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Une « instrumentalité dangereuse » : le passant et l’objet-voiture

abstract

The automobile has been rendered invisible as a designed object that injures not only its consumers but other users of the street. This blind spot in how liability has been distributed in crash injuries has had three primary effects. First, it has resulted in a material distribution of goods in which the legal liability of automobile design as a cause of injury has been minimized. Second, it has determined how goods such as public space have been distributed, and third, it has had a constitutive role on how social and legal subjects such as a bad mothers and negligent drivers have been produced.

S. LOCHLANN JAIN. « “Dangerous Instrumentality”: The Bystander as Subject in Automobility », Cultural Anthropology, vol. 19, n°1, février 2004, American Anthropological Association, Stanford University, p. 61-85. Extraits traduits de l’américain par Laurent Bury, in Anne CHANIOLLEAU et Olivier PEYRICOT (dir.). Autofiction, n° 2, Yana [fanzine]. Saint-Étienne : Cité du design, 2022, p. 20-29. Intertitres de l’équipe rédactionnelle de Problemata.

Le passant, la liberté automobile et la réglementation

L’automobile donne corps à ce que la culture américaine a de plus ironique, et ce, de deux manières. Premièrement, bien que nimbée d’une rhétorique de liberté, l’automobile concentre des taux d’hyperréglementation absolument stupéfiants. Tout véhicule neuf s’accompagne, pour le conducteur, d’un lot poisseux de lois et d’amendes – sans parler des contraintes matérielles liées à la nécessité de trouver une place de parking, de l’essence, ou le seul bouchon de réservoir d’huile conçu pour tel modèle de telle marque. Deuxièmement, aux États-Unis, la mobilité auto et sa technologie définissent l’espace public de la quasi-totalité des villes. Le mot « ironie » renvoie donc moins, ici, à une contradiction qu’à une opposition : la liberté est réglementée et un potentiel d’individuation se frotte aux réalités de l’homogénéisation. Ces oppositions ouvrent des gouffres, l’espace sur lequel cet article se concentre plus particulièrement étant celui du « passant1 ». Qu’il soit piéton, cycliste, utilisateur potentiel de l’espace public, ce passant présente la particularité d’être défini en fonction de l’automobilité et, plus spécifiquement, de sa propre vulnérabilité face à celle-ci. Et pourtant, quelle que soit sa capacité à remettre concrètement en question l’hégémonie culturelle de la voiture, ce passant est dans l’incapacité de placer les constructeurs automobiles devant leurs responsabilités, y compris lorsque des défauts de conception se révèlent être à l’origine de lourdes blessures et grèvent ses chances de survie.

Une conception juridique du produit

Pourquoi les blessures subies par les passants ont été prises en compte de façon aussi incohérente et erratique ? Comment l’automobilité a-t-elle en fait produit le passant en tant qu’entité juridique ? Pourquoi la responsabilité juridique du conducteur a-t-elle été si étroitement circonscrite en termes de responsabilité juridique (et sociale) alors même qu'elle était considérée comme ayant un pouvoir explicatif si puissant dans la causalité des accidents ? Les réponses à ces questions tiennent dans l’importance qu’a prise très tôt la voiture tant comme objet que comme marchandise. Le droit de la responsabilité des produits, par lequel les individus revendiquent le droit de ne pas être blessés par les produits qu'ils possèdent et utilisent, offre un terrain remarquablement propice à l'examen de ces questions. Tout au long du xxe siècle , ce domaine du droit a occupé une place particulière aux États-Unis, à un degré inégalé dans aucun autre pays, et reste une infrastructure clé pour négocier les responsabilités que les fabricants devraient avoir dans la conception des produits, compte tenu de la facilité avec laquelle la chair humaine est blessée. En se structurant, elle a pris la forme d’une arène où s’affrontent de manière très structurée et artificielle, des angoisses profondes concernant le corps, la technologie, la consommation, l'agentivité et les blessures. La « responsabilité-produit » (ou responsabilité des produits) est restée l’unique mode de réglementation de la conception pour l’industrie automobile jusqu’à ce que, dans les années 1960, la création de la National Highway Transportation Safety Administration (NHTSA, l’Agence fédérale de la sécurité routière, aux États-Unis) marque l’apparition d’un consensus quant à la nécessité de voir les constructeurs garantir au minimum la sécurité de leurs produits2. Ces lois constituent une excellente entrée en matière pour aborder les questions actuellement soulevées par l'anthropologie de la technologie qui visent à interroger la façon dont les non humains peuvent également être compris en tant qu'acteurs culturels. Plus précisément, j'examine comment les premières catégorisations juridiques de l'automobile, fondées sur des déductions concernant la nature de la technologie, consolidées par de puissantes forces culturelles et économiques, ont conduit à faire tenir ensemble un étrange assemblage de blessures acceptables, de comportements normatifs et de conceptions consensuelle de ces objets technologiques.

Quelle que soit la façon dont on la formule, la théorie de la responsabilité des produits présuppose que la loi doit servir de correctif au marché. Autrement dit, un produit doit couvrir les dépenses que lui-même induit ; s’il porte préjudice à un trop grand nombre de personnes, les dommages et intérêts versés par le biais du système juridique finiront par le faire sortir du marché. Pour cette raison, des chercheurs comme Richard Abel et Laura Nader considèrent l’idée d’une responsabilité civile comme une promesse radicale de justice sociale3. Cependant, neuf personnes sur dix préférant renoncer à toute poursuite plutôt que de mettre en cause la responsabilité du fabricant, Abel et Nader reconnaissent que la loi échoue à rendre publics les vices de produits défectueux qui permettraient de partager les coûts. Aussi le non-recours à la loi apparaît-il comme la première raison de l’échec de cette dernière.

Mon étude du droit du préjudice personnel me pousse néanmoins à conclure que si la loi se montre incapable de donner corps au préjudice subi, il faut en chercher les raisons dans les principes structurels du droit même. Les procédures engagées en matière de responsabilité produit et les verdicts relatifs aux responsabilités et préjudices vont systématiquement dans le sens des conducteurs et constructeurs. La loi de la culture automobile s’est révélée incapable de rendre visible l’étendue des préjudices causés par les automobiles, et plus encore de répartir le coût de ces dommages. Mon raisonnement conclut moins à la puissance de la loi comme sanction qu’au marché comme vecteur de préjudices.

Vision juridique euphémisée de l’objet automobile

C’est seulement en refusant de concevoir la voiture comme un système technique complexe et comme un ensemble d’agents que le droit relatif à la responsabilité civile a pu hisser la voiture au rang d’objet du quotidien ; celle-ci a ainsi été soustraite, par sa normalité même, à toute exigence supplémentaire en matière de design ou d’ingénierie visant à éviter de faire subir des dommages aux passants. Pourtant, cette vision euphémisée de l’automobile n’a fait que mettre en évidence des logiques contradictoires. C’est en partie la structure des lois mêmes qui a conduit à la simplification spectaculaire d’un objet complexe. À une série de plaintes portant sur des « accidents » survenus, pour la plupart, au croisement d’interactions sociales et matérielles incroyablement complexes, la jurisprudence a très vite opposé un verrouillage de la question de la responsabilité. C’est la technologie du droit même qui a ainsi conduit à concevoir la voiture comme un moyen de transport privé, un objet de consommation à mille lieues de toute préoccupation sociale comme de toute explication structurelle des préjudices qu’elle occasionnait.

Une comparaison avec d’autres modes de transport illustres permet de mieux saisir le caractère exceptionnel de l’automobile. S’agissant des paquebots et des trains, certaines questions de sécurité ont fait l’objet d’une réglementation par le Congrès américain ; les diligences à vapeur avaient notamment été déclarées illégales pour des raisons de sécurité ainsi que pour des motifs économiques. Pour autant, ces véhicules n’ont pas été considérés par le législateur comme des précurseurs de l’automobile, contrairement aux bicyclettes et aux voitures à chevaux, sans que l’on puisse bien savoir pourquoi. Si l’on s’était appuyé sur les précédents technologiques et juridiques des bateaux à vapeur et du train, l’automobile aurait pu être définie comme un système complexe intégrant routes, feux de circulation, stations-service et passants. Des technologies comme le tramway et le chemin de fer, avec leurs voies spécialisées, leurs wagons et leur personnel salarié, ainsi que leurs structures institutionnelles et leurs compagnies centralisées, sont plus généralement considérées comme des systèmes techniques aussi complets que les autoroutes, les parcmètres ou encore la politique du Moyen-Orient. Assez vite, les automobilistes ont constitué une élite dotée de ressources importantes, et comptant dans ses rangs de puissants lobbyistes. Néanmoins, si les tribunaux avaient jugé que le bateau à vapeur était bien un précédent à l’automobile, alors l’infrastructure présidant à la répartition des coûts serait aujourd’hui différente.

Dès lors que l’on considère l’automobile comme un objet ordinaire, il va de soi que les accidents ne peuvent être causés que par une négligence du conducteur. La perfection en matière de conduite n’est plus seulement considérée comme humainement possible, elle devient une obligation légale. Le moindre manquement vous expose à toute une gamme de relations ou de sujétions à la voiture, mise au point grâce à la virtuosité linguistique des juges, pour expliquer l’énorme coût de santé publique de l’automobilité.

Un instrument dangereux et un passant clampin

Considérée comme « instrument dangereux », l’automobile devrait être rangée dans la même catégorie juridique que les bêtes féroces, les armes à feu et la dynamite4. Les objets rassemblés dans cette catégorie requièrent davantage de précautions de la part de leur propriétaire, tenu pour responsable de tout dommage résultant de leur utilisation, et ce, quelles que soient ses intentions ou son inattention. En langage juridique, la responsabilité du propriétaire est définie comme « stricte ou absolue » en cas de préjudice. La responsabilité absolue signifie que la négligence n’a pas à être prouvée ; le propriétaire est responsable des dégâts, y compris lorsque ceux-ci sont causés par une personne ayant emprunté ou dérobé l’objet, étant stipulé que le propriétaire d’un instrument dangereux est dans l’obligation de placer celui-ci sous bonne garde. […] Dans ce contexte, la notion d’instrument dangereux semble compatible avec les revendications des victimes de dommages, par opposition à ceux dont l’intérêt plaide pour une normalisation de l’automobilité. Pour autant, sa définition juridique est restée trop vague et imprécise jusqu’au milieu du xxe siècle pour permettre aux tenants d’une conception de l’automobile comme objet dangereux de défendre leur position en termes juridiques5.

Très tôt, la loi a statué sur un point : « L’automobile, bien qu’incontestablement dangereuse et mortelle pour des milliers de gens, est aujourd’hui perçue comme un phénomène banal et coutumier dans les rues, et dont nul ne serait strictement responsable6. » Pour les propriétaires d’automobiles, une responsabilité stricte aurait pu être lourde de conséquences, inexistantes dans la loi sur la responsabilité-produit telle qu’elle existe aujourd’hui. On aurait notamment pu considérer que les conducteurs, en tant que consommateurs, ont une responsabilité envers les victimes de préjudice dès lors qu’ils ont opté pour tel modèle de véhicule, en particulier lorsque l’on peut prouver que le modèle en question présente davantage de risques pour les tiers, que ceux-ci soient conducteurs ou usagers de la voie publique. La responsabilité stricte aurait attribué au fabricant la responsabilité du design extérieur du véhicule, comme cela a pu être le cas pour le second impact (quand l’occupant est projeté contre l’intérieur de l’habitacle), ce qui aurait, du même coup, posé la question des équipements additionnels tels que les pare-buffles et ailerons pointus qui continuent d’échapper, aujourd’hui encore, à toute réglementation. Le droit civil a donc élevé de nombreux obstacles sur la route des passants victimes de préjudice. Pour qu’il puisse y avoir procès, le sort des plaignants dépendait de témoins appelés à se présenter spontanément, puisque la personne blessée était incapable de les identifier au moment de l’accident. La police n’était pas formée pour dresser un constat, et la reconstitution d’accidents ne s’est professionnalisée que bien plus tard. Aujourd’hui encore, les dispositifs permettant de déclarer un accident restent insuffisants. En outre, de puissants groupes de pression n’ont de cesse de travailler dans l’intérêt des automobilistes et des constructeurs, au détriment de passants conçus comme des ennemis7.

Dans son histoire de l’automobile8, Clay McShane rappelle que le mot américain jaywalk, apparu autour de 1910 pour désigner les piétons distraits, venait d’un mot, jay, signifiant « péquenaud » ou « clampin », avec de fortes connotations péjoratives. Le passant devait prouver qu’il avait subi un préjudice, mais n’avait aucun droit à faire valoir sur le constructeur, surtout en matière de conception. L’expression « instrument dangereux » renvoie soit à une anomalie (un moteur à vapeur sur une autoroute), soit à un objet dangereux par nature (un révolver ou un animal féroce)9. Mais ici, l’expression « par nature » ne renvoie qu’à la façon dont les humains eux-mêmes lui attribuent telle ou telle caractéristique, intention, raison. En fin de compte, cette chaîne logique efface l’environnement social de la technologie automobile pour la reporter sur un nombre donné d’individus. L’écheveau des conséquences que peuvent avoir une collision, un défaut de conception ou un terrain accidenté sont ramenés à la négligence d’un conducteur, d’une mère, d’un piéton. Les constructeurs automobiles ont ainsi pu faire l’économie des réglementations imposées aux fabricants de tramways, chemins de fer, véhicules à vapeur ou paquebots. Or, en 1916, ces derniers restaient tenus pour responsables des défauts de conception de machines dont ils devaient garantir le bon fonctionnement aux consommateurs.

Impossible chaîne de responsabilité

Les procès Lewis et MacPherson10, si on les lit ensemble, offrent une vision claire de ce que j’appellerai les « chaînes de responsabilité » résultant de la consolidation juridique de l’automobile. Le passant ne pouvait engager aucune poursuite civile contre un constructeur automobile ou un propriétaire lorsque celui-ci ne se trouvait pas au volant de son véhicule. Le propriétaire ou conducteur pouvait intenter des poursuites contre un fabricant, mais seulement quand le cahier des charges n’était pas respecté (ou, plus tard, lorsqu’il ne satisfaisait pas les critères de la NHTSA). Comme l’ont depuis longtemps mis en évidence les tenants de la sécurité routière, la distance de freinage (question de sécurité) n’a jamais compté autant que la vitesse (préoccupation marketing).

Et c’est ainsi que la notion de « défaut de conception » s’est vue définir comme un écart non par rapport à une norme donnée dans le cadre de la technologie automobile, mais par rapport aux promesses de tel ou tel fabricant. Certes, la chaîne de responsabilité reliant les constructeurs aux automobilistes a fait l’objet d’une extension, dans les années 1960, lorsque la loi a commencé à exiger que soit prise en compte la prévisibilité des blessures causées par les collisions ; mais cette prévisibilité n’a pas encore été élargie aux piétons ou aux autres conducteurs susceptibles d’être blessés par les redoutables défauts de conception des véhicules11.

Les années 1950 : le design invisible

La révolution de la réglementation des années 1960 a bouleversé jusqu’à notre conception de l’automobile. On pourrait même affirmer que celle-ci a basculé d’un excès à l’autre, avec la création des airbags et autres dispositifs de retenue passifs, obéissant au principe que l’on ne pouvait pas changer les comportements ou les normes relatives au port de la ceinture de sécurité. Bien des procès récents mettent en évidence à quel point est ancré le principe d’une invisibilité de la conception automobile causant préjudice aux passants.

Songeons, par exemple, au battage médiatique autour de Lizzie Grubman, mondaine new-yorkaise qui avait un soir, emprunté le 4×4 Mercedes de son père, avait fait marche arrière (délibérément ou en se trompant de pédale) dans la foule réunie devant un bar12. Il ne fait aucun doute que le nombre de blessés est lié au design extérieur du véhicule. Pourtant, la presse grand public s’est contentée de décrire le véhicule en question comme un signe extérieur de richesse.

Songeons aussi à la mort de Hazel Poloski, tuée sur le parking d’un supermarché Walmart parce que le conducteur d’une Suburban, à la recherche d’une place où se garer, ne l’a pas vue sortir du magasin et traverser la rue. Il ne fait aucun doute que ce décès résultait autant de la conception du 4×4, qui n’a pas été évoquée lors du litige, que de celle du parking, dont le tribunal a jugé qu’il présentait des défauts13. Si l’on remonte un peu plus loin dans le temps, on peut penser au procès de 1961, Duvigneaud v. Jenkins : le plaignant avait été percuté et blessé par un aileron arrière quand le conducteur avait fait marche arrière sur le trottoir sans regarder suffisamment derrière lui, mais aussi parce que la longueur du coffre de la voiture et ses ailerons en saillie suffisaient à blesser des piétons sans que les roues arrière du véhicule aient besoin de quitter la chaussée.

Conclusion

La non-inscription de l’automobile dans la catégorie des « instruments dangereux » rejoint l’intérêt des propriétaires de voitures en ce qu’elle continue de faire principalement peser les coûts sur les victimes. À mesure que les possibilités de catégoriser l’automobile comme autre chose qu’une marchandise normale ont diminué, les accidents ont été présentés comme des événements particuliers dont l’issue aurait, chaque fois, pu être différente.

À l’inverse, chaque collision avec un « instrument dangereux » fonctionne comme la confirmation des dangers compris dans ce syntagme. Le danger et le risque ne sont alors pas perçus comme évitables par un comportement approprié, mais encodés dans l’existence même de l’automobilité. Préférer ramener chaque litige à une responsabilité individuelle, plutôt que rapporter le nombre de morts et de blessés à la conception des véhicules, avantage aussi peu les automobilistes que cela favorise les constructeurs, en permettant que la majeure partie des coûts en cas de dommage soient portés à la charge des victimes. La jurisprudence en matière d’accidents individuels a conduit à traiter tout sujet comme une personne morale, pour faire place à la multiplication des agentivités : objets, conducteurs, propriétaires, usagers de la voie publique. Le transfert du préjudice individuel vers une responsabilité individuelle a eu pour conséquence une hausse de la petite criminalité corrélative au risque structurel, alors même que des ressources colossales étaient mobilisées pour venir à bout de chaque litige considéré séparément.

Mais une recontextualisation historique de ce processus offre un cadre très utile pour comprendre comment le traitement de l’automobilité en termes de « droit des préjudices » a eu pour effet que les sujets, à force de s’entendre appeler à la discipline, se sont identifiés aux auteurs des délits : c’est ainsi que la loi a contribué à normaliser les comportements sociaux. Plus largement, s’intéresser à la figure historique du passant comme sujet de l’automobilité permet de remarquer la coïncidence de fait de la rhétorique juridique des premiers temps de l’automobile avec la rhétorique marketing du xxie siècle. En réalité, la première est nécessaire pour comprendre la seconde, ainsi que la privatisation triomphante du risque dont elle s’accompagne. Après tout, qui ne souhaiterait pas oublier que le 4×4, le minivan ou la Volvo que s’offre la mère de famille pour protéger son enfant sur la route risque fort de le tuer avant même qu’elle ait commencé à manœuvrer hors de l’allée14 ?


Note sur les figures

L’article qui s’intéresse au système réglementaire américain est cependant illustré par une opération de communication française ayant eu lieu en 1973. Le 17 mai 1973 dans le Tarn l’opération de sensibilisation à la sécurité routière Mazamet, ville morte se déroule devant les caméras de l’ORTF. Les 16 610 habitants de la ville se sont allongés sur la chaussée pendant 10 minutes entre 14h30 et 14h40 avec des prises au sol et par hélicoptère. Ils représentent les 16 500 tués par accident de la route en France de l'année précédente, année record de mortalité routière. L'idée vient du journaliste Michel Tauriac et le Comité interministériel de la sécurité routière, créé l’année précédente soutient l’opération. Le film documentaire de l'opération, Mazamet, la ville rayée de la carte, est réalisé par Guy Seligmann. Diffusé à la télévision le 1er juin 1973 dans l'émission 24 heures sur la Une, il connait un vrai retentissement.


  1. Nous avons choisi de traduire le terme bystander par « passant ». (NdE)↩︎

  2. À noter ici la distinction essentielle entre la mesure de la « résistance à l’impact », qui porte sur des éléments de conception comme les zones d’absorption de choc et les ceintures qui garantissent la sécurité des occupants d’un véhicule, et les indices d’« agressivité », comme la hauteur des pare-chocs et la conception de la calandre, qui déterminent le niveau de danger pour ceux qui sont percutés par le véhicule. Dans une autre veine, la réglementation lacunaire proposée par la NHTSA est peut-être pire qu’une absence de réglementation, les constructeurs pouvant dès lors prétendre que les poursuites civiles sont anticipées par certaines réglementations.↩︎

  3. Richard ABEL. « The Real Tort Crisis: Too Few Claims », Ohio State Law Journal, n° 48, 1987, p. 447 et Laura NADER. The Life of the Law: Anthropological Projects. Berkeley : University of California Press, 2002, p. 203.↩︎

  4. La démonstration de l’autrice de l’article repose sur l’étude de nombreux cas de justice rendue, impliquant notamment des parties civiles contre des propriétaires d’automobiles, ici le cas Lewis de 1907 où la plaignante était confrontée aux propriétaires et usagers du véhicule qui causa la mort de son enfant (Lewis v. Amorous porté devant la cour d’appel de Géorgie en 1907 ; voir un compte-rendu du procès sur le Caselaw Access Project). (NdE)↩︎

  5. La catégorie d’« instrument dangereux » a été invoquée dans le cadre de plusieurs litiges liés à une automobile. Lors d’un procès en 1930, la Cour suprême déclara : « Une automobile est potentiellement un instrument dangereux, comme en témoigne le nombre effarant de victimes qu’entraîne son usage quotidien » (cas District of Columbia v. Colts, 282 U.S. 63, 1930, p. 212-221). Mais la notion d’instrument « potentiellement » dangereux n’est pas du tout claire, pas plus que le degré de précaution que cela implique, même si l’on peut en déduire qu’un propriétaire serait tenu pour responsable, par exemple s’il prêtait son véhicule à une personne qui n’aurait pas de permis de conduire.↩︎

  6. W. Page KEETON, Dan B. DOBBS, Robert E. KEETON et David G. OWEN, Prosser and Keeton of Torts. Saint Paul : West Publishing, 1984 p. 547. Faisait exception à cette norme : le droit de Floride, qui considérait l’automobile comme un instrument dangereux. Pour les premières décisions des tribunaux prises au regard de la doctrine de Floride, voir le cas Anderson v. Southern Cotton Oil Company, 74 So. 975, 1917.↩︎

  7. Les automobilistes faisaient rarement l’objet de poursuites criminelles pour avoir tué des piétons, que ceux-ci soient majeurs ou non. Et, le cas échéant, la presse populaire s’en indignait. Voir James J. FLINK. America Adopts the Automobile 1895–1910. Cambridge : The MIT Press, 1970, p. 196.↩︎

  8. Clay McSHANE. Down the Asphalt Path: The Automobile and the American City. New York : Columbia University Press, 1994, p. 188.↩︎

  9. Le manuel juridique de référence, Words and Phrases, de Viviana A. ZELIZER (édition permanente, Saint Paul : West Publishing, 1940 [1658], p. 112-121) signale de nombreux emplois grammaticaux et idéologiques de l’expression, les glissements de sens concernant surtout le concept confus de danger inhérent et potentiel d’un produit pour la vie et l’intégrité de la personne, ainsi que le poids des défauts de fabrication dans cette dangerosité. Une certaine confusion entoure également la question de l’intention, surtout lorsque celle-ci semble pouvoir être attribuée aux objets ou, au contraire, lorsque les événements semblent en permettre l’extrapolation. Un révolver, par exemple, en tant qu’instrument dangereux, est une « arme dangereuse et meurtrière », et son usage propre à entraîner la mort permet de déduire l’intention de tuer (cas Southerland v. State, 197 N.E. 841, Indiana, 1935).↩︎

  10. Si le procès Lewis, en 1907, voyait la mère d’une jeune victime réclamer des dommages à un conducteur qui n’était pas propriétaire du véhicule, le cas MacPherson v. Buick Motor Co., en 1916, opposait un consommateur et le constructeur du véhicule défectueux à l’origine d’un préjudice. (NdE)↩︎

  11. Il n’existe qu’un petit nombre d’exceptions, parmi lesquelles le cas de Gwendolyn West, renversée et tuée par un tracteur manœuvrant en marche arrière. Reconnaissant que la niveleuse était défectueuse à cause d’une visibilité arrière obstruée, d’un manque de rétroviseurs et d’une absence de signal de marche arrière, le tribunal a conclu que la responsabilité stricte devait inclure un tiers qui ne serait ni l’usager direct, ni le consommateur d’un produit (cas West v. Caterpillar Tractor Co., 547 F.2d 885, 1977).↩︎

  12. Andrew SMITH. « Publicist Pleads Guilty to Hitting Clubgoers », Saturday Sun-Sentinel, Fort Lauderdale, Broward Metro Edition, 24 août 2002, 3A.↩︎

  13. Voir le cas Poloski v. Walmart Stores, Inc., 68 S.W.3d 445, Missouri, 2001.↩︎

  14. Aux États-Unis, un enfant sur cinq (piétons) tués par des véhicules motorisés l’est dans l’allée menant du garage à la rue, les 4×4 représentent plus de la moitié des véhicules immatriculés mis en cause (voir Keith BRADSHER. High and Mighty: SUVs: The World’s Most Dangerous Vehicles and How They Got That Way. New York : Public Affairs, 2002, p. 233-234).↩︎