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Design et théorie : deux points de vue

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À l'occasion de l'exposition intitulée « Design since 1945 » organisée en 1983 par Kathryn B. Hiesinger au Philadelphia Museum of Modern Art, la curatrice interroge la position dominante du fonctionnalisme à l'aune de l'émergence d'un design postmoderne. Elle sollicite notamment Max Bill et Ettore Sottsass Jr. à qui Hiesinger pose onze questions. Ce qu'il en ressort sont les deux points de vue singuliers et tranchants des deux designers, architectes, artistes, auteurs. Alors que Max Bill défend une approche fonctionnaliste du design qu'il accentue aussi par la concision de son écrit, Ettore Sottsass Jr. s'attache à travers une écriture plus lyrique à décrire sa vision plus enjouée du design et articule à celui-ci des notions comme l'anthropologie, le sensoriel, l'humour. Texte proposé par Laurence Mauderli.

Quelles sont les qualités d’un bon design ?

Max Bill

Un bon design dépend de l’harmonie établie entre la forme d’un objet et son utilisation.

Ettore Sottsass jr.

C’est une question qui suppose une vision platonicienne de la situation. D’une manière ou d’une autre, il existe un endroit où le BON DESIGN est « une marque déposée ». Le problème est alors de se rapprocher le plus possible de ce « bon design ». Mon idée est plutôt que le problème n’est pas d’être proche du « bon design » mais de concevoir, en restant aussi proche que possible de l’état anthropologique des choses. Ceci suppose, à son tour, d’être aussi proche que possible du besoin qu’une société a de se faire une image d’elle-même.

Comment ces qualités perdurent-elles face aux changements technologiques ?

M. B.

Les changements technologiques devraient contribuer à rendre l’objet meilleur et plus harmonieux dans sa forme et sa fonction mais aussi à le rendre moins cher.

E. S.

Selon ma définition, les qualités d’un bon design ne perdurent pas. Elles suivent les changements de l’histoire, les changements de l’état anthropologique des choses, parmi lesquels se trouvent aussi les changements propres à la technologie. Si vous voulez vraiment trouver quelque chose qui perdure, c’est l’intensité de la recherche d’une relation entre l’histoire et une image possible de l’histoire qui importe. Dans le design, ce qui perdure, c’est la curiosité de l’homme envers l’existence et la volonté de lui donner une image métaphorique.

Quelle est la valeur d’un design durable dans une société qui prévoit l’obsolescence ?

M. B.

Tout objet fabriqué sous une forme appropriée conserve sa valeur grâce à sa qualité intrinsèque. Il est économique ; il n’est pas considéré comme un déchet.

E. S.

Ma réponse est toujours la même. Si une société prévoit l’obsolescence, la seule conception durable possible est celle qui traite de cette obsolescence, qui l’accepte, peut-être en en accélérant le processus, peut-être en l’affrontant, en l’ironisant ou en s’en accommodant. Le seul design qui ne perdure pas est celui qui, dans une telle société, cherche la métaphysique, cherche l’absolu, l’éternité. Et puis je ne comprends pas pourquoi le design durable est meilleur que celui qui disparaît. Je ne comprends pas pourquoi les pierres sont meilleures que les plumes d’un oiseau de paradis. Je ne comprends pas pourquoi les pyramides sont meilleures que les huttes de paille birmanes. Je ne comprends pas pourquoi les discours du président sont meilleurs que le murmure d’amour dans une chambre, la nuit. Quand j’étais jeune, je ne m’informais que dans les magazines de mode ou auprès de civilisations très anciennes, oubliées, détruites, poussiéreuses. Je m’informais dans les domaines où la vie était en train de germer ou dans la nostalgie de la vie – jamais dans les institutions, jamais dans la solidité, jamais dans la « réalité », jamais dans les cristallisations, jamais dans les hibernations. Je dois donc admettre que l’obsolescence n’est pour moi que le suc de la vie.

Quelle est la meilleure façon d’enseigner le design aujourd’hui ?

M.B.

Le design ne peut être enseigné que s’il va au cœur du problème à résoudre, par le développement pratique d’un prototype, et/ou par l’analyse de produits existants qui ont, ou n’ont pas, résolu le problème. L’enseignement du design doit rester pratique ; l’analyse de problèmes réalistes est le seul moyen de trouver des solutions utiles.

E.S.

Pour moi, le design, comme je l’ai dit, est une façon de parler de la vie. C’est une façon de discuter de la société, de la politique, de l’érotisme, de la nourriture, et même du design. En fin de compte, c’est une façon de construire une possible utopie figurative ou une métaphore de la vie. Pour moi, le design ne se limite certainement pas à la nécessité de donner une forme à un produit plus ou moins stupide pour une industrie plus ou moins sophistiquée. Donc, si vous devez enseigner quelque chose sur le design, vous devez avant tout enseigner ce que peut être la vie et vous devez insister en expliquant que la technologie est une des métaphores de la vie.

Pouvez-vous commenter les mouvements dits « anti-design » des deux dernières décennies, considérés comme des réactions au « formalisme » et au « fonctionnalisme » ?

M.B.

Le design fonctionnel considère l’aspect visuel, c’est-à-dire la beauté, d’un objet comme une composante de sa fonction, mais qui n’écrase ses autres fonctions primaires. D’autres approches, comme celles que nous avons connues ces dernières années, peuvent être amusantes et même commercialement intéressantes, mais leur valeur éthique et esthétique est nulle.

E.S.

Je pense que j’ai été l’un des participants du mouvement dit « anti-design », qui, à mon avis, n’a pas duré deux décennies, mais une seule, du début des années 1960 au début des années 1970. Ce mouvement, sous différents angles, à travers différentes personnalités, et provenant de différentes traditions (Autriche, Italie, Angleterre), a développé l’idée que le design devrait être soustrait au mécanisme acide des besoins et des programmes industriels pour appartenir à un domaine plus large de possibilités et de nécessités. Le mouvement dit « anti-design » a défendu l’idée que le design ne s’arrête pas au produit mis en production par l’industrie, mais qu’il commence dès cet instant. Il commence lorsqu’il entre dans nos maisons, dans nos rues, nos villes, nos cieux, nos corps et nos âmes. Le design commence lorsqu’il devient visuel, physique, comme une représentation sensorielle de la métaphore existentielle sur laquelle nos vies reposent. Cela signifie que le design commence lorsque l’on conçoit la métaphore de la vie, ce qui signifie également que le soi-disant anti-design n’était en fait « anti » rien du tout, et ne servait qu’à élargir et approfondir l’événement-design.

Selon vous, quel est l’avenir du design ?

M.B.

Le design et la création sont deux approches différentes d’un problème. Le design, tel qu’il est compris en Europe, est un auxiliaire du commerce, il aura certainement son propre avenir. N’étant pas devin, je ne suis pas en mesure de prédire si l’avenir permettra ce que j’aimerais, ce que l’on appelle un design bon ou fonctionnel.

E.S.

C’est comme demander l’avenir de la politique, ou l’avenir de la poésie, ou l’avenir de l’érotisme, ou l’avenir du football. C’est très, très difficile de répondre à cela, mais en tout cas je travaille très dur et beaucoup de jeunes gens travaillent très dur pour poursuivre le message envoyé dans les années soixante par le petit groupe de l’« anti-design ». C’est-à-dire en essayant de donner au design un plus grand éventail de communications, des significations multiples, une plus grande flexibilité linguistique et une plus grande conscience des responsabilités envers la vie privée et la vie sociale.

In Kathryn B. HIESINGER (dir.). Design since 1945 [cat. expo], Philadelphia Museum of Art, 16 octobre 1983 – 8 janvier 1984]. Philadelphia : Philadelphia Museum of Art, 1983, p. 1-4. Traduction française de travail, Laurence Mauderli, pour Problemata, 2022.

Proposé sur des pages différentes dans le catalogue susnommé, les réponses des deux designers sont ici juxtaposées, permettant de saisir plus directement les différences qui animent leur conception du design.