« Nous avons réellement fabriqué une carte du pays, à échelle d’un kilomètre au kilomètre !
Vous en êtes-vous beaucoup servi ? Demandai-je.
Elle n’a jamais été déroulée […] ; les fermiers ont fait des objections ; ils ont dit que ça couvrirait tout le pays et que ça cacherait le soleil ! Aussi, nous utilisons le pays lui-même comme sa propre carte, et je vous assure que ça marche aussi bien…1 »
Si ce dialogue écrit par Lewis Carrol en 1893 était alors une fable, depuis, la signalisation routière, en marquant le territoire de signes et de toponymes, semble bel et bien l’avoir transformé en une carte à échelle 1:1. Bien que les nouvelles technologies de géolocalisation annoncent son obsolescence potentielle, la signalisation routière reste un élément discret, banal et pourtant omniprésent de notre quotidien. Elle accompagne nos moindres déplacements, qu’ils soient routiniers ou estivaux, en nous guidant en territoires inconnus.
Sur la base de cette fonction sympathique, elle peut se faire injonctive, nous inviter, nous mettre en mouvement ou nous arrêter. Comme le formule le géographe Jean-Luc Piveteau, « elle discipline nos pulsions, modifie nos comportements dans le choix de certains itinéraires et contribue surtout au façonnement de nos représentations territoriales2. » La signalétique directionnelle, par la toponymie proche ou lointaine qu’elle égraine le long des routes, connecte notre ici à un ailleurs potentiellement atteignable. Elle nous situe dans un territoire et dans un imaginaire qui peut s’élargir au-delà de notre horizon, tout en nous incluant dans un réseau centralisé. Depuis les bornes romaines aux plaques de clochers du xixe siècle, le jalonnement des routes symbolise notre attachement à un pouvoir central, qu’il soit impérial, royal ou jacobin. L’état de la signalétique basque ou corse semble en être la preuve.
Constituant un paysage typographique omniprésent et homogène sur le territoire national, elle participe de son identité visuelle. Les origines obscures de ses formes peuvent donner le sentiment qu’elles relèvent d’une tradition populaire, voire de notre folklore national ; elles n’apparaissent pourtant qu’au cours du xxe siècle, à travers des initiatives associatives, puis commerciales et institutionnelles. Nées de l’artisanat, de l’ingénierie et de la bureaucratie, elles ont su se tenir à l’écart du design.
Par la sélection des toponymes qu’elle porte, la signalétique se fait prescriptrice de nos déplacements. En cela, elle s’avère un atout important de la mise en tourisme, car le premier geste touristique est bien de montrer un objet existant comme relevant d’intérêt, comme valant la peine d’être vu et donc de se déplacer pour le voir. Par conséquent la signalétique participe de l’invention de nouveaux espaces touristiques. De fait, son développement et son évolution apparaissent comme étroitement liées à l’essor du tourisme.
Nous allons voir comment la signalisation routière accompagne les différentes typologies de tourisme émergeant au cours du xxe siècle sur le territoire français. En même temps que s’accélèrent les moyens de transports individuels et que le tourisme de masse fait son apparition, elle semble évoluer d’un pointage pittoresque vers un marquage moderniste toujours dans une relation ambivalente à la notion de patrimoine.
Pointage patrimonial
Le premier acteur majeur du développement du tourisme en France comme de la signalétique est le Touring-Club de France. Fondé en 1890, il est à l’origine une association vélocipédiste bourgeoise d’esprit patriotique et patrimonialisant, qui vise à améliorer et promouvoir l’usage touristique de la bicyclette, puis de l’automobile. Alors que le train a remplacé le coche dans son rôle centralisateur et de liaison rapide entre les centres urbains, ces inventions récentes permettent des déplacements individuels et autonomes hors des villes et des grands axes à la découverte de nouveaux espaces pittoresques. Rapidement, les ambitions du TCF s’élargissent :
pour développer le tourisme « sous toutes ses formes ». Il étend son action à tous les touristes, quel que soit leur mode de locomotion – à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, en automobile, en yacht, à ski, en traîneau, en chemin de fer et bientôt en aéroplane –, à tout ce qui intéresse le voyageur, qui est de nature à faciliter les voyages et à en développer le goût : publications, transports, hôtels, amélioration des routes, mise en lumière et protection des beautés naturelles et artistiques (sites, forêts, ruines, monuments), propagande sous toutes les formes en faveur du voyage en France, etc. 3
À la croisée de l’amélioration des routes et de la mise en lumière du patrimoine, la signalétique entre dans ses préoccupations dès 1898. Elle s’articule avec sa production de guides de voyage et d’inventaires patrimoniaux et avec ses actions d’aménagement des routes et de sites touristiques.
En 1901, l’association présente un brevet de panneaux à l’exposition de l’automobile et du cycle et, dès 1905, elle annonce en avoir posé 15 000
aux endroits dangereux pour la circulation, sur les trottoirs et les pistes cyclables, à l’origine des chemins et sentiers menant à un site remarquable, à un beau point de vue, à des ruines intéressantes, en un mot à tous les points où une indication, un avertissement peuvent intéresser la sécurité du touriste, éveiller sa curiosité 4 Fig. 1a Fig. 1b.
Sur la base d’une volonté de pointer et de rendre accessible les « merveilles de la France », elle invente les différents aspects de la signalisation réglementaire et d’orientation d’aujourd’hui.
Initialement, les panneaux signalant les dangers et obstacles liés à la topographie et au partage de la route s’adressent courtoisement aux cyclistes sous forme écrite Fig. 2. Mais peu à peu apparaissent et se stabilisent les signes conventionnels et les formes réglementaires que l’on connaît aujourd’hui. Les quatre premiers sont fixés lors du premier Congrès international de la route organisé en 1908 par les différents clubs automobiles et touristiques nationaux. Si elles sont au fil du temps entérinées par l’État, ses formes émanent des associations automobiles qui participent donc pleinement à la définition de notre environnement visuel quotidien. Apparaissent alors dans l’espace public des signes abstraits conventionnels Fig. 3 Fig. 4 à la même époque où émerge l’abstraction picturale Fig. 5.
Parallèlement, la production des panneaux du TCF se centralise, ce qui a pour effet de stabiliser leur forme, leur composition et leurs modèles de lettres et, par conséquent, de diffuser une forme homogène à l’échelle du territoire français.
Avec le soutien de l’industrie automobile et de membres proches du pouvoir, le Touring-Club s’avère être un lobbyiste puissant qui aura rapidement un rôle de conseil auprès de l’État et ce, jusqu’à la dissolution de l’association en 1983. Son outil majeur d’action est sa revue mensuelle. Du point de vue de la signalétique, elle lui permet d’établir un réseau de membres à la fois prescripteurs et mécènes, qui identifient les points de danger et d’intérêt et financent la production et la pose des panneaux. Chaque plaque porte la marque de l’association ainsi que le nom du donateur qui a permis son installation et qui semble alors nous parler personnellement pour nous dire où aller et quoi regarder Fig. 6.
Les entreprises liées à l’essor de l’automobile et du tourisme voient rapidement les enjeux publicitaires marquer ainsi les bords de routes de leurs noms. Après la Première Guerre mondiale, alors même que le TCF lutte contre l’affichage publicitaire le long des routes, le sponsoring remplace largement les souscriptions individuelles.
Dans un souci d’homogénéisation, la revue diffuse des modèles pour que chacun, professionnel ou particulier, puisse produire des panneaux cohérents. Toutefois, certaines marques telles que Renault, Citroën ou Dunlop préfèrent produire leurs propres modèles. Michelin, notamment, profitant des spécificités géologiques de Clermont-Ferrand, va développer et fabriquer à partir de 1928 de robustes panneaux en pierre de lave émaillée et béton Fig. 7.
Plus modestes, les premiers panneaux produits par Michelin, dès 1910, sont significatifs de l’ambivalence de cette signalétique sponsorisée. Ces panonceaux en tôle émaillée sont suspendus à l’entrée des agglomérations à qui ils sont offerts. D’un côté, ils indiquent le nom de la ville, le numéro de la route et la mention « Veuillez ralentir, attention aux enfants » et, de l’autre, disent « Merci » ; tout en signifiant sur chaque face qu’il s’agit d’un don de Michelin. Dans cet étrange objet, il est assez difficile de déterminer qui remercie qui et de quoi. Indiquant sa route à l’automobiliste et le remerciant au passage, l’écriteau semble remplacer l’autochtone qui est renvoyé au mieux à un décor, au pire à un danger. Alors que l’extrait de Lewis Caroll cité en introduction exprime bien les réticences que peuvent avoir les « fermiers » à voir une carte à échelle 1:1 se dérouler sur leur territoire, plus généralement, la signalétique de direction et de position permet à un étranger au territoire de le parcourir et de le visiter en limitant les interactions avec ses habitants, ne s’attachant qu’aux éléments pittoresques, patrimoniaux ou folkloriques, créant une relation ambiguë entre ceux qui sont mobiles et ceux qu’ils voudraient immuables. En quelque sorte, ces aménagements viennent se substituer au guide montrant le chemin, pointant les dangers, faisant le lien avec les services locaux et sachant, face au paysage, nommer les villages, les bâtiments et les sommets.
C’est d’autant plus vrai pour les tables d’orientation qu’installe le Touring-Club de France à partir de 1902 Fig. 8. D’abord outils d’orientation dans un paysage inconnu, elles fixent sa toponymie et donnent à l’étranger une connaissance de la géographie locale. Elles orientent le regard, donnent un point de vue sur ce qui est pittoresque en peignant littéralement le paysage dans une troublante tautologie. Vues comme de véritables œuvres d’art par leurs promoteurs, elles qui n’étaient qu’un médiateur entre le touriste et le pays deviennent des destinations touristiques à part entière avec leur propre signalétique, des monuments à voir au même titre que les paysages qu’elles révèlent. Ce retournement permet d’envisager une signalétique sculpturale qui, par son esthétique et son installation, participerait de l’aménagement de nouveaux espaces touristiques Fig. 9.
En 1921, le TCF lance une nouvelle souscription pour ériger le long des routes 240 bornes commémoratives (119 au final) en granit rose d’Alsace, jalonnant la ligne de front du 18 juillet 1918, à partir de laquelle les Allemands n’ont plus gagné de terrain Fig. 10a Fig. 10b. Ce monument mémoriel à l’échelle de la carte, digne d’une œuvre de Jan Dibbets, accompagne un nouveau type de tourisme, celui des champs de bataille. La signalétique ne pointe alors plus un espace pittoresque ou patrimonial mais le souvenir d’un temps mémorable qu’elle ancre dans sa géographie.
Inspirés de celui-ci, des projets similaires verront le jour après la Seconde Guerre mondiale. Initiée par l’imprimeur et colonel Guy de La Vasselais en 1946, la Voie de la liberté jalonne, grâce à des bornes de béton rose Fig. 11a Fig. 11b, l’avancée de l’armée américaine du général Patton de la Normandie à la Belgique.
Dans les environs d’Utah Beach, un faisceau de routes porte le nom de membres de la First Engineer Special Brigade morts lors du Débarquement. En 1958, Michelin en assure le marquage odonymique par des panneaux anglophones aux formes et lettres spécifiques, transformant cette parcelle de territoire en mémorial. L’entreprise va également produire un nouveau modèle de panneau, marqué d’un drapeau tricolore, pour signaler les cimetières militaires des deux conflits sur l’ensemble du territoire.
Marquage identitaire
Ces différents projets soulignent l’engagement patriotique qui accompagne la volonté de mettre en place une signalétique à l’échelle nationale dès ses origines. En montrant les modèles de panneaux du Touring-Club lors d’une conférence, le graphiste allemand Johannes Bergerhausen commente : « C’est tellement français !5» Ainsi, en s’homogénéisant sur l’ensemble du territoire au cours du xxe siècle, les formes de cette signalétique deviennent identitaires. Suite à une étude comparée des signalétiques autoroutières européennes menée pour le compte des Autoroutes du Sud de la France, en 1985, Jean Widmer écrit : « Chaque pays tient à son code de signalétique comme s’il faisait partie de son patrimoine national6 ». Pourtant, ce sont des formes récentes mêlant volontés royales, associatives, industrielles et administratives, que l’État ne stabilise qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
En 1946, l’État publie la première Instruction générale sur la signalisation routière, qui réunit l’ensemble des directives émanant de différents ministères concernant la forme et l’emplacement de la signalétique. En premier lieu, elle met en application une loi interdisant les mentions publicitaires sur l’ensemble de la signalétique routière, ainsi que toute forme de don pour son installation. L’État et les collectivités deviennent seuls responsables du choix de l’emplacement et de la pose, et imposent une forme fixe aux fabricants qui deviennent spécialisés. Michelin va cependant poursuivre sa production en pierre de lave émaillée et béton jusqu’en 1971, où la taille de la signalétique autoroutière réglementaire devient trop importante pour cette technique. De par leur solidité et leur longévité, ces panneaux vont durablement marquer le paysage français et participer de l’imaginaire des Trente Glorieuses et ses premiers départs massifs en congés payés le long de la Nationale 7 Fig. 12.
Avant cela, les panneaux offrent une importante diversité de formes liée aux différents producteurs, où seul l’usage de la couleur bleu et de lettres capitales reste constant dans la signalétique directionnelle. Dès 1835, une circulaire du directeur général des Ponts et Chaussées et des Mines Fig. 13 mentionne que « les lettres seront écrites en blanc, sur un fond bleu de ciel foncé », ce qui, sous Louis-Philippe, apparaît comme une paraphrase pour ne pas dire bleu roi quand il s’agit de jalonner les routes royales.
La prédominance des lettres bâton capitales semble, elle, due aux techniques de production des panneaux Fig. 14. Qu’ils soient peints, fondus ou émaillés, ces modèles de lettres dominent l’industrie et l’artisanat depuis la fin du xixe siècle car la simplicité de leur géométrie permet de les reproduire et de les adapter facilement aux proportions des supports. Elles constituent, dès le début du xxe siècle en France, ce que David Poullard appelle « une écriture du quotidien », au même titre que les enseignes de stations de métro parisiennes qui lui ont servi de modèle pour créer la famille de caractères « les Ordinaires ».
L’occupation allemande vient rompre ce quotidien en imposant les formes signalétiques en vigueur en Allemagne, notamment l’utilisation de minuscules monolinéaires peintes en noir. L’instruction de 1946 annule les choix faits sous l’occupation pour n’en conserver que l’usage de panneaux directionnels en forme de flèche et d’un fond clair entouré d’un fin listel Fig. 15a Fig. 15b Fig. 15c. Ainsi, le bleu réapparaît pour quelques décennies et les capitales vont à nouveau dominer la signalétique de direction et de position et ce, jusqu’à aujourd’hui Fig. 16.
En ce qui concerne les « signaux touristiques ou d’intérêt local », apparaissent de mystérieuses « lettres cursives », dont le dessin d’origine inconnue s’apparente à un Clarendon penché Fig. 17. Le choix de ces lettres cursives, dont les formes s’inscrivent dans le xixe siècle, montre indirectement le refus d’utiliser des minuscules linéales. Cette réaction identitaire, bien qu’explicable au sortir de la guerre, alimentera une volonté de « renouveau de la graphie latine7» qui va traverser le monde de la typographie française à partir de 1950 sous l’impulsion de Maximilien Vox. L’apparition de cette cursive semble en être un indice précurseur.
Dans cet étrange duo d’alphabets, si les capitales bâton Fig. 18 peuvent être vues comme une expression de l’ordinaire et d’un style international à venir, alors les cursives Fig. 19 pointent l’exceptionnel, le patrimoine et le local. Ces lettres cursives seront remplacées en 1982 par des linéales penchées qui en reprennent les proportions.
Les caractères réglementaires actuels de signalétique, les L1, L2 et L4 Fig. 20, apparaissent comme les héritiers de cette histoire qui explique l’étonnante absence d’un romain et leur savoureuse maladresse. Le créateur de caractères et calligraphe français Jean-Baptiste Levée les décrit comme un « épitome tardif d’une pensée moderniste » dont l’esthétique « est immanquablement liée au design administratif ». « Les lettres sont formées selon une rigueur toute inspirée des linéales de la seconde moitié du xxe siècle8. » Effectivement, elles n’ont que peu évolué depuis celles géométriquement décrites dans l’instruction de 1946. Cette instruction correspond à une quasi-totale prise en main par l’État de la définition de la signalétique nationale par le choix des formes et une mise à l’écart de la réclame.
Dans le cadre du tourisme, il faut noter le cas spécifique de la « signalisation des monuments historiques » mise en usage juste avant la guerre, en 1938, qui intègre l'utilisation de lettres linéales en minuscules dont la forme va fortement varier d'un constructeur à l'autre Fig. 21. Il est intéressant de noter que la charge de ces panneaux relève de l’administration des beaux-arts, aussi bien pour la définition de leur forme que pour leur emplacement et leur financement, avec l'aide « des associations de tourisme, syndicats d'initiative et propriétaires des monuments et sites bénéficiaires9 ».
Leur circulaire interministérielle d'application explique que « la circulation automobile n'a pas seulement un but utilitaire. Les touristes, pour lesquels elle constitue le moyen le plus commode de visiter en détail un pays ou une région et d’accéder directement à des sites ou à des monuments du passé […], ont également besoin d'être guidés dans leur voyage pour pouvoir se rendre facilement à l'endroit qu'ils désirent visiter et qui est, quelquefois, le but unique de leur déplacement ». Elle précise par ailleurs que « seuls pourront faire l'objet de cette signalisation spéciale les monuments ou sites pour lesquels M. le Ministre de l'Éducation aura pris des mesures de préservation ».
Au cours des années 1950, l’essor des autoroutes, articulé à celui du tourisme de masse, va faire naître de nouveaux interlocuteurs privés qui vont se faire, à leur tour, prescripteurs d’un nouveau regard sur le patrimoine à l’appui de nouvelles formes signalétiques.
Art signalétique
En 1972, les sociétés d’autoroutes, avec le soutien du ministère de l’Équipement, font appel à Jean Widmer pour créer les premiers panneaux d’animation touristique et culturelle10 qui visent à rompre la monotonie des trajets en autoroute par un regard sur le patrimoine local Fig. 22. Si les 550 pictogrammes produits en sept ans pour aménager 2500 kilomètres d’autoroutes sont un monument du design moderne français, ils participent fortement à la folklorisation des territoires traditionnels en synthétisant leur culture par une combinaison de pictogrammes croisés à 130 km/h.
On peut se demander quelle a été l’influence de ce travail pictographique sur le brand territorial11 des années 1980 et sa floraison de logotypes de collectivités territoriales schématisant leur patrimoine naturel, architectural ou culturel.
En 1974, les panneaux d’animation se généralisent à l’ensemble du réseau routier et sont réglementés par la loi. L’influence du travail de Jean Widmer se limitera à l’usage de la couleur brune et du Frutiger (renommé caractère L5 par l’administration). Dès lors, les pictogrammes sont bien souvent remplacés par des images illustratives voire photographiques qui annulent l’aspect ludique et combinatoire du projet de Jean Widmer.
À l’usage, il a été constaté que cette signalétique n’incitait que peu les automobilistes à prendre la prochaine sortie. Sa fonction devient surtout celle de valoriser l’autoroute comme un « équipement qui facilite la découverte et la reconnaissance des beautés de la France12 ».
En analysant l’adaptation de cette signalétique par la société Escota en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, le géographe français Jean-Christophe Gay en vient à penser que :
la vitesse, élément constitutif de la modernité, invente donc un espace formé de régions traditionnelles qui se donne à voir des autoroutes13[…]. Les domaines traversés sont donc réduits à quelques éléments exemplaires de la compréhension contemporaine de l’étendue terrestre, qui repose sur deux sentiments : « la curiosité pour les lieux où se cristallise et se réfugie la mémoire 14 » ; l’engouement pour le haut lieu, au sens propre et au sens figuré, dont la table d’orientation est à son point de vue ce que la signalisation d’animation est à l’autoroute. On peut voir alors cette mise en spectacle du voyage autoroutier comme une sorte de panorama inversé : mobile au lieu de fixe, en contre-plongée au lieu de surplombant, orienté et linéaire au lieu de circulaire, ce qui lui confère en partie cette sélectivité accrue. […] Sous couvert d’une telle reterritorialisation, la signalisation d’animation qui a été retenue en France n’est que d’apparence territoriale ; elle construit un espace éclaté comme un archipel par la valorisation d’éléments ponctuels, de préférence élevés et symbolisant le passé. Ainsi, au-delà de sa portée, cette signalisation, choisie et appréciée, révèle une sensibilité paysagère contemporaine, patrimoniale et muséifiante Fig. 23.
Pourtant, au cours des années 1970, d’autres approches sont explorées pour rompre la monotonie autoroutière. En 1977, la société Autoroute Paris-Est-Lorraine confie au cabinet d’architecture Sopha et à l’artiste Guy de Rougemont la conception d’une animation artistique sur un tronçon d’une trentaine de kilomètres de la A4 entre Sainte-Menehould et Châlons-en-Champagne.
Tétraèdres, cubes, carrés, triangles, cylindres et sphères peints de dégradés de couleurs vives s’égrènent sur le talus de l’autoroute et accompagnent l’automobiliste en lui offrant « une nouvelle échelle de perception sensorielle et émotionnelle dans le monde utilitaire15 ».
Discrète et discontinue, cette œuvre occupe l’ennuyeux plus qu’elle ne pointe un patrimoine extraordinaire. En cela, elle rompt avec l’art autoroutier tel qu’a pu le documenter Julien LelièvreFig. 24 et qui, bien souvent, évoque l’histoire ou le terroir local16.
Dans son rapport pour le Conseil Général des Ponts et Chaussées, en 2003, Gilbert Smadja analyse que « l’autoroute étant vue comme un vecteur à travers le territoire national et les régions, l’œuvre de l’artiste a, le plus souvent, été envisagée sur ce ruban comme un signal chargé de témoigner et de révéler à l’automobiliste la présence d’éléments marquants du patrimoine de ces régions17 ». Dans ce rapport critique, l’œuvre de Rougemont est vue de manière positive par sa discrétion, son autonomie artistique et son aspect paysager, tandis que, par ailleurs, « bien des œuvres réalisées, même parmi les plus coûteuses, paraissent souvent anecdotiques, parfois un peu grandiloquentes et peuvent être jugées artistiquement discutables. Il ne semble pas que l’on ait réussi vraiment à trouver la place pertinente de l’art dans ces espaces de la route et des autoroutes. »
Ainsi, ces œuvres, comme une part de la signalisation, prennent une fonction d’animation pour amoindrir l’ennui des trajets sur l’autoroute en évoquant le patrimoine qui la borde. Ce qui faisait l’objet du tourisme devient le décor d’un trajet confortable et rapide vers le soleil et les loisirs. À moins de rechercher cet ennui asphalté et de prendre le temps d’habiter chaque aire de repos comme l’ont fait Carole Dunlop et Julio Cortazar dans Les Autonautes de la cosmoroute 18 Fig. 25, les autoroutes ne sont pas un lieu de villégiature. Elles sont des infrastructures qui accompagnent l’essor d’un tourisme de masse vers de nouvelles destinations qui se développent au cours des années 1960 : les stations touristiques.
L’articulation d’un aménagement touristique avec les ressources naturelles thermales, balnéaires ou montagnardes n’est pas nouvelle. Elle est la base du tourisme de villégiature bourgeoise de l’antiquité romaine comme du XIXe siècle. Durant les Trente Glorieuses, avec les congés payés acquis en 1936 par le Front populaire, ces pratiques vont se populariser. L’achat du parc d’Ermenonville par le TCF en 1938 et sa transformation en camping après-guerre sont significatifs de cette évolution du tourisme et de celle des activités de l’association qui va désormais se soucier essentiellement de développer des infrastructures touristiques.
Dans l’ambition d’offrir cette situation au plus grand nombre, l’État va participer de cette massification touristique à travers deux programmes interministériels : le plan Neige de 1964 à 1977 et, de 1963 à 1983, la Mission Racine, dont le nom complet, Mission interministérielle d’aménagement touristique du littoral du Languedoc-Roussillon, renseigne bien sur ses ambitions. Il s’agit alors, non plus de pointer un patrimoine existant, mais de mettre en tourisme de nouveaux espaces. Ces programmes font émerger de terre des cités touristiques modernes dans des cadres plus ou moins vierges tels que les stations de ski de Flaine, Les Arcs, Tignes, SuperDévoluy ou Avoriaz et les stations balnéaires de Port-Camargue, la Grande-Motte, Le Cap d’Agde, Gruissan, Port-Leucate ou Port-Barcarès. Elles sont des lieux privilégiés d’expérimentation pour l’architecture moderniste avec notamment Charlotte Perriand aux Arcs ou Marcel Breuer à Flaine19.
Pour l’aménagement du littoral Languedoc-Roussillon, Georges Candilis est choisi comme architecte en chef, coordonnant les projets des architectes de chaque station balnéaire. Lui-même conçoit l’unité touristique Port-Leucate-Barcarès Fig. 26 que nous allons regarder de plus près. Le choix de Candilis, alors en charge de la construction des nouveaux quartiers du Mirail à Toulouse, illustre bien le parallèle qui s’établit en cette période de babyboom avec les villes nouvelles et l’on peut constater différents échos formels entre les deux projets.
Comme pour les villes nouvelles où des plasticiens conseils sont appelés à « inventer une tradition20 », comme peut le formuler Fabio Rieti à propos de son travail de mise en couleur de Marne-la-Vallée, artistes et designers sont associés à ces grands aménagements touristiques. Leurs œuvres accompagnent alors l’architecture dans ces nouveaux espaces touristiques conquis sur la nature, pour marquer leurs paysages des formes de la modernité.
En 1969, le lido de Port-Leucate et Port-Barcarès est une bande de terre gagnée sur les eaux entre le lac et la mer, d’où émergent les premières constructions et, déjà, le long de la plage du Barcarès, un Musée des sables Fig. 27 voit le jour au pied du premier immeuble dessiné par Candilis. Il rassemble, entre les dunes et à ciel ouvert, une quarantaine de sculptures monumentales d’artistes contemporains tels Yannis Gaïtis, Peter Klasen, les Simonet, Gina Pane ou François Morellet. Le galeriste et photographe John Craven, initiateur du projet, explique qu’« érigée dans cette Catalogne riche de splendeurs médiévales, [cette œuvre est] témoin et trace de notre maintenant, élevée, dans le ciel de la mer, par les yeux du xxe siècle. Pour être transmise à ceux de demain. » Jacques Séguéla, alors jeune publicitaire en charge de la promotion de la station, complète : « Une plage exposition où les sculptures envahissaient l’espace communal, tantôt totems solaires érigés sur la plage, tantôt divinités fonctionnelles bordant les trottoirs. Le projet fou allait jusqu’à muer chaque objet public en objet d’art. Du banc à la poubelle en passant par les abris d’autobus21. »
Si le but assumé est de constituer un nouveau patrimoine local, voire une mythologie moderne, certaines œuvres peuvent s’apparenter à de l’aménagement, à la frontière entre sculpture, mobilier urbain et signalétique.
Signal moderne
Dans cette même dynamique, Jacques Séguéla fait appel au jeune coloriste conseil Jean-Philippe Lenclos pour concevoir une mise en couleur du bâtiment des chantiers navals Gondolys à Port-Barcarès. En réalisant une gigantesque fresque polychrome couvrant entièrement les deux faces du hangar, il va s’inscrire dans la lignée des supergraphiques du complexe touristique de Sea Ranch en Californie réalisés par l’architecte Charles W. Moore et la graphiste Barbara Stauffacher.
Il est intéressant de noter que, par ailleurs, il participe d’une patrimonialisation chromatique avec ses recherches autour de La géographie de la couleur. Alors qu’il travaille pour les peintures Gaultier, il développe une méthodologie de relevé paysager et architectural pour établir des gammes chromatiques régionales. Par la suite, il travaillera pour des municipalités conscientes « de la nécessité de préserver et de mettre en valeur leur patrimoine architectural », à l’élaboration de ce que l’on appellerait aujourd’hui un plan local d’urbanisme. Lenclos synthétise ainsi leurs objectifs : « améliorer la qualité de vie des habitants, tout en valorisant l’image de la ville, et provoquer un essor culturel et touristique22 ».
Dans ces deux facettes d’apparence antinomique du travail de Lenclos, la couleur agit donc comme un acteur d’une mise en tourisme des lieux : dans un cas comme un élément de folklore, comme en atteste la préface de Georges Henri Rivière, fondateur du Musée national des arts et traditions populaires, au livre de Lenclos 23 ; dans l’autre comme un marqueur de modernité. Au Barcarès, à la couleur s’ajoute la toponymie. En utilisant sur une face le nom du chantier et sur l’autre celui de la station comme une matière picturale et graphique, il transforme « ce bâtiment à l’architecture tout à fait banale en un gigantesque signal joyeux et ludique24. » Ce hangar décoré devient l’enseigne monumentale et le panneau d’entrée de ville de cette station balnéaire encore peu construite.
Particulièrement sensible à cette notion de signal, le peintre, puis sculpteur, Jacques Tissinier va également être impliqué, dès 1968, dans l’aménagement de la station, où il va pouvoir développer son travail de Tissignalisation. Il y réalise des peintures murales sur les premiers commerces, des enseignes abstraites, un projet de signalétique ainsi que du mobilier public et privé : les abris-bus de la ville et les meubles de la marina Nautica qui, dès 1972, seront édités par Prisunic. L’ensemble de ce mobilier est produit en tôle émaillée par le fabricant de signalétique routière Neuhaus. Jacques Tissinier parle de sa « peinture urbaine servant d’abris-bus » comme d’un « signal de la rue d’une échelle nouvelle empruntant volontairement la technique et les couleurs primaires de la signalisation routière, le bleu, le rouge, le blanc ; le graphisme, celui des supports de la motorisation25 ».
On peut se demander ce qu’il reste de la fonction de signal liée à la motorisation sur une table basse, si ce n’est de marquer son appartenance à une civilisation de la vitesse dans un nouveau type de criminel ornement. Car, au-delà des fonctions, il s’agit de dresser des signaux, de montrer que ce territoire de loisirs gagné sur les marécages et les moustiques est marqué par la modernité, d’abord par les bâtiments de Candilis, mais également par les interventions artistiques vues comme des aménagements à part entière. À propos de Jacques Tissinier, Georges Candilis déclare qu’il « construit avec nous l’environnement désiré en partant d’un objet utile, une tache de couleur. Il crée en vérité “une peinture urbaine”, matériel de construction, au même titre que le ciment ou la pierre, le soleil, l’ombre et l’espace26. »
Lenclos, comme Tissinier, évoque la notion de signal. Chacun d’eux emprunte au vocabulaire de la signalisation routière, l’un sa grammaire, l’autre ses formes, ses matériaux, ses couleurs, et en tous cas son échelle et sa géométrie, laquelle apparaît alors comme un marqueur de modernité. Dans son texte sur la campagne de lancement de la marque Elf en 1967, Jill Gasparina note que « à la fin des années 1950, il existe […] une sensibilité issue de la diffusion de l’art concret et du constructivisme, qui se traduit dans les arts visuels et appliqués par une prédominance de la géométrie, désormais associée pleinement aux valeurs de modernité, d’universalité et de fonctionnalité27 ».
Durant cette campagne, dite des Ronds rouges, toutes les stations-essence Avia, Caltex, CFPP et Lacq sont transformées en stations de la nouvelle marque Elf qui les englobe. Sur chaque station est alors peint un rond rouge monumental associé au logo de la marque. Ainsi, la nuit de son lancement, 1250 stations ont été marquées. « Jean-Marc Chaillet, qui était directeur communication de la marque à l’époque, [explique] que l’idée était de faire un point rouge, comme pour nommer un lieu sur une carte, et dire : “c’est là”. […] Il y a quelque chose d’assez essentiel dans ce rond rouge qui doit être vu de loin et unifier les architectures28. » On retrouve ici l’idée que le territoire pourrait être sa propre carte à échelle 1:1 et où ses éléments graphiques se retrouveraient eux aussi à l’échelle, dans le réel, comme l’île du « A » de l’Atlantique dans les aventures de Philémon29.
À travers ces quelques exemples, on voit que, dans l’aménagement touristique public ou privé, la notion de signal vient s’ajouter à la fonction signalétique. Dans cette civilisation de la vitesse automobile, la visibilité prime sur l’information directionnelle. À l’inverse des panneaux de signalisation, ces « taches de couleurs » ne sont pas des signes conventionnels mais de simples pointeurs à l’échelle du paysage urbain qui marquent son appartenance à la modernité. Lorsque Jill Gasparina pointe la concomitance temporelle de la campagne des Ronds rouges et du début des peintures de cercle de Mosset, celui-ci répond qu’il « devait y avoir à l’époque un climat géométrique ».
À cette époque en France, Victor Vasarely est l’un des acteurs et des promoteurs majeurs de cette ambiance géométrique et colorée, comme du rapprochement entre art et architecture. Il va lui-même intervenir dans des cadres touristiques, à la gare Montparnasse, au pied des pistes à Flaine, au croisement de la A51 et de la A8, le long de la plage de Canet ou face au casino de Monaco. Ces projets participent de la notion de Folklore planétaire que Vasarely développe dès 1959.
Il estime que, « à la civilisation mondiale doit correspondre un langage plastique mondial, simple, beau et acceptable par tous. Mieux : utilisable par tous30 ». Il établit alors un Alphabet plastique abstrait à partir d’Unités plastiques, chacune « composée d’un couple de deux éléments géométriques colorés imbriqués l’un dans l’autre qu’il est possible de permuter et de combiner31 Fig. 28 ». Partant de là, il produit des compositions modulaires adaptées à la production industrielle à toutes échelles.
En songeant aux exemples de Elf ou de Renault, dont il redessine le logo en 1972, on pourrait penser que cette « civilisation-culture à l’échelle de la Terre » qu’il annonce se concrétise dans le capitalisme mondialisé et que son folklore est le branding géométrique issu du style international. Parmi ses aphorismes à la saveur de manifeste, Vasarely note : « Aspirations aux plaisirs sensoriels : édifices publics décorés, usines polychromes, mises en scène grandiose de la propagande, expositions, foires, aéroports, signalisations routières, ordonnances urbanistiques, qui sont autant d’occasions de vivre dans les formes-couleurs32. » Ainsi, comme la propagande, la signalisation routière apparaît tel un des médiums de ce Folklore planétaire qu’il rejoue.
En 1979, en marge de la Mission Racine, Vasarely réalise l’aménagement du promenoir de la plage de Canet par un calepinage modulaire au sol et une série de « signaux ». Le vocabulaire formel s’inscrit presque dans une caricature des marquages et panneaux routiers déplacés sur cette promenade piétonne face à la mer Fig. 29.
Tout comme Tissinier, il utilise les matériaux et les formes de la signalisation en les vidant de leur fonction. On peut se demander si, comme pour les sociétés traditionnelles, l’établissement d’un folklore mondial n’ouvre pas la porte à une folklorisation des formes du modernisme. Souvent portée par un mouvement légitime de conservation d’un patrimoine culturel sur le point de disparaître, la folklorisation est régulièrement désignée comme un travers ambigu de sa mise en tourisme, figeant les formes en les caricaturant pour les rendre accessibles au plus grand nombre et en les reproduisant hors de leur fonction première.
Ce déplacement des formes de la signalisation d’origine administrative dans le champ de l’art et du design leur offre une certaine légitimation tout en les patrimonialisant. Ce mouvement se poursuit aujourd’hui, dans le champ du dessin de caractères typographiques à travers les différents revivals numériques de lettrages de signalétique comme les Ordinaires de David Poullard ou le Plaak de Damien Gautier. La fonderie Production Type travaille actuellement avec Julien Lelièvre et Emmanuel Besse sur le Signal qui s’inspire des caractères L1, L2, L3 de signalisation. Cette remédiation crée un conservatoire de formes qui prolonge leurs usages indépendamment de leur fonction première. Elle offre une alternative à l’archivage muséal, à l’heure où le projet d’animation autoroutière de Jean Widmer entre dans les collections du CNAP et le mobilier de Tissinier dans celles du Musée des arts décoratif. Ce mouvement de muséification d’objets du design moderne, associé à la notion de folklore, pose la question de la possible existence d’un musée des arts et traditions populaires contemporain.
Alors que les traces de la campagne publicitaire d’Elf tendent à disparaître, l’intérêt qu’y portent les artistes Olivier Mosset et Jean-Baptiste Sauvage, en partie nourri de leur pratique d’abstraction trouvée, pourrait participer de cette dynamique. En octobre 2016, Jean-Baptiste Sauvage repeint un rond rouge sur l’ancienne station-essence de Peyrus. En transformant ce marquage en œuvre d’art, il y a indirectement un rôle de conservation alors même que les Plans Locaux d’Urbanisme actuels, qui s’appuient bien souvent sur les travaux de Lenclos, interdisent ce genre de marquage publicitaire. Il y a également une réactivation d’un geste pictural, comme on reproduit un motif traditionnel ou une danse folklorique.
Par la suite, l’exposition « Olt » en 2017 à l’Espace d’Art concret de Mouans-Sartoux rassemble une archive et une documentation de la campagne des Ronds rouges, ainsi qu’une sélection d’œuvres de Mosset et Sauvage pouvant y faire écho. Les diverses facettes de ce projet (documentation, réactivation, actualisation, conservation) offrent un parallèle intéressant avec la démarche de Georges Henri Rivière qui avait la volonté d’effectuer une synthèse entre les différents courants folkloristes oscillant entre ethnographie et traditionalisme.
Sans aller jusqu’à dire que l’appropriationnisme et le reenactment constituent un folklore contemporain qui ferait des centres d’art des écomusées, on peut noter le rôle que peut aujourd’hui jouer l’art dans le développement de nouvelles formes de pointage patrimonial.
Un exemple pourrait être l’intervention de Felice Varini sur les remparts de Carcassonne, à l’été 2018. Plutôt que de pointer le patrimoine, elle le marque pour orienter notre regard vers lui tout en l’incluant dans le présent. Cette œuvre de Varini a incontestablement une portée signalétique et touristique. Visible de l’autoroute (juste en face du panneau de Jean Widmer), elle nous invite à nous déplacer jusqu’aux portes de la cité médiévale pour profiter de l’anamorphose et donc à y pénétrer. Ainsi, les signaux géométriques, qui furent des marqueurs de modernité, deviennent des marqueurs du patrimoine.
L’usage du signal à grande échelle, qu’il soit publicitaire ou touristique, achève le retournement du panorama décrit par Jean‑Christophe Gay à propos de la signalétique d’animation touristique et culturelle. Il ne s’agit plus de pointer pour orienter le regard vers un objet, mais de le marquer pour appeler l’attention. Le contraste entre la posture patrimonialisante de Viollet-le-Duc et celle de Varini alimente la polémique locale et permet cependant d’attirer de nouveaux regards sur ce patrimoine ancien. Si cette réactivation est salvatrice pour les vieilles pierres, elle est un outil privilégié pour les patrimoines récents en cours de définition et de mise en valeur.
Maria Ravari-Barbas étudie le cas particulier du Havre qui, malgré ses divers classements (ville d’art et d’histoire, patrimoine architectural du xxe siècle, patrimoine mondial de l’Unesco), peine à faire de l’architecture moderne de sa reconstruction un attrait touristique : « La communication touristique est ainsi obligée de vaciller entre les discours prônant les mérites de l’architecture urbaine et minérale de Perret et ceux plus consensuels de la mer et de la balnéarité33. »
C’est dans cette dynamique qu’en 2017, pour fêter son 500e anniversaire, la ville du Havre a fait appel au designer graphique hollandais Karel Martens pour intervenir sur les 700 cabines alignées sur la plage 34. Celles-ci, bien que d’un format standardisé établi dans les années 1950, appartiennent à des particuliers havrais et apparaissent comme les vestiges de pratiques balnéaires locales d’avant-guerre. Marginales aux temps glorieux de l’industrie portuaire, ces activités aquatiques tendent à être revalorisées d’un point de vue touristique à partir des années 1990. Pour unir cet alignement de cubes blancs modulaires, Karel Martens déploie lui aussi un alphabet abstrait, coloré et géométrique fait de bandes de couleurs et de largeurs différentes.
Ce signal heureux et moderne permet de rattacher symboliquement cet espace balnéaire lié aux loisirs d’une population locale à l’architecture de la reconstruction qui constitue aujourd’hui le patrimoine culturel et la visibilité internationale de la ville. En contrepartie, l’austérité du béton d’Auguste Perret se trouve connectée à une modernité plus colorée et associée à un tourisme populaire. Ce type de stratégie, dont Bilbao et Nantes sont souvent les exemples phares, permet l’émergence d’un tourisme culturel urbain par la mise en valeur d’un patrimoine récent, souvent industriel, en l’adossant à des actions et équipements culturels d’envergure. Ici, le graphisme prend le relais de l’architecture dans la redéfinition complexe d’un génie du lieu et tente d’opérer une réconciliation entre deux modèles touristiques en présence.
Des aspirations pittoresques et patrimoniales du Touring-Club de France aux régénérations culturelles post-industrielles d’aujourd’hui, en passant par le souvenir guerrier ou l’héliotropisme autoroutier de masse, on a vu que chaque typologie de tourisme engendre une signalisation spécifique qui marque le territoire de son identité, jusqu’à en devenir un élément même de patrimoine, voire à son tour de tourisme.
Pour boucler la boucle, se pose aujourd’hui la question des formes signalétiques qui sauront accompagner la remise en tourisme des stations des Trente Glorieuses qui entrent peu à peu au patrimoine architectural du xxe siècle, dans l’étrange situation d’un tourisme qui se regarde lui-même comme un folklore moderne.
Bibliographie
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Jean-Luc PIVETEAU. « La signalisation routière de direction : une nouvelle donne dans notre relation au territoire », in Espace géographique, tome 32. Paris : Belin, 2003.↩︎
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Johannes BERGERHAUSEN. « Au secours ! Écrire le danger dans l’espace public », conférence lors des Rencontres du 3e Type, Écrire avec des images , Atelier national de recherche typographique, Nancy, 2018.↩︎
Jean WIDMER. Jean Widmer. Villeurbanne : Maison de l’image et du son et les éditions Demi-Cercle, 1991.↩︎
Maximilien VOX. « Pour une Graphie latine », in Caractères no 1, 1950.↩︎
Jean-Baptiste LEVÉE. « À propos du caractère Signal », in Art d’autoroute, rapport de recherche, Julien Lelièvre, CNAP, 2017.↩︎
Circulaire, série A n°52, du 31 mai 1938, des ministères des travaux publics et de l'intérieur aux Préfets. ↩︎
Voir Jean WIDMER et Seb COUPY « Jean Widmer, Pionnier de la signalétique autoroutière française »↩︎
Ruedi BAUR et Sébastien THIEREY. Face au brand territorial. Baden : Lars Müller Publisher, 2013.↩︎
Responsable de la société Escota cité par Jean-Christophe GAY. Voir sur Problemata « La mise en décor d’un paysage ».↩︎
Jean-Christophe GAY, Ibid.↩︎
Pierre NORA et al. Les lieux de mémoire. Paris : Gallimard, « Quarto », 1986.↩︎
Guy DE ROUGEMONT cité par le Républicain Lorrain, 14 septembre 1977.↩︎
Julien LELIÈVRE, Art d’Autoroute. Paris : Building Books, 2019. Voir Laëtitia MOLINARI. « Art d’autouroute de Julien Lelièvre » et la collection « Julien Lelièvre, Art d’Autoroute, 2009-2015 ».↩︎
Gilbert SMADJA. Art et espace, le point sur une démarche urbaine. Rapport d’aménagement du ministère de l’Équipement, des Transports, du Logement, du Tourisme et de la Mer, 2003.↩︎
Carole DUNLOP et Julio CORTÁZAR. Les Autonautes de la cosmoroute. Paris : Gallimard, 1983. Voir Manon RAUPP « L’autoroute parallèle ».↩︎
Voir Pauline DURET et Benoît GUIMIER « Un joyau empoussiéré. La création de Port Leucate dans les années 1960. ».↩︎
Sabine FACHARD. L’art et la ville, intervention des artistes dans les villes nouvelles. Paris : secrétariat général des Villes nouvelles, 1977.↩︎
« Jacques Tissinier 1958-1983 », Les cahiers de Gromania no 3, Toulouse, 1983.↩︎
Jean-Philippe et Dominique LENCLOS. Les couleurs de la France, Géographie de la couleur. Préfacé par Georges Henri Rivière. Paris : Le moniteur, 1991.↩︎
Ibid.↩︎
Jean-Philippe LENCLOS cité in Cloé FONTAINE. « Jean-Philippe Lenclos : designer-coloriste ». Thèse de doctorat, Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne U.F.R O3 Art et Archéologie, 2006.↩︎
Jacques Tissinier 1958-1983, op. cit.↩︎
Ibid.↩︎
Jill GASPARINA. « Homage to the Circle », in Olt. Paris : Espace de l’Art concret et Catalogue Général, 2017.↩︎
Propos rapportés par Jean-Baptiste SAUVAGE, in Jill GASPARINA. « Mieux que la signature, entretien avec Olivier Mosset, Jean-Baptiste Sauvage et Fabienne Grasser-Fulchéri », in Olt, op. cit.↩︎
FRED. Philémon et le naufragé du « A ». Paris : Dargaud, 1972.↩︎
Victor VASARELY. Notes pour un manifeste, 1955.↩︎
Victor VASARELY. Plasticien. Paris : Robert Laffont, 1979.↩︎
Victor VASARELY. Plasti-cité : l’œuvre plastique dans votre vie quotidienne. Paris : Casterman, 1970.↩︎
Maria RAVARI-BARBAS. « Patrimonialisation et réaffirmation symbolique du centre-ville du Havre. Rapports entre le jeu des acteurs et la production de I’espace », in Annales de Géographie, tome 113, no 640, 2004.↩︎
Karel MARTENS. Couleurs sur la plage. Dans le cadre de la manifestation « Un été au Havre ». Paris : éditions Non Standard, 2017.↩︎