observateur doit savourer la puissance dissimulée, est une mise à distance volontaire. Tout l’inverse d’une laque candy apple noyée sous des dizaines de couches de vernis, aussi exhibitionniste et bavarde que le monde forain dont elle est inspirée.

L’autre point commun aux univers de la cosmétique et du tuning est donc la maîtrise des confections de surfaces : combler les irrégularités de surface de l’ordre du micromètre pour rendre un toucher agréable, tendre la surface pour recevoir un reflet tranché, on the edge, ou rendre homogène la surface avant application de couches successives de vernis colorés pour attraper de la profondeur. C’est aussi le rôle de la cosmétique que de garnir les micro-reliefs de la peau et d’en donner ensuite une expression esthétique par adjonction progressive de teintes et d’effets de moirage ou de pailletage.

Les vernis de carrosserie appliqués sur des profondeurs pailletées et colorées (couvrant elles-mêmes un apprêt de bouchage des micros-reliefs de la tôle à nu) sont utilisés comme stratégies du tuning pour faire assumer à la lumière de véritables narrations encapsulées dans la peinture.

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Deep Magical Blue Flake, Candy Pearls, Alien Pearl Match, Chameleon Pearl, Copper Candy, Cherry Blossom, Night Shade Dark Candy Pearls, Bluegrill Match, Sahara Neochrome, on trouve dans le monde de la peinture custom un lexique que l’on pourrait dénommer « surfacique » et dont l’application au langage fait programme. Une mécanique lyrique au service de la fabrication se met en place. Elle sert de programme imaginaire aux développements des projets : on observe alors une façon de border d’images fictionnelles tout le processus du tuning.

L’amateur est celui qui interprète la puissance des mots du marketing technique, et qui les fait vivre en leur offrant son propre creuset sémantique, enrichi de transferts de vocabulaires issus de la culture populaire, des imaginaires, des formes et des couleurs. L’approximation lexicale crée des formes, des styles. Tout comme dans la mise en forme appliquée de la peinture : une peinture craquelée – car déposée sur un gel-coat bi-composant mal dosé – peut devenir un style « peau d’éléphant ». Une rouille non maîtrisée donnera ailleurs un style virtuose obtenu par oxydation à l’acide, stoppée sous un vernis mat. Plus loin encore, une expérience avec un film holographique créé à l’origine pour des vitrages, appliqué sur une carrosserie blanche, fera disparaître littéralement l’automobile dans un arc-en-ciel scintillant. Et là encore c’est la promesse lexicale d’un film holographic­seamless qui a provoqué le désir de la mise en forme. Car la recherche d’une correspondance avec nos mythologies automobiles les plus entêtantes met en mouvement le tuning depuis ses origines.

Copies et qualités inventées

Qu’est-ce que tuner, sinon imiter un modèle, en l’occurrence une idée d’un absolu automobile, de la Ferrari à la chimère mécanique ? Les copies latines de l’art grec interprètent et modifient petit à petit les standards de la sculpture. L’archéologue Margarete Bieber (1879-1978) réunit dans son ouvrage Ancient copies20 un fonds d’œuvres sculpturales qu’elle compile de façon systématique pour leur aspect semblable et dont on remarquera que les modèles d’origine étaient déjà des copies de copies. L’efflorescence de styles approximativement conformes, les ruptures de l’original vers la copie, puis vers l’invention d’un modèle synonyme par itérations successives dont l’autonomie – progressive – apparaît est le sujet de l’ouvrage. Tout comme l’aspect lustré apparaissant sur les céramiques au xixe siècle en Orient, comme une technique d’imitation des vaisselles d’or et d’argent pour un usage profane, les artisans cherchèrent l’imitation de la texture noble de l’or par adjonction de poussières de cuivre et de métal au moment de la cuisson. Voici un tuning de surface précoce qui s’envisageait déjà comme copie à peu près dont les reflets évoquaient une impression visuelle, distante de la réalité, et simplement décomplexée.

Les savoir-faire développés dans des techniques de copie, d’imitation sont des pratiques bien souvent négligées. On accède cependant à des niveaux incroyables de maîtrise et d’invention. On peut citer en exemple la reproduction des Noces de Cana de Véronèse par Adam Lowe (Atelier Factum Arte) pour laquelle il invente un scanner et une imprimante à tableau afin de produire un fac-similé pour l’emplacement laissé vacant par l’original dans le réfectoire du Palladio de Venise :

L’une des principales forces de Factum Arte est son intérêt obsessionnel pour les caractéristiques qui font des choses ce qu’elles sont. Cela a conduit à l’achat de systèmes de numérisation 2D 3D existants et au développement de nouveaux systèmes21.

Cet intérêt pour la reproduction tridimensionnelle des surfaces du tableau (surface et texture) est à rapprocher du monde du tuning. Bruno Latour en compagnie d’Adam Lowe décrit cette relation à la copie :

Avant qu’un fac-similé puisse se faire valoir en tant que bonne ou mauvaise reconstitution de l’original, nous le dévalorisons, puisque nous l’associons à un écart dans les techniques de reproduction, écart résultant d’une mauvaise conception de la photographie comme index de la réalité22.

Grâce à une imitation parfaitement accomplie et malgré son statut de pratique amateure centrée sur la simple copie, le tuning pourrait alors échapper à la dévalorisation systématique et mieux affirmer sa créativité technique, par l’invention de sa propre référence. Nous observons alors comment ces savoir-faire émergent en « techniques propres », expérimentales, autonomes, inventives. Et comment cet « écart » de la copie converge vers l’esthétique camp, énoncée par Susan Sontag, comme la variation supplémentaire d’un microclimat culturel, essentielle à la production de styles référents pour un monde en demande.

La question des états de surface dans le monde du tuning est ce mince espace de copie approximative, qui produit une véritable infrastructure culturelle dans laquelle notre regard est informé, abusé, amusé, projeté…

Le genre américain : comment on glisse d’un savoir à l’autre

Il ne s’agit pas d’une renonciation à l’usage de toute échelle de valeurs : la musique populaire n’a pas le monopole du bon goût et les stupidités y abondent ; de même qu’il y a en peinture, au cinéma, en musique, une pitoyable et prétentieuse avant-garde. Ce qu’il nous faut voir c’est que de nouvelles normes de beauté existent, de nouvelles normes de style et de goût. La sensibilité nouvelle est pluraliste à l’extrême ; elle est à la fois sérieuse jusqu’au masochisme, et mordante, et ironique, et angoissée. Elle a un sens aigu de la dimension historique, et la soudaineté et l’outrance de ses enthousiasmes (et le passage d’un enthousiasme à un autre) témoignent de sa hâte et de sa fièvre23.

Qu’elle soit de carrosserie ou de toile, l’histoire de la peinture est constituée de discours d’émancipation technique sous-jacents. En particulier aux États-Unis à partir des années 1950, il y aurait une histoire de l’apprêt, une histoire de la laque industrielle à produire, partagée entre peintres prolétaires issus d’écoles d’art et peintres ouvriers d’ateliers mécaniques pour les faire se côtoyer enfin dans le geste et dans le regard. Combien l’un a-t-il nourri l’autre de ses savoir-faire ? Ces histoires parallèles jaillissent de toutes parts dans les imaginaires techniques de la peinture. Les peintres américains qui utilisent la peinture industrielle bon marché pour honorer l’invention du grand format24 nous questionnent encore sur leurs influences techniques : entre aspiration des artistes à produire à l’échelle de l’atelier ou de la galerie-hangar, mais aussi à l’échelle d’une société industrielle brutale. Environnement industriel omniprésent, dont la relâche passe souvent par l’expression d’une peinture libidinale, sous-jacente aux symboles machinistes et inspirée des make-up for cars : la peinture est, à cet instant-là, le grand vecteur d’identité, surface de finition de l’American Dream dans toutes ses composantes.

En 1965, le film paroxystique de la culture camp, Kustom Kar Kommando de Kenneth Anger25, abuse de la puissance sexuelle du deep red candy apple dont la brillance ne supporte aucune rayure. Au plus profond de la peinture de carrosserie, il nous plaît de perdre notre regard dans les mille reflets scintillants, de l’abîmer dans l’opulence du rouge cramoisi. Hésitera-t-on entre pourpre de plus en plus assombri ou vermillon flamboyant ? Nos yeux absorbent le tout et nos sens se troublent.

Des gestes aux yeux

Le tuner est un auteur : il produit des pièces, il réalise son grand œuvre en assemblant, traitant et produisant une partie ou toute la voiture. Le regard expert sert de référence. Il évalue la texture et spécule à la bourse des surfaces à la mode : l’arrivée du cuivre dans la galaxie des plastiques chromés est un import de la cosmétique (bouchons de flacons) ; le doré moiré est quant à lui une innovation technique des états de surfaces produits en miroiterie spatiale ou en revêtements de sécurité (visières de casques de pompiers). On le retrouve sur les plastiques intérieurs des optiques de phares. Sa véritable valeur – dont n’a parfois que faire le spécialiste du tuning, si ce n’est pour le storytelling technologique niché dans la couche micrométrique – et liée à des coefficients de granularité et de brillance pour les plus génériques, de réfraction pour les plus avancés.

Mais, à l’échelle maximum des effets on découvre la technique du film dipping26 qui l’emporte aujourd’hui, car elle allie l’effet de surface le plus réaliste – même si les critères de réalisme se discutent encore sur les forums Fig. 2Fig. 3Fig. 4. Elle croise un surprenant habillage de la forme complexe avec une manipulation très habile de l’objet trempé. On trempe un objet lisse dans un bain dont la surface est constituée d’un film imprimé ultrafin. Le film épouse alors l’ensemble des surfaces de l’objet en « mappant » véritablement le motif imprimé partout avec le minimum de déformation : magique ! C’est un rappel aux techniques populaires des gestes justes, sortis de l’usine ou de l’atelier, gestuelles prolétaires, astucieuses, économes. Trempé, c’est collé ! Cette technique du dipping emprunte aussi à la cosmétique où cette opération de décalcomanie est apparue pour appliquer les motifs les plus saugrenus sur les surfaces les plus complexes des flacons, ou pour habiller les ongles de motifs psychédéliques (nail art27) ; elle emprunte aussi à la technique culte du mapping provenant du jeu vidéo et de la modélisation 3D Fig. 5.

Ce tour des arts de la surface ne saurait être complet s’il ne mentionnait pas son nouvel avatar électronique : la peinture électroluminescenteFig. 6 de Lumilor28. Le vernis est composé d’un mélange chimique qui réagit à une impulsion électrique, comme les écrans électroluminescents des tableaux de bord. L’encapsulage du mélange sous un vernis et la façon de placer les circuits en connexion sans perturber les lignes de la carrosserie est une prouesse aujourd’hui domptée. L’effet est celui d’un halo bleuté, blafard (peu de lumens) mais qui permet de générer des animations de surfaces programmables, avec, à la clé, des promesses d’interactivités multiples.

Ces innovations sont à rapprocher du pendant virtuel des états de surfaces développés pour les rendus en 3D. Le processus est inversé, mais reste le même : on commence par la constitution d’une vraie scène du monde, où l’on va capturer l’éclairage ultraréaliste en mode omnidirectionnel puis constituer une gamme d’images dynamiques de haut niveau de définition, mapper l’éclairage sur une représentation de l’environnement puis placer l’objet 3D dans un environnement pour simuler l’éclairage des objets computationnels. La 3D des états de surfaces utilise de nouveaux outils mathématiques pour constituer ces surfaces plus rapidement, comme par exemples des surfels29 : une innovation de structures de surfaces triangulées dont les débouchés présenteront probablement de bonnes métaphores pour le futur du tuning. L’action de mélanger les types de lumière et de rendering rapproche l’image 3D dans ses processus – et probablement à travers la personnalité même de ses usagers, autres amateurs ou experts des mondes techniques maîtrisés – et dans ses rendus, par des calculs de réfraction, de luminosité, de texture et de couleur, autant de questionnements stylistiques à l’œuvre dans le monde du tuning.

Un monde à soi

Il découvrit enfin que sa première idée, consistant à vouloir attiser les feux de l’étouffe par le balancement d’un objet sombre mis dessus, était fausse ; en somme, ce tapis était encore trop voyant, trop pétulant, trop neuf. Les couleurs n’étaient pas suffisamment émoussées et amoin­dries ; il s’agissait de renverser la proposition, d’amortir les tons, de les éteindre par le contraste d’un objet éclatant, écrasant tout autour de lui, jetant de la lumière d’or sur de l’argent pâle. Ainsi posée, la question devenait plus facile à résoudre. Il se détermina, en conséquence, à faire glacer d’or la cuirasse de sa tortue30.

Se glisser entre deux espaces pour construire un monde à soi pourrait être la définition du tuning. L’infiniment petit est une possibilité de maîtriser un monde : une peinture pailletée renvoie à un univers complexe qui se déploie sous nos yeux, par notre volonté. Inventer des mondes irisés, moirés, scintillants, lumineux dans l’inframince31 d’une surface, c’est ouvrir de grands espaces, de véritables cosmogonies individuelles à appréhender… Les surfaces déploient des possibles, micro-mondes minéraux32 soumis à la lumière, à la magie des prismes de mica et aux infinies possibilités annoncées par les noms de ces nouvelles matières. L’orientation des paillettes, résultat d’une électrification des surfaces et/ou d’activateurs chimiques, organise de nouveaux spectres lumineux. Ce monde que l’on maîtrise relèverait-il du même désir enfantin de la miniature, du village de jouets ? N’y a-t-il pas un bestiaire imaginaire qui se déplace entre apprêt et vernis ? Ces épaisseurs demandent qu’on se plie à leur échelle pour les voir, prises dans une lumière qui les exprime pleinement. La qualité du regard développé importe alors, c’est lui qui produit le monde33. On est au lieu même où Peter Sloterdijk nous emmène avec son Palais de cristal34 : il s’agit du design de la chimie des éléments, à la limite du visible. On rencontre chez un écrivain comme Paul Scheerbart35 cette injonction à saisir la puissance de la matière au contact de la lumière : une expérience esthétique que la force des reflets sur l’architecture de verre de Bruno Taut36 réduit à une vue du ciel, et permet d’embrasser d’un seul regard un tout plein de vivacité, habillant la surface terrestre dans un magnifique tuning planétaire. Une autre proposition d’écrivain réside dans les maquettes déployées par le majordome zélé, dans Le Colonel des Zouaves37 d’Olivier Cadiot. Elle servent à appréhender le monde en miniature, mais aussi à comprendre le monde en se réduisant : le même majordome se réduit à la taille des poissons pour mieux les comprendre/les pêcher ! Puissance mentale de la réduction dans l’inframince duchampien : rappellons-nous l’élevage de poussière sur le Grand Verre, c’est un monde, on vous l’a dit ! Une fois qu’on est là, réduit, minuscule parmi les paillettes – exercice fondamental auquel nous invite le tuning par la richesse de ses surfaces –, on possède alors un espace d’expérience technique et esthétique, qui vaut un champ libre [et] infini, car les surfaces ne cessent de se démultiplier dans leurs multicouches de sens, d’imaginaires et de matières réflexives.


  1. Custom définit la pratique, il est l’expression anglaise qui dit également « sur mesure ». (NdE)↩︎

  2. Descriptif, Chrome & Flammes, n° 16, 1981.↩︎

  3. Andrea BRANZI. Le design italien [La Casa Calda, 1984]. Bruxelles : L’Équerre, 1985.↩︎

  4. Elle-même objet industriel, la ville est le lieu des procédés, des combinaisons de savoirs spécialisés. En s’éloignant du foyer pour produire, on invente l’autonomie de l’outil, ou on prolonge dans le temps et dans l’espace l’autonomie de l’outillage.↩︎

  5. Pouvons-nous dire « tuner » de celui qui « tune » son automobile ?↩︎

  6. Cal-look, cette tendance custom née en Californie, s’exerçe sur des véhicules récents, principalement des VW, consiste à épurer les formes d’origine (déchromage, droppage) et à appliquer une couleur vive.↩︎

  7. German-look. On parle ici de tuning « sobre ». Les modifications sont légères et homogènes. Les voitures sont généralement allemandes mais non obligatoirement. Les modifications les plus courantes sont un rabaissement de la garde au sol, des jantes à gros déport mais de petit diamètre, un désiglage, une carrosserie « lissée », un intérieur refait sans exubérance. Ce style est parfois tellement sobre qu’il ne se remarque presque pas.↩︎

  8. Le bōsōzoku est né dans les années 1950 au Japon. C’est un mouvement de motards qui s’est propagé à l’automobile dans les années 1990. Bōsō signifie « course folle » ou « conduite imprudente » et zoku, qui signifie « clan ». Pour les Européens, ce style peut être apparenté à une personnalisation « Jacky ». Les modifications sont exubérantes, « inesthétiques », voire dangereuses : les ailerons, pare-chocs et autres modifications sont surdimensionnés.↩︎

  9. Le lowriding a été inventé par les Latino-américains de la Côte Ouest. Une suspension hydraulique – récupérée la plupart du temps sur les trains d’atterrissage de vieux avions – permet à des voitures milieu de gamme des années 1970 à 1990, de se lever et de se baisser, parfois même de réaliser des sauts, donnant lieu à des concours. Les peintures sont souvent fantaisistes et assez exubérantes : le lowriding a développé son propre style de décoration : le pinstripping.↩︎

  10. Le pro-touring s’effectue sur les anciens modèles américains, plus particulièrement les muscle cars. La mécanique, les suspensions et les freins sont modifiés pour répondre aux standards actuels de confort et/ou de performance. On peut ainsi trouver des Ford Mustang avec un moteur à injection multipoint, des suspensions indépendantes et des freins à disque aux quatre roues. Les intérieurs cuir font parfois leur apparition quand la préparation n’est pas uniquement étudiée pour le drag. On retrouve aussi souvent un jeu de jantes modernes de 17 à 22 pouces.↩︎

  11. Le style donk vient du sud des États-Unis ; sa caractéristique est d’ajouter des jantes et des pneus démesurés (jusqu’à 40 pouces) sur des modèles de voitures de milieu de gamme des années 1970 à 1990, dotées de peintures fantaisistes. Ce style est apparu en 2004 et instaure une rivalité avec le lowriding, au même titre qu’il en existe au sein du rap US, entre l’East Coast et la West Coast.↩︎

  12. Le style Sleepers (dormeurs) consiste à modifier seulement les parties mécaniques de la voiture : châssis, liaisons au sol (jantes, pneus, suspensions, barres de renfort), pour passer incognito dans le flot de circulation et surprendre le moment venu. Beaucoup de possesseurs de sleepers pratiquent le swap (échange), terme désignant le fait de remplacer le moteur d’origine par un autre plus puissant.↩︎

  13. Style de véhicules « crades », c’est-à-dire rouillés ou peints en noir mat, look « rusty » avec touches « grunge », transformés avec des droppages ras de sol.↩︎

  14. Publicité Merck, gamme Colorona, 2014. (me.merck.de)↩︎

  15. Muscle cars, catégorie de véhicules à la ligne sobre et d’origine, équipés de moteurs survitaminés, afin d’exercer des street runs.↩︎

  16. Shaving, opération consistant à supprimer les aspérités disgracieuses de la carrosserie : poignées de portes, charnières, attaches…↩︎

  17. Pinstripping, filets de peinture décoratifs très fins.↩︎

  18. Flip-flop, peintures aux reflets nacrés.↩︎

  19. Candy apple, littéralement « pomme d’amour », peinture dont l’effet de profondeur repose sur les multiples couches de vernis coloré appliquées sur une base dorée ou argentée.↩︎

  20. Margarete BIEBER. Ancient Copies. Contributions to the History of Greek and Roman Art. New York : University Press, 1977.↩︎

  21. Texte du site. Notre traduction : « One of Factum Arte’s core strengths is obsessive interest in the qualifies that make things specifically what they are. This has led to the purchase of existing 2D 3D scanning systems and the development of new ones. »↩︎

  22. # Bruno LATOUR et Adam LOWE. « La migration de l’aura ou comment explorer un original par le biais de ses fac-similés », Intermédiaire, n° 17, 2011.↩︎

  23. Susan SONTAG. L’Œuvre parle. Paris : Christian Bourgois, coll. « Titres », 2010.↩︎

  24. « Les outils de l’artiste, son pinceau traditionnel et même la peinture à l’huile, tout cela est en train de disparaître rapidement. Nous utilisons surtout de la peinture ordinaire et généralement des pinceaux plus grands. En un sens, c’est l’expressionnisme abstrait qui a donné le signal. Je voulais prélever la peinture de la boîte pour la mettre sur la toile. J’ai connu un type malin qui aimait à se moquer de ma peinture, mais il n’aimait pas davantage les expressionnistes abstraits. Il disait d’eux que ce seraient de bons peintres si seulement leur peinture pouvait rester aussi bonne que quand elle était dans la boîte. C’est ce que j’ai essayé de faire. J’ai essayé de garder la peinture aussi bonne que quand elle était dans la boîte. » « Questions à Stella et Judd. Interview de Bruce Glaser », in Regards sur l’art américain des années soixante, anthologie critique établie par Claude Gintz. Paris : éd. Territoires, 1979, p. 53-64.↩︎

  25. <https://www.youtube.com/watch?v=kxX1MMN1n-Y>↩︎

  26. Film dipping, procédé industriel consistant à déposer un film imprimé, encollé, extrêmement fin, à la surface d’un volume d’eau et d’y tremper un objet. Le film se dépose alors sur l’ensemble de la surface de l’objet et se fixe au séchage.↩︎

  27. Nail art, l’art de décorer les ongles, est une méthode avancée de maquillage qui consiste à réaliser différentes décorations sur ceux-ci, en complément ou en remplacement d’une pose de vernis. À l’heure actuelle, on emploie couramment le terme anglais nail art ou « stylisme ongulaire », en France.↩︎

  28. lumilor.com.↩︎

  29. Abréviation de surface element. En image 3D, il s’agit d’une modélisation polygonale qui représente un objet par un ensemble de points denses. Ce type d’opération actuellement utilisé pour obtenir un rendu 3D rapide est appliqué dans les domaines médical et technique. Mais la technique des surfels aura à terme des influences certaines sur le rendering esthétique de surfaces. <https://www.merl.com/publications/TR2000-10>↩︎

  30. Joris-Karl HUYSMANS. À Rebours [1884]. Paris : Folio, Gallimard, 1977, p. 128-132.↩︎

  31. « Le possible est un inframince. La possibilité de plusieurs tubes de couleur de devenir un Seurat est “l’explication” concrète du possible comme inframince. Le possible impliquant le devenir – le passage de l’un à l’autre a lieu dans l’inframince. Allégorie de l’oubli. » Marcel DUCHAMP, cité par Manuela DE BARROS, dans Duchamp & Malevitch : Art & théories du langage. Paris : L’Harmattan, 2011, p. 139.↩︎

  32. Comme la nacre, substance produite par certains mollusques (huîtres, moules, haliotides ou ormeaux, etc.). « Les cellules de ces animaux sécrètent une succession de couches très fines alternativement minérales et organiques. (…) La lumière, en pénétrant successivement dans les diverses couches, subit une réflexion partielle sur chaque interface. Les divers rayons réfléchis émergeant de la surface interfèrent et produisent ainsi des couleurs irisées. » — (Matières et matériaux, sous la direction d’Étienne GUYON, Belin, 2011).↩︎

  33. Georges DIDI-HUBERMAN. Phasmes. Essais sur l’apparition, t.1. Paris : Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 1998.↩︎

  34. Peter SLOTERDIJK. Le Palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire. Trad. Olivier Mannoni. Paris : Éditions Maren Sell, 2006.↩︎

  35. « La surface de la terre prendrait un tout autre aspect si, dans l’architecture, le verre supplantait partout la brique. Ce serait comme si la terre revêtait une parure de brillants et d’émaux. » Daniel PAYOT. L’Architecture de verre, précédé de « La sobriété “barbare” de Paul Scheerbart ». Strasbourg : Circé, 1995, p. 48.↩︎

  36. Bruno TAUT. Architecture alpine en cinq parties et trente dessins [1917]. Fermanville/Paris : Éditions du Linteau, 2005.↩︎

  37. Olivier CADIOT. Le Colonel des Zouaves. Paris : Éditions P.O.L., 1997.↩︎