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Art d’autoroute de Julien Lelièvre.

Sur les autoroutes françaises : un inventaire photographique des œuvres d’art

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Ce projet de recherche photographique recense des œuvres d’art implantées sur les autoroutes françaises. L’idée de Julien Lelièvre, designer graphique, était de constituer une liste de ces œuvres, d’en faire la cartographie, puis l’inventaire photographique et enfin de réaliser un catalogue qui en serait l’aboutissement, la compilation. Deux textes publié au sein de l’ouvrage « Art d’Autoroute », (Building Books, 2019), l'un d’Éric Tabuchi et l'autre de Joëlle Zask sont reproduits dans la ligne. Composant l’ouvrage, la typographie Signal est une initiative croisée de re-création de caractères qui s’appuie sur un pan de la typographie français : les « Caractères » de signalétique d’autoroute. Elle rassemble le graphiste et photographe auteur du projet, e créateur de caractères typographiques Emmanuel Besse et Production Type, la fonderie typographique numérique de Jean-Baptiste Levée. La sélections de 89 images réunies dans une collection au sein de la ligne de recherche « Vus à 130. La route, le graphisme, les régions. Mise en tourisme de paysages autoroutiers et de sites en France, 1972-2022. » permettent de comprendre les œuvres d’art différemment que lorsqu’elles sont perçues depuis l’habitacle d’un véhicule, à 130 km/h sur autoroute.

« Art d’autoroute : projets artistiques présents dans le paysage routier & autoroutier. » Difficile d’obtenir beaucoup plus de renseignements sur ce sujet, en tout cas au niveau du « grand public ». La notion de commande publique ou de 1 % artistique se retrouve plus facilement dans bon nombre d’ouvrages comme le catalogue L’art à ciel ouvert – Commandes publiques en France, édité chez Flammarion […]. Art d’autoroute est un substitut à une définition plus complète sur la présence dans le réseau routier français d’œuvres d’art issues de commandes publiques et financées en partie par l’État et par les sociétés d’exploitation des routes et autoroutes. Ce sont ces œuvres, souvent monumentales, que nous croisons au détour d’une route répétitive et que nous ne pouvons observer avec patience et minutie, faute de lieu, de temps, de contexte et d’indications1.

Art d’autoroute

L’art d’autoroute ou l’art autoroutier désigne une catégorie d’œuvres d’art monumentales implantées en bordure d’autoroute, particulièrement en France. Ce type de sculptures, à la frontière entre l’œuvre et l’ouvrage d’art, s’est développé dans les années 1980 et 1990 grâce à une adaptation du « 1 % artistique » qui impose de consacrer 1 % du coût total d’une construction d’infrastructure (en l’occurrence, une autoroute) à la culture. L’acquisition de ce type d’œuvres passait en général par une commande publique. Pour autant, chaque conducteur, ou passager, d’une voiture française a déjà croisé une de ces productions, se souvient de sa forme ou de la proximité de cette sculpture avec un lieu de vacances, une destination favorite, un voyage ou un trajet quotidien. Cette production n’était jusqu’ici pas encore référencée. Plutôt qu’un style unifiant, c’est bien la spécificité commune du lieu d’implantation qui réunit ce type d’œuvres.

Fin 2009, le photographe et graphiste Julien Lelièvre décide de mener une recherche sur cette production artistique méconnue et, pour le coup, assez décriée en France. Il obtient une allocation de recherche du Centre national des Arts plastiques (CNAP) sur la thématique de « l’art autoroutier ». Pour ce projet de recherche, l’idée de Lelièvre était, dans un premier temps, de constituer une liste de ces œuvres et d’en faire la cartographie, puis d’en faire l’inventaire photographique et enfin de réaliser un catalogue2 qui en serait l’aboutissement, la compilation. Avec des textes d’Éric Tabuchi, Joëlle Zask, Camille Bardin et Émilie Laystary, le travail photographique de Julien Lelièvre est publié au sein de l’ouvrage Art d’autoroute aux éditions Building Books en 2019. Ce projet de recherche photographique recense des œuvres d’art implantées sur les autoroutes françaises et, par ce qu’il met en avant, valorise le patrimoine français.

J’ai choisi de travailler sur ce projet car, au-delà de son sujet, il me semble partageable et commun, donc propice à être généreux. Commun parce qu’il traite d’une partie du paysage propre à tous, du patrimoine culturel français, et que nous avons tous en nous un souvenir, même flou, d’une sculpture monumentale plantée dans un décor vide. Ce souvenir étant souvent lié à un manque d’accessibilité de l’œuvre, faute de temps, de moyens ou de contexte favorable. Partageable parce qu’il est public et que, forcément, chacun a un rapport particulier avec ces œuvres, différent de celui de l’œuvre suspendue à une cimaise dans un cadre muséal. Proposer un inventaire palpable de ces œuvres apparaît donc comme une suite logique, l’ouvrage3 permettant de rendre celui-ci consultable et diffusable.

Réunies dans cette collection au sein de la ligne de recherche « Vus à 130. La route, le graphisme, les régions. Mise en tourisme de paysages autoroutiers et de sites en France, 1972-2022 », les photographies permettent de comprendre les œuvres d’art différemment que lorsqu’elles sont perçues depuis l’habitacle d’un véhicule, à 130 km/h sur autoroute.

Extrait de la note d’intention de Julien Lelièvre remise en mars 2009 au CNAP

Dans ce même texte, il est mis en avant une certaine critique de la « validité artistique » de ces œuvres : « […] Toujours est-il que bien des œuvres réalisées, même parmi les plus coûteuses, paraissent souvent anecdotiques, parfois un peu grandiloquentes et peuvent être jugées artistiquement discutables […]. » Ceci ne saurait influencer mon intérêt pour cette étude, qui doit apparaître comme un inventaire ponctuel. Ce constat de vingt années de création sera le révélateur d’une politique culturelle d’une époque. Faire ce travail en ce moment paraît opportun, sachant que, comme il est indiqué ensuite dans le texte, « […] la situation actuelle ne paraît pas très favorable à une évolution positive : on peut constater à travers le tout dernier recensement (2002) de la mission de Bron, que peu de chose a été fait en la matière depuis plusieurs années, ou de bien significatif, hormis peut-être quelques interventions comme celle de Yann Kersalé en 2000 sur l’autoroute A16. Il semble bien, comme pour la société ASF que nous avons approchée, que le vent soit partout à la réduction sévère de ce type de dépenses […] ».

Préparation des itinéraires et des outils, protocoles et prises de vues

[…] Le dernier état des lieux établi par la mission de contrôle des sociétés concessionnaires d’autoroutes fait apparaître que 75 projets ont été réalisés depuis les années 1960 le long des autoroutes du réseau concédé […] » selon le rapport d’aménagement du ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Aménagement du territoire, « […] la grande majorité d’entre eux (65), l’ont été, comme on pouvait s’y attendre, dans les années 1980 et 1990 en application de la loi du 1 % aux investissements routiers ; plus précisément et surtout à partir de 1980 […].

La première phase du projet qui avançait de pair avec la recherche des œuvres était la cartographie de celles-ci Fig. 1 Fig. 2. Au fur et à mesure que la carte se remplissait, Julien Lelièvre voyait des zones délaissées et d’autres surchargées. Un réseau se dessinait. Au préalable, chaque œuvre était repérée sur Google street view® ou sur Google Earth®.

Plusieurs fois, le photographe n’a pu clairement identifier la localisation des œuvres car certaines zones n’étaient pas photographiées ou ne présentaient pas une vue adéquate. Une fois la carte complète, il édita des fiches d’œuvres qui reprenaient les informations nécessaires pour la prise de vue : localisation, extrait de carte à 3 niveaux de distance, infos… Fig. 3 Ces fiches, qu’il consultait pendant ses trajets Fig. 4, l’aidèrent pour l’avancement des prises de vues. En parallèle, il réalisait des itinéraires Fig. 5 lui permettant d’opérer une « boucle » (départ Paris – retour Paris) sur laquelle un maximum d’œuvres étaient disposées, et des annotations sur les éventuelles sorties à prendre, demi-tour, etc.

Le choix de l’appareil photographique n’est pas un détail dans ce projet. Pratiquant la photographie depuis quelques années aussi bien en numérique qu’en argentique moyen format, Julien Lelièvre s’est intéressé au protocole et au contexte des prises de vues pour faire son choix, par l’utilisation d’appareils familiers. Il utilisait un appareil photographique numérique plein format pour photographier les œuvres Fig. 6, lui permettant de visualiser le résultat tout de suite. Au fur et à mesure que sa série s’agrandissait, il commençait à voir naître sur l’écran un début d’écriture photographique (cadrage, lumière…).

En parallèle, il utilisait un appareil moyen format argentique pour produire une série d’images différente et complémentaire de la série des œuvres. Devoir changer de mode de prise de vue – plus lent et posé – l’amenait à avoir un regard plus contemplatif sur le paysage et l’univers autoroutier Fig. 7. Ces prises de vues se faisaient dans une autre temporalité, en recul, comme une pause entre deux. Cette deuxième série, On the road, devint un élément de rupture ou de transition dans les séries d’œuvres, elle a un statut à part. Elle vient compléter les vues frontales des œuvres. Le protocole imposé par le mode de prise de vue livre les coulisses de l’autoroute, ses éléments, son fonctionnement et, parfois, l’environnement dans lequel les œuvres sont placées. Cette série, plus libre, a de ce fait son autonomie dans le projet.

Julien Lelièvre prévoyait de photographier 76 œuvres d’art. Il n’en photographia que 71, certaines ayant été enlevées, volées ou remplacées. Chaque œuvre photographiée était un cas d’étude, sur l’angle de prise de vue, la distance, la lumière…, avec l’intention de constituer un inventaire – à défaut d’être stylistiquement cohérent – homogène Fig. 8. C’est dans cette préoccupation qu’il a fait le tour de chaque œuvre, multipliant les prises de vues pour pouvoir, au moment venu, choisir la bonne, celle qui pourrait s’intégrer au mieux dans la série.

Pour légender et apporter les informations nécessaires à tout état de l’art, puis pour tenter d’apporter un propos et une explication sur ces commandes, Julien Lelièvre demanda à Émilie Laystary, journaliste indépendante, d’interviewer quelques artistes ou ayants droits qui seraient partants et curieux de l’initiative.

L’ouvrage

Édité par la toute jeune maison Building Books en 2019, l’ouvrage offre des caractéristiques particulières qui renvoient à des éléments précis de la grammaire autoroutière. Entre l’expertise de Julien Lelièvre et celle des graphistes de Building Paris, Guillaume Grall et Benoît Santiard, qui composent et éditent, on lit également un attachement à la modernité mourante, à sa critique affectueuse et rigoureuse. Choix typographique et mise en page en sont les témoins.

Signal est une initiative croisée de re-création de caractères, rassemblant le graphiste-photographe Emmanuel Besse, créateur de caractères typographiques, et Production Type, fonderie typographique numérique de Jean-Baptiste Levée. Ce projet de création s’appuie sur un pan du paysage typographique français, les « Caractères » de signalétique d’autoroute. Ces alphabets normés, aux origines obscures, sont présents sur l’intégralité du réseau autoroutier français depuis les années 1970, et sont emblématiques de son identité typographique. Jusqu’à présent, les alphabets n’existaient pourtant que dans leur représentation normée (4 styles incomplets nommés L1, L2, L3, L4 : deux capitales et deux italiques uniquement). Les quelques polices de caractères numériques disponibles sont des numérations médiocres et incomplètes, à l’exécution peu soignée. La nouvelle série Signal complète et prolonge les typographies existantes. La nouvelle palette comporte donc des romains (inédits) en deux graisses et leurs italiques correspondantes, l’ensemble des signes diacritiques nécessaires à la composition de 120 langues latines, ceux pour les compositions mathématiques, une série de pictogrammes de signalisation routière et de nombreuses flèches. Un style supplémentaire, Signal Sol, déformé et excessif, parachève avec humour ce projet de restauration numérique. Ce nouvel ensemble démultiplie les usages possibles des « Caractères », au-delà de leur destination première, en les rendant notamment adaptés au design d’interfaces. Épitome tardif d’une pensée moderniste, l’esthétique des alphabets Signal est immanquablement liée au design administratif. Les lettres sont formées selon une rigueur inspirée des linéales de la seconde moitié du xxe siècle. Le Signal a son apparence propre et son gris typographique singulier. Production Type entretient depuis quinze ans une relation particulière avec les alphabets de signalétique routière, en en faisant un sujet d’étude en 2003. Ce Signal, revisité, harmonisé et rythmant l’ouvrage Art d’autoroute, prolonge la réflexion et ouvre de nouvelles possibilités de dialogues Fig. 9 Fig. 10.

Un extrait de ce travail de recherche est visible au sein de Problemata, dans la collection « Julien Lelièvre Art d’autoroute 2009-2015 », ainsi qu’au fil de la lecture de divers articles de la ligne « Vus à 130. La route, le graphisme, les régions. Mise en tourisme de paysages autoroutiers et de sites en France, 1972-2022 ».


  1. Tous les épigraphes et exergues de cette notule sont extraites de la note d’intention remise au CNAP en 2009 par le photographe et chercheur Julien Lelièvre.↩︎

  2. Julien LELIÈVRE. Art d’autoroute. Paris : Building Books, 2019.↩︎

  3. Ibid.↩︎