scrim

Sur la fabrication : preuves, vérités et design. Usage et conditionnements des outils de représentation numérique

abstract

L’usage de techniques de design pour réévaluer des faits de société est devenu une branche de la discipline, notamment depuis les influentes enquêtes de Forensic Architecture, une entité de recherche créée par Eyal Weizman en 2011 au sein de Goldsmith (université de Londres), à la fois agence et laboratoire de recherche. L’emploi d’outils de modélisation pour établir des preuves dans des cadres judiciaires ou politiques pose de nombreuses questions sur la nature de ces vérités collectives, les usages qui en sont faits, les modalités de partage des sources ou les rapports entre vérité et design – ou le design de la vérité. Simone Niquille, chercheuse sur les questions de représentation et d’enquête par le numérique, dialogue avec Francesco Sebregondi, acteur de ces pratiques de forensic design avec le projet INDEX dédié aux violences policières et situé à Paris. Quelle valeur ont ces vérités collectives ? Quelles spécificités apportent les outils numériques dans ces enquêtes ? Quel rôle le designer, en tant que manipulateur et producteur d’images et de simulations, peut-il avoir pour reconstruire des vérités – et de quelles vérités parlons-nous ? Traduit de l’anglais par Matthieu Ortalda

Entretien avec Simone C. Niquille et Francesco Sebregondi mené par Émile De Visscher

Il est une branche du design contemporain qui, tout en étant particulièrement ancrée dans la question du faux, plutôt que de jouer entre objets spéculatifs, mécanismes réels, faux-semblants et vrais effets, utilise les outils de simulations et de projections fictives pour étudier des faits de société et ainsi participer à construire des vérités collectives.

Ces pratiques ont été initiées par l’influent projet Forensic Architecture. Cette entité de recherche créée par Eyal Weizman en 2011 au sein de Goldsmiths (université de Londres) se comporte aujourd’hui à la fois comme un laboratoire de recherche et une agence, presque au double sens du mot : l’agence d’architecture mais aussi l’agence gouvernementale ou, plutôt ici, très clairement non gouvernementale. Cette pratique du design ne cherche plus à spéculer sur des architectures à venir, mais s’investit plutôt dans la reconstitution d’événements passés pour en étudier les actes et les séquences, dans l’objectif d’en faire des preuves judiciaires, politiques ou journalistiques. Souvent appliquée dans des contextes où les enjeux politiques empêchent une étude indépendante (frontière palestinienne, pollutions maritimes, actions militaires, pratiques génocidaires pendant les guerres récentes d’Irak ou de Syrie, etc.), cette « recherche » positionne le designer en tant qu’acteur indépendant, à l’étude des faits et actif dans la reconstitution d’événements problématiques.

L’usage d’outils de modélisation et de simulation dans le cadre judiciaire n’est pas nouveau, et comme nous le rappelle Simone Niquille, ces outils ont leurs biais, leurs fonctionnements propres et produisent des preuves qui sont donc de fait conditionnées. En quoi le forensic design [design d’investigation1], qui se réfère à l’idée de légalité ou de « scientifique » au sens d’un service scientifique d’une institution (médecine légale ou police scientifique par ex.), diffère-t-il de ces approches ? Qu’apportent les praticiens du design dans les productions de preuves ? Quelle vérité peut être ainsi reconstruite – et quelles singularités ces simulations et ces enquêtes possèdent-elles et déploient-elles – dans le domaine public, juridique ou journalistique ? Francesco Sebregondi, acteur de ces pratiques avec l’initiative INDEX dédiée aux violences policières, dialogue avec Simone Niquille pour élucider ces questions et tenter de définir ce qu’une « vérité paramétrique » peut vouloir dire en ces temps de crise de la vérité.

Partie 1 : Contexte et pratiques

Émile De Visscher

Chère Simone, cher Francesco, avant d’aborder la question de vos pratiques actuelles, pourriez-vous nous rappeler vos parcours et formations ?

Simone Niquille

C’est avec du recul que l’on parvient à faire sens de son parcours. Au départ, je voulais faire des études de photographie à la Rhode Island School of Design, mais après avoir découvert qu’ils avaient fermé les laboratoires expérimentaux, j’ai bifurqué vers un cursus de design graphique. Fascinée par les identités visuelles, les marques et les politiques de la représentation, j’ai rédigé un mémoire de Master sur la place du visage à l’ère de la photographie numérique et de la distribution en ligne – pourquoi les visages de « vraies » personnes se retrouvent dans des e-mails de spam et des pop-ups de fausses conversations Facebook. Cette recherche m’a permis d’explorer en profondeur la technologie de reconnaissance faciale et de tester sa robustesse scientifique en travaillant sur des sosies de célébrités et en créant une série de t-shirts inspirés de la technique du camouflage disruptif. Au final, ce travail m’a amenée à enquêter plus largement sur les processus qui se cachent derrière la reconnaissance faciale et la vision par ordinateur2, et il m’a fallu pour cela me plonger dans le domaine des effets spéciaux numériques. Je suppose que nous serons amenés à parler plus en détail de la corrélation entre ces différents domaines au fil de l’entretien...

Francesco Sebregondi

J’ai suivi une formation d’architecte à Paris et j’ai obtenu mon diplôme en 2008, au moment précis où la crise financière commençait à paralyser l’industrie du bâtiment dans le monde entier. Je suppose que je faisais partie d’une génération d’architectes qui n’a pas vraiment eu d’autre choix que d’explorer de nouvelles façons de faire de l’architecture. J’ai déménagé à Londres pour faire un Master au Centre for Research Architecture dirigé par Eyal Weizman, au Goldsmiths College de l’université de Londres. Par chance, le CRA et plus généralement Goldsmiths traversaient à l’époque une période d’effervescence intellectuelle et politique. Le projet Forensic Architecture (FA) a débuté en 2011 et j’ai fait partie de la première équipe. J’ai travaillé pour FA en tant que chercheur et chef de projet pendant dix ans en enquêtant principalement sur la Palestine. Ces recherches sont en grande partie à l’origine du sujet de ma thèse de doctorat, qui portait sur l’architecture sécuritaire du blocus de Gaza. Je suis revenu à Paris en 2018, au moment où l’atmosphère entre les forces de police et les mouvements sociaux et politiques était très tendue. J’ai réalisé que je pouvais tirer parti de mon expérience en investigation numérique et contribuer à la mobilisation croissante pour exiger des forces de sécurité de l’État qu’elles rendent compte de leurs actions. En 2021, après avoir mené l’enquête avec FA sur deux cas médiatisés de violences policières en France3, j’ai fondé INDEX, un laboratoire d’expertise indépendante qui poursuit le travail d'investigation de FA sur des affaires de violences d’État tout en l’ancrant dans le contexte français Fig. 3.

EDV

Vous avez tous deux exploré à votre manière les usages des outils numériques, et en particulier celui de la visualisation 3D. Quel regard portez-vous sur le monde virtuel et la construction des espaces numériques ? Sont-ils simplement de nouvelles manières de visualiser et de préfigurer un projet (comme l’est le dessin pour les architectes et les designers), ou posent-ils des questions plus fondamentales ?

FS

Je n’utilise pas le mot « virtuel » pour désigner les espaces et procédés numériques : le numérique fait partie intégrante de notre réalité contemporaine par la manière dont nous la vivons et lui donnons du sens. Au départ, avec Forensic Architecture, nous faisions usage des outils traditionnellement utilisés dans la conception et la préfiguration de projets architecturaux dans le but d’étudier et de reconstituer des événements qui avaient déjà eu lieu : le bombardement d’un quartier de Gaza, la frappe d’un drone sur la maison d’une famille de civils au Pakistan, etc. Événement après événement, cet ensemble de techniques et de méthodes nécessaires dans le cadre de ces enquêtes a commencé à former une sorte de nouvelle discipline architecturale et médiatique, davantage portée sur l’analyse critique des environnements habités que sur leur design. Je crois que cette forme de critique active et située participe aussi de la transformation des environnements.

SN

Dans ma pratique, le logiciel 3D est à la fois un outil et un terrain d’investigation. Aujourd’hui, on utilise des jeux de données d’apprentissage dans le cadre de la vision par ordinateur pour faciliter la navigation dans les espaces intérieurs. Cette technologie de visualisation a principalement été développée pour un usage domestique commercialisé sous le nom de smart home [maison connectée] – aspirateurs automatiques, interphones à caméra connectés à votre smartphone, babyphones, robots assistants personnels, etc. Parmi les produits existants, on trouve le robot domestique Astro d’Amazon, les caméras de surveillance Nest et l’aspirateur Roomba d’iRobot. Ce qui me fascine dans ces types spécifiques de dispositif, c’est qu’ils font face à un problème de collecte de données lié à l’accessibilité : les foyers sont censés être des espaces privés, comment donc collecter des milliers de données visuelles chez des particuliers ? Les données synthétiques font partie des solutions à ce problème. Elles constituent les modèles 3D des plans au sol, des meubles et des produits qui sont agencés dans des « maisons modèles » Fig. 1 Fig. 4. Des images fixes de ces agencements numériques sont ensuite produites en calculant des trajectoires caméra aléatoires en mouvement à travers ces « espaces ». Ces images fixes forment alors un jeu de données d’apprentissage. En architecture et en design de produits, l’utilisation de la modélisation 3D est systématique.

Si l’on considère que ces données sont représentatives d’un environnement domestique, les utiliser dans la construction d’espaces numériques semble être une solution séduisante et efficace. Toutefois, ces données synthétiques ignorent l’ambiguïté et la complexité qui font d’un espace une maison – au sens d’espace personnel – et sont également confrontées à des politiques de catégorisation, de disponibilité des données et à des problématiques linguistiques. Dans l’un des jeux de données que j’ai étudiés, une catégorie répertoriée indiquait « pistolet ». Est-ce une catégorie domestique ? Ce mot fait-il référence à un jouet ou à une arme à feu ? En outre, la catégorie « chaise » comprenait les modèles 3D d’un toilette, d’un fauteuil roulant, d’une poussette et d’une chaise électrique. L’inclusion de la chaise électrique est particulièrement perturbante. Or la création de ces jeux de données n’est pas un processus informatique, mais un processus guidé par des choix humains. Il ne s’agit pas là d’une question informatique, mais philosophique, politique et culturelle. Avec l’application du seul cadre informatique à cette problématique, les espaces domestiques se standardisent (numériquement) et sont réduits aux modèles 3D disponibles. Ici, cette standardisation est le résultat d’un désir fonctionnel qui considère que cette technologie doit être appliquée à des produits vendus sur le marché international. Une fois présentées dans des catégories et après la suppression de la source et du contexte du modèle 3D, les hypothèses formulées au moment du regroupement des données se présentent soudainement comme une réalité de terrain. Dans le cas des jeux de données (synthétiques) d’apprentissage pour la vision par ordinateur, les modèles numériques influencent directement la façon dont un objet va naviguer, interpréter et interagir avec le monde. Pour le bon fonctionnement d’une technologie de ce type, l’espace domestique doit parfaitement refléter son modèle numérique. De ce point de vue, la transition progressive du catalogue Ikea – initialement constitué de photographies scénographiées – vers un catalogue entièrement numérique est une évolution intéressante. Afin de créer son imagerie numérique, Ikea a créé un jeu de données d’une taille considérable pour tous ses produits, y compris pour les éléments externes au catalogue, c’est-à-­dire des éléments qui donneront l’impression que l’endroit est habité : de la nourriture, un chat, etc. Prenons l’exemple d’un aspirateur en apprentissage direct dans un jeu de données Ikea : cela semble être une solution efficace pour créer une vision par ordinateur qui permettra de naviguer dans les espaces intérieurs et reconnaître les meubles correctement. Il s’agit d’une solution fluide dans un monde toutefois (et heureusement !) beaucoup moins standardisé. Si j’achète une chaise Ikea, je peux très bien la scier et en faire une étagère si je le souhaite. Dans la réalité, la vie quotidienne offre une tactique brute de camouflage contre la vision par ordinateur. En rendant ces jeux de données synthétiques visibles, je cherche à mettre en évidence les processus humains de prise de décision au sein d’une technologie qui se présente comme objective, et ainsi à remettre en question son hégémonie.

EDV

Vous travaillez tous deux dans et autour du domaine criminel… Au final, quel positionnement l’architecture – ou le choix précis de représenter une scène réelle par le calcul d’un espace numérique – permet-elle d’adopter, en tant que chercheur et expert dans les médias ou devant les tribunaux ? Aussi, en quoi vos pratiques – sur la question de la représentation et de l’apparition d’individus dans les espaces virtuels – peuvent-elles vous amener à enquêter sur la production de preuves au sein de médias numériques ?

FS

Je pense que l’on peut dire qu’au cours des dix dernières années, Forensic Architecture a démontré que le champ de savoirs associé à l'architecture – et élargi par différentes pratiques médiatiques – pouvait contribuer de manière significative à la construction d'une vérité publique. Dans notre paysage médiatique de plus en plus complexe et éparpillé, l’architecture apparaît comme un outil de reconstitution qui permet de rassembler des fragments d’information et de les relier entre eux. Rétrospectivement, il me semble clair que notre travail d’investigation est resté une pratique architecturale, au sens littéral du terme : l’architecture d’investigation – traduction possible de forensic architecture, une pratique qui s’étend désormais au-delà du travail de l’agence du même nom – exploite la puissance de synthèse de l’architecture pour produire du sens et de la cohérence à partir de champs de données désorganisés.

Il ne peut y avoir de société sans vérités partagées pour maintenir son unité. Compte tenu du fait que parmi ceux qui ont œuvré au démantèlement de l’idée même de société, certains sont toujours au pouvoir aujourd’hui, il n’est pas surprenant que les conditions de l’émergence de vérités partagées aient été sérieusement attaquées ces dernières années. Dans ce contexte, tout effort visant à reconstruire un terrain d’entente pour un débat public éclairé et inclusif sur les questions de société revêt un caractère politique puissant.

Les recherches menées à FA sont toujours fondées sur des événements spécifiques et des situations particulières, et ce pour deux raisons : premièrement, parce que le projet relève d'un engagement pour la vérité et la justice dans un sens pragmatique – c'est à dire, enquête après enquête. Deuxièmement, parce que la compréhension des détails et des spécificités d’une enquête fournit un point d’entrée précieux dans le traitement des problèmes plus larges qui s’y entrechoquent. Avec INDEX, nous employons la même méthode et poussons cette approche de terrain un peu plus loin, en nous concentrant sur les cas de violences policières en France. Ici, la question des violences policières est devenue un débat profondément clivant, et son traitement dans l’espace public tend à la réduire à une question d’opinions et d’a priori sur la police. Dans notre travail, nous cherchons à établir les faits autour des opérations et activités policières – une fois encore, une enquête à la fois.

SN

L’histoire des avatars 3D est intrinsèquement liée à celle du design d’investigation. « Jack », le premier avatar 3D, a été créé par Norman Badler au Center for Human Modeling and Simulation de l’université de Pennsylvanie. Cette figure virtuelle reposait sur des données anthropométriques (mesures corporelles) du personnel de l’armée américaine, recueillies dans le cadre de l’Army Anthropometric Survey (ANSUR) [enquête anthropométrique de l’armée américaine] de 19884. Le cas d’étude prévu pour cette enquête portait sur le design de vêtements et d’équipements. Appelé « être humain virtuel », l’avatar Jack a été développé pour analyser l’ergonomie des cockpits d’avion. Il s’est ensuite retrouvé dans le logiciel de design ergonomique – également nommé Jack – qui a finalement été intégré au portefeuille de logiciels Siemens. On utilise généralement ce logiciel pour analyser l’ergonomie du design des postes de travail individuels et de l’agencement global d’une usine, par exemple. J’ai écrit sur la dimension politique des jeux de données anthropométriques et sur leur intégration au design de logiciels d’ergonomie en tant qu’option à sélectionner dans un menu déroulant, telle que « body-type ». Ces problématiques font écho à la critique des techniques d’investigation qui tentent d’objectiver la subjectivité en traduisant le corporel en nombre. Les mesures ne sont pas objectives. Elles ont un contexte et une subjectivité qui ne peuvent être généralisés. L’utilisation de mesures anthropométriques dans le système Bertillon5 par exemple–qui attribue des tendances criminelles aux individus sur la base de schémas répétitifs – est tout aussi violente et problématique dans la mesure où elle réduit une personne à des données. Comme on sait, les données peuvent être facilement confondues avec des faits scientifiques.

Partie 2 : Manipulation, objectivité et vérité

EDV

L’affirmation selon laquelle « les mesures ne sont pas objectives » est loin d’être dénuée d’intérêt dans le cadre du travail de Forensic Architecture et d’INDEX. Francesco, lorsque vous affirmiez la nécessité actuelle de construire une vérité collective, n’utilisez-vous pas vous aussi des outils de mesure et des techniques de visualisation spécifiques, qui génèrent un regard particulier sur les faits ? Vos outils ne sont-ils pas aussi subjectifs et prédéterminés que ceux de la police scientifique ? Si nous prenons le journalisme comme exemple, l’utilisation des technologies numériques dans les enquêtes juridiques ou journalistiques semble être de plus en plus courante. Quelle est la dimension politique de ces outils et quel est le rôle de ces technologies numériques dans le domaine journalistique ?

FS

Il y a plusieurs manières de répondre à cette question. Sur un plan pragmatique, la réponse est non : nos enquêtes et rapports visent principalement à établir ce que Hannah Arendt appelle les « vérités des faits », à savoir des vérités qui reposent sur des preuves matérielles6. Lorsqu’à partir d’une séquence vidéo, on établit dans un modèle 3D l’emplacement précis d’un policier au moment où il fait feu, et que l’on mesure la distance à laquelle se trouve sa cible, je pense que l’on prend une mesure objective. En fait, la reconstitution 3D d’une scène capturée à partir d’une image bidimensionnelle – un processus récurrent dans notre travail – est également un effort pour dépasser le biais subjectif d’une prise de vue, d’un plan, ou d’une perspective spécifique sur un événement donné.

À un autre niveau, et comme toutes les sciences, le design et l’architecture d’investigation ont une histoire politique, ici étroitement liée à l’histoire de la surveillance et du contrôle qu’exerce l’État sur la population. En termes de surveillance, de traçage et de mesure des objets et des individus, l’État détient historiquement un quasi-monopole des moyens et capacités de le faire – et c’est aussi une raison pour laquelle ces techniques d’investigation ont été amenées à jouer un rôle central dans le monde judiciaire. Les récentes évolutions technologiques – comme la démocratisation des smartphones équipés d’appareils photo, ou les réseaux sociaux – ont ouvert quelques brèches dans ce monopole des moyens d’investigation. Avec FA ou INDEX, nous avons entrepris d’exploiter ces brèches pour produire de la contre-investigation. Dans ce contexte, la reconstitution de vérités factuelles par une analyse objective des preuves matérielles disponibles ne sous-entend pas une neutralité politique, bien au contraire : il s’agit là de remettre en question une asymétrie de pouvoir structurelle.

SN

Du point de vue de la recherche en design, mon utilisation des logiciels s’inscrit dans la recherche appliquée. Comment l’interface est-elle structurée, quel langage y est utilisé pour décrire les menus, les boutons, les options, etc. ? Quelle est l’utilisation prévue d’un logiciel et comment cela influence-t-il sa fonction ? Je crois qu’il faudrait appliquer ce niveau d’analyse aux logiciels utilisés dans les enquêtes criminelles. Un logiciel peut influencer la manière dont une visualisation est créée. Le logiciel n’est pas un outil objectif mais un code que quelqu’un a formulé par écrit. Ce qui importe, c’est l’identité de cette personne, ses intentions et sa politique...

Un exemple qui me vient à l’esprit est celui de l’interdiction des photographies en format RAW par Reuters en 2015. L’agence de presse avait demandé aux journalistes de leur soumettre des fichiers .jpg ou .tif compressés à même l’appareil pour s’assurer que les photographies n’étaient pas retouchées. Ils avaient invoqué l’éthique et l’urgence pour justifier ce changement de politique. Pour les citer : « En tant que force de témoignage oculaire d’événements couverts par des journalistes dévoués et responsables, Reuters Pictures doit refléter la réalité. Bien que nous visions une photographie de la plus haute qualité esthétique, notre objectif n’est pas d’interpréter artistiquement l’actualité7. » Il est toutefois erroné d’imaginer que les algorithmes de compression font preuve d’objectivité. La photographie est passée du numérique à l’informatique. La photographie informatique est probablement plus proche de l’imagerie générée par ordinateur que ce que le mot « photographie » suggère.

EDV 

Entrons ici dans le vif du sujet et discutons de la possibilité de fabriquer des vérités grâce aux techniques de l’imagerie. Quelle est la relation entre preuve et fabrication ? Et dans un second temps, Simone, pouvez-vous nous en dire davantage sur cette idée de vérité variable sur laquelle portent, il me semble, vos projets expérimentaux immersifs et votre exploration à plus long terme de la question particulièrement intrigante de la « vérité paramétrique » ?

FS

Il ne fait aucun doute que les images peuvent mentir, encore plus lorsqu’il s’agit d’images de synthèse. Nous ne nous attendons pas à ce que notre public prenne la véracité de nos reconstitutions visuelles pour acquise ; en fait, nous nous efforçons de faire très attention à la manière dont nous utilisons la force de conviction inhérente aux images. Ce qui nous importe, c’est de présenter nos reconstitutions numériques, non pas comme un simple résultat, mais comme un processus. Environ 90 % du contenu de nos rapports se consacre à la description du procédé de reconstitution d’un événement étape par étape. Nous sommes très exigeants envers les membres du public : nous leur demandons d’adopter une attitude active et une position engagée face à notre travail, plutôt que de les considérer comme des receveurs passifs et de leur imposer des conclusions qui feraient autorité. Cette transparence complète dans la « fabrication » d’une image est pour nous la meilleure garantie contre les risques de falsification ou de déformation des faits, en même temps qu’elle fournit un cadre rigoureux pour l'emploi de l'analyse et de la représentation visuelle à des fins de production de preuves.

SN

La vérité paramétrique n’est pas une vérité variable, mais plutôt une vérité qui repose sur le logiciel en tant que justification : « Si j’ai saisi X dans la machine et qu’Y en est sorti, c’est que ça doit être vrai. » Par exemple, si l’on ne connaît que les points A et C du mouvement d’un bras, la saisie des points A et C dans un logiciel d’animation ne révélera pas le point B. Elle en produira une version possible, mais pas une vérité. Ce n’est pas parce qu’une chose est calculée qu’elle est nécessairement factuelle ou objective. Avec mon projet Parametric Truth, j’étudie le logiciel utilisé pour créer des réalités de terrain, que ce soit dans les animations des enquêtes criminelles ou dans la création de jeux de données d’apprentissage synthétiques pour la vision par ordinateur. Ces domaines de recherche, à première vue distincts, convergent en fait dans leur utilisation de l’espace numérique en tant qu’environnement de réflexion/prise de décisions vis-à-vis du monde–un monde vivant du fait même de son ambiguïté. Le logiciel, lui, ne calcule pas l’ambiguïté.

EDV

Les termes « crise de vérité » et « post-vérité » sont bien sûr centraux dans vos recherches. En quoi vos démarches peuvent-elles dépasser les débats et le statu quo liés au fait que chacun peut s’exprimer sur des faits et les interpréter, voire construire des faits « alternatifs » ? Pensez-vous qu’il existe une issue propre au design pour sortir d’une confrontation directe entre théories du complot et fact-checking ? Que faire face à la position relativiste ?

SN

Dans le domaine des données, le contexte est un élément important. En elles-mêmes, les données peuvent sembler factuelles, mais déconnectées de leur contexte, elles peuvent être associées de manière subjective.

FS

Ce que l’on nomme « post-vérité » correspond à une crise des moyens traditionnels de production de la vérité publique. Il est certain que le développement des réseaux sociaux, et en conséquence la multiplication exponentielle des sources d’information en circulation dans l’espace public, jouent ici un rôle important. Comme nous l’avons déjà dit, de puissants acteurs tentent activement d’alimenter cette crise : en effet, les individus isolés dans leurs croyances et leurs bulles d’opinion sont sans doute plus faciles à gouverner qu’une société unie autour de vérités partagées et d’une conscience commune de leur réalité. Ceci dit, les solutions que nous nous efforçons de formuler avec des projets tels que FA ou INDEX (parmi beaucoup d’autres) ne veulent pas dire qu’il nous faut revenir à une vérité traditionnelle en rétablissant le pouvoir autoritaire des institutions centralisées de la vérité – telles que le système judiciaire, l’université ou les médias traditionnels. Comme Eyal Weizman le soutient depuis quelques années, la décentralisation en cours des moyens de production de la vérité présente également des opportunités pour un accès élargi à la vérité publique, favorable à l’émancipation collective. Pour nous, la réponse appropriée à la crise actuelle est plutôt de développer des pratiques collectives et inclusives autour de la production de vérités. Une telle perspective passe par la diffusion et le partage d’outils au sein de la société civile dans le but d’aiguiser notre regard critique dans sa dimension collective.

Partie 3 : Des fins et des moyens

EDV

Pouvez-vous expliquer en détail en quoi consiste le modèle associatif d’INDEX ? Quelle est la nature de votre collaboration avec la société civile ?

FS

Dans l’histoire des démocraties, le rôle de la société civile française est relativement faible en comparaison des autres démocraties occidentales. L’État reste en charge d’une grande partie des affaires publiques et un certain nombre de ses institutions ne rendent que partiellement des comptes au public : par exemple, l’IGPN – l’Inspection générale de la Police nationale, chargée de contrôler et de sanctionner les actions du corps policier français – n’est pas un organe indépendant puisqu’il est sous l’autorité directe du Directeur général de la Police nationale. Nous avons établi INDEX en tant qu'association à but non lucratif – donc fermement ancrée dans la société civile – dans le but d’exiger plus de transparence et plus de responsabilité de la part d'institutions publiques comme la police. Le fait de travailler depuis le contexte local des enquêtes que nous menons nous permet d'unir nos forces et de tisser des liens solides avec d’autres acteurs, collectifs, et organisations de la société civile, engagés depuis longtemps dans cette bataille pour exiger des institutions qu’elles rendent des comptes.

EDV

Vos deux pratiques déploient une esthétique volontairement non réaliste des corps, des espaces et des gestes. Pourquoi est-ce important ? Y a-t-il derrière cela une volonté de schématiser ou est-ce simplement une question de moyens ? Pourquoi ne pas produire des images photoréalistes ? D’après votre expérience, quel est le but principal des reconstitutions 3D ? Est-ce de révéler une vérité cachée ? un objectif de représentation pour une meilleure compréhension de l’enquête au tribunal ? la possibilité de séduire un public plus large ?

FS

Nous discutions de ce point (l’esthétique non réaliste) avec Simone l’autre jour. Avec FA, et à présent avec INDEX, nous choisissons délibérément de produire des rendus numériques schématiques de nos reconstitutions 3D. Car le modèle n’est pas l’événement, tout comme la carte n’est pas le territoire : leur rôle respectif est de produire une compréhension particulière de la complexité plus large qu’ils englobent. Il est important pour nous de produire des images et des représentations qui soulignent explicitement leur propre caractère analytique, afin d'éviter de communiquer une fausse impression de reproduction de l'événement « à l’identique ».

Dans notre travail, les reconstitutions 3D sont avant tout utilisées comme un outil d’investigation. Parmi les critères que nous nous imposons pour choisir nos enquêtes, il y a celui de déterminer s’il existe un problème spatial à « décoder » à l’aide d’un modèle 3D de l’événement. Grâce à leur puissance narrative et à leur dimension immersive, les reconstitutions 3D – en particulier au format vidéo – parviennent à communiquer avec efficacité des informations complexes sous une forme synthétique et concise. C’est la deuxième raison pour laquelle nous nous intéressons aux reconstitutions 3D : publier un rapport vidéo de dix minutes au lieu d’un PDF de 100 pages, c’est aussi s’assurer que son contenu puisse circuler plus largement dans le domaine public. Il s’agit d’assumer la responsabilité de l’engagement public que nous attendons autour de notre travail.

SN

Le terme « photoréalisme » est trompeur. Il suggère que la photographie équivaut à une réalité alors utilisée comme point de référence pour l’imagerie générée par ordinateur (computergenerated imagery– CGI). À la base, la CGI offre des utilisations plus intéressantes qu’une simple imitation de la réalité. Je préfère le terme « rendu matériel », que l’on a vu passer dans un fil de discussion sur un forum Blender en 2020. Un catalogue Ikea est un rendu matériel : l’objectif principal de l’image est de ne pas attirer l’attention. Ces rendus contribuent au maintien de la normativité.

J’utilise des références familières dans mon travail afin de communiquer des concepts qui sont soit étrangers, soit si évidents que nous avons cessé d’y prêter attention. J’emprunte régulièrement à la culture populaire dans mon travail visuel et audio. Pour mon court-métrage The Fragility of Life, j’ai suivi une imitatrice d’Hillary Clinton, Teresa Barnwell, au cours des jours précédant les élections présidentielles américaines de 2016. Le film est une combinaison de séquences réelles et d’animations 3D. Nous avons scanné Teresa en 3D pour explorer la dimension juridique de la propriété des données. Le droit à son propre maillage 3D nous appartient-il ? Il s’agit d’un puissant ensemble de données qui peut être animé à volonté. Une scène du film montre le rendu 3D de Teresa en pleine décomposition Fig. 5 Fig. 6. Techniquement, je réduis la résolution du maillage – son nombre de polygones – ce qui lui donne une forme non humaine très irrégulière. Plutôt que d’en faire un effet, j’aime utiliser directement la constitution de la CGI pour en révéler le mécanisme – pas simplement comme moyen d’exposition, mais aussi pour sa beauté.

EDV

Simone, vous mentionniez dans une précédente publication que « les données corporelles n’exercent pas de violence sur un corps du simple fait de leur existence, mais leur mécanisme est étroitement lié à des motivations d’optimisation économique et à la sécurité. Dans le cas des logiciels de simulation ergonomique, la sécurité des employés est un facteur important pour les polices d’assurance et de ce fait, elle représente un intérêt économique qui va au-delà de la productivité8 ». Quelle est votre manière d’étudier, de détailler et de donner forme à ces implications politiques ? Pourriez-vous dire que dans vos installations et vos performances, votre intention converge avec celle de Francesco, c’est-à-dire susciter l’engagement du public, mais aussi qu’il s’agit, dans votre cas, de mieux comprendre les mécanismes cachés des algorithmes et leurs impacts sur nos vies ?

SN

En tant que praticienne et chercheuse en design, j’ai l’habitude de m’interroger en me penchant sur des logiciels, des études de cas, des données. Ma production a tendance à aboutir sous forme écrite ou filmée car elle me permet de communiquer avec différents publics dans une variation de tons et d’esthétiques. Mes écrits développent souvent des références et des recherches tandis que, par souci d’accessibilité, mes films offrent davantage un espace contemplatif et, espérons-le, humoristique. Le sujet peut facilement basculer vers un ton dogmatique, mais je pense que cela a tendance à couper la communication. Emprunter visuellement à la culture populaire et travailler avec les voix off de participants de tous les âges, langues et accents est une façon pour moi d’essayer de créer un espace (visuel) de réflexion. Mes expositions et publications ont été un espace productif pour mener mes recherches, mais je reste en quête de collaborateurs dans d’autres domaines. Ce travail nécessite une connexion entre mais aussi au-delà des expertises. J’aime considérer la recherche comme une pollinisation croisée, en particulier celle qui concerne la vision par ordinateur car elle touche à des sujets tels que la photographie, l’informatique, la philosophie, l’éthique, etc. De manière plus générale, l’intérêt est de compiler une histoire critique de la vision par ordinateur et d’y rattacher des éléments issus d’une vérité paramétrique. Forensic Architecture est un projet pionnier dans la combinaison des pratiques esthétiques et de l’impact social. Le résultat esthétique de ma pratique est important, je cherche à présent à m’impliquer plus directement car je me sens parfois éloignée de la technologie lorsque j’en émets une critique – notamment à l’endroit de la vision par ordinateur, car elle révèle les biais et les interprétations individuelles du monde qui sont en chacun de nous. Je pense que la plupart des gens sont conscients de leur vision spécifique du monde, mais le récit autour de la technologie propose le contraire ou, pour aller plus loin, il se présente comme une solution à cette subjectivité. Le médium de la photographie a traversé un dilemme similaire entre considération artistique et utilisation scientifique. La vision par ordinateur est donc une extension technologique contemporaine de l’interprétation humaine du monde, ou plus précisément, elle est la vision du monde de quelques informaticiens basée sur les données disponibles.

EDV

Les questions de vérité et de preuve sont cruciales dans vos explorations. Comment qualifiez-vous ces vérités reconstituées ? N’y a-t-il pas de contradiction entre fabrication et vérité ?

FS

Le premier livre que nous avons publié avec Forensic Architecture – une anthologie de nos enquêtes au cours des quatre premières années du projet – portait le sous-titre : « The Architecture of Public Truth » [l’architecture de la vérité publique] (Forensis, Sternberg Press, 2014). Nous entendions par là affirmer que la vérité n’est jamais évidente, jamais donnée, mais toujours médiatisée. Que le forum où elle se joue soit judiciaire, politique ou médiatique, la vérité ne peut émerger dans la sphère publique qu’au moyen d’argumentations et de négociations. En tant que telle, la vérité publique est bien le résultat d’un processus constructif.

Bibliographie

Ouvrages

ARENDT, Hannah. Vérité et politique, in La Crise de la culture [1961]. Traduit de l’anglais par Patrick Lévi (dir.). Paris : Gallimard, 1972.

DASTON, Lorraine et Peter GALISON. Objectivité. Traduit de l’américain par Sophie Renaut et Hélène Quiniou. Dijon : Les Presses du réel, 2012.

GABOURY, Jacob. Image Objects. An Archaeology of Computer Graphics. Cambridge, MA : The MIT Press, 2021.

WEIZMAN, Eyal, Susan SCHUPPLI, Shela SHEIKH, Francesco SEBREGONDI et Anselm FRANKE (dir.). FORENSIS: The Architecture of Public Truth. Berlin : Sternberg Press, 2014.