Nanni BALESTRINI. Nous voulons tout. [Vogliamo tutto, 1971]. Traduit de l’italien par Pascale Budillon Puma. Genève-Paris : Entremonde, 2012, p. 72-73 ; p. 89 ; p. 103-107 ; p. 1471.
La lutte
Comme dans des tas d’autres usines, chez Fiat, pour manger, on apportait sa musette. Et moi je disais que la demi-heure du repas, on devrait nous la payer, parce que pendant cette demi-heure aussi on travaillait. T’es au boulot, ouhhhh la sirène sonne, alors tu prends tes jambes à ton cou, tu grimpes les escaliers, tu arrives à ton couloir, à ton vestiaire, à ton armoire, tu prends ta fourchette, ta cuillère, ton pain, tu cours, tu vas à l’endroit où se trouvent les musettes, il y en a deux mille, tu prends la tienne, tu arrives à table, tu parles, tatatatatata, tu manges, descendez, ouhhhh, tu sursautes, tu cours, le couloir, le vestiaire, l’armoire, tu reposes tes affaires, tu dégringoles les escaliers, une demi-heure, te voilà de nouveau à l’atelier. Le tout ventre à terre, sinon tu y arrives pas. C’est du travail, ça, c’est pas une récréation. C’est un fait productif.
Enfin, j’entends Raphaël qui dit qu’il peut bloquer quatre-vingts camarades. Et je lui dis qu’on pourrait prendre rendez-vous pour le lendemain, lui avec ses hommes, moi avec les miens. En réalité, moi je n’avais personne, mais je pensais : on verra bien s’ils me suivent, j’essaie toujours. On se voit avec tes hommes et les miens, que je dis à Raphaël. On se voit au bout des chaînes et là on tient une assemblée, on manifeste. On menace de mort et de pendaison tous les salauds, les jaunes, les volants. On les menace, on fait des manifs, on se met à crier et à chanter. Voyons un peu la merde qu’on est capable de semer. Et après, on sort de l’atelier. Enfin on lutte, demain on ne travaille pas. Bon, bon, d’accord. Alors, on le fait ce tract, demain à une heure, on le distribue devant les grilles. Quand on sera rentrés, on parlera avec les camarades dans les vestiaires, dans les couloirs pour arriver aux vestiaires. […]
On vous avait fait croire que Fiat était la terre promise, la Californie, qu’on était sauvés.
J’ai fait tous les métiers, j’ai été maçon, plongeur, débardeur. J’ai tout fait, mais le plus dégueulasse, c’est Fiat. Quand je suis venu chez Fiat, j’ai cru que j’étais tiré d’affaire. Le mythe de Fiat, du travail Fiat. Mais c’est qu’une saloperie comme tous les autres métiers, et même pire. Ici, les cadences augmentent tous les jours. Beaucoup de boulot et peu de fric. On meurt à petit feu sans s’en apercevoir. Ça signifie que c’est le travail qui est dégueulasse, tous les métiers sont dégueulasses. Il n’y a pas de travail qui soit correct, ce qui est dégueulasse, c’est vraiment le travail. Ici et aujourd’hui, si on veut améliorer notre situation, on ne doit pas l’améliorer en travaillant plus, mais en luttant, en ne travaillant plus, il y a que comme ça qu’on peut l’améliorer. […]
Le salaire
Qu’est-ce que c’est, le salaire d’un ouvrier. Moi, ma feuille de paie, je ne la lisais jamais, parce que je m’en foutais pas mal. Mais sur la feuille, il y a toutes les cases dans lesquelles le patron divise la paie qu’il donne à l’ouvrier. En gros, deux parties : la première partie, c’est le salaire de base, il correspond aux heures de travail qu’on a faites à l’usine. Ça devrait être le seul salaire. En réalité, il est toujours très bas, c’est-à-dire qu’il ne suffit jamais au minimum vital de l’ouvrier. Alors, il y a l’autre partie du salaire, la partie mobile. Dans la partie mobile, il peut y avoir plusieurs cases : prime de production, prime d’assiduité, prime de rendement, indemnités variées, et cætera.
Toutes ces divisions ne servent qu’à lier le salaire de l’ouvrier à la production du patron. Le salaire au rendement, par exemple, c’est la paie pour le nombre de pièces que produit l’ouvrier. Moyennant quoi, l’ouvrier doit toujours être zélé et obéir aux ordres de ses chefs. Parce que c’est eux qui établissent cette partie variable de son salaire, qui lui est absolument indispensable pour vivre. Et qui permet au patron de maintenir un contrôle politique sur la classe ouvrière, de faire qu’elle accepte de collaborer à sa propre exploitation. Et c’est la raison pour laquelle, quand, nous, on demande des augmentations sur le salaire de base, le patron et les syndicats veulent toujours nous les donner sur la partie variable. […]
Ensemble
Là, finalement, j’ai eu la satisfaction de découvrir que ce que je pensais depuis des années, depuis que je travaillais, ce que je croyais être le seul à penser, tout le monde le pensait. Et qu’on était vraiment tous la même chose. Quelle différence y avait-il entre moi et un autre ouvrier ? Il était peut-être plus lourd, plus grand ou plus petit, il avait des habits d’une autre couleur, ou je ne sais quoi.
Mais ce qui ne faisait pas de différence, c’était notre volonté, notre logique, notre découverte que le travail est le seul ennemi, la seule maladie. C’était la haine que nous avions tous pour ce travail, et pour les patrons qui nous obligeaient à le faire. C’est pour ça qu’on était tous en rogne, c’est pour ça que, lorsqu’on ne faisait pas grève, on se mettait tous en congé de maladie. Pour éviter ce bagne où on nous prend tous les jours notre liberté et notre force. Ces idées que, depuis longtemps, je retournais dans ma tête, en fin de compte je m’apercevais que c’était ce que tout le monde pensait et disait. Et les batailles que jusqu’alors j’avais menées seul contre le travail, j’ai vu qu’on pouvait les mener tous ensemble et les gagner.
Parfois, on ne se comprend pas et on n’arrive pas à se mettre d’accord, parce que l’un est habitué à parler d’une façon, l’autre d’une autre. Il y a ceux qui parlent en chrétiens, ceux qui parlent en sous-prolétaires, ceux qui parlent en bourgeois. Mais enfin, dans les faits, par le fait que nous avions lutté ensemble, nous pouvions parler de la même façon. Découvrir que nous avions le même nécessaire, les mêmes besoins. Que ces besoins et ces exigences nous unissaient tous dans la lutte, que nous devions lutter tous ensemble pour ces choses-là. La réunion qu’on a tenue a été formidable, emballante. Chacun racontait des scènes qui s’étaient passées à la chaîne où il travaillait. Parce que personne ne réussit à savoir absolument tout ce qui se passe dans cette usine, vu qu’il y a vingt mille ouvriers rien qu’aux Carrosseries.
L’organisation
On ne peut pas savoir tout ce qui s’est passé. Les chefs, les ouvriers, ce qu’ils ont dit, ce qu’ils ont fait durant la lutte. En nous racontant tout, nous découvrions un tas de choses. On créait l’organisation, c’était, selon les camarades, la seule chose dont on avait besoin pour gagner toutes les batailles. Et dès qu’un camarade se levait, dès qu’il disait ce qui s’était passé à la chaîne où il travaillait, comment il s’y était pris pour convaincre les autres de participer à la manif, à la grève, à l’assemblée, dès qu’il expliquait ça, aussitôt ce camarade que je n’avais jamais vu me devenait sympathique. Comme si je l’avais toujours connu. Comme un frère, je ne sais pas comment dire. Ça devenait un camarade. Tu le découvrais, le voilà le camarade, celui qui a fait les mêmes choses que moi. Et la seule façon de nous rendre compte que nous avons tous les mêmes idées, c’est de faire la même chose.
À la fin de la réunion, on a décidé du tract pour le lendemain et de la façon de poursuivre l’action. Les camarades m’ont conseillé de ne pas entrer à l’usine, parce qu’ils allaient m’y arrêter. Ils m’ont même dit de ne pas rentrer dormir chez moi, parce que la police pouvait s’y pointer. Alors un camarade m’a emmené dormir chez lui. Ça, ça me plaisait beaucoup, parce que cela faisait partie de notre entraide dans la lutte, c’était notre organisation. En effet, le lendemain, j’ai téléphoné à ma sœur, et elle m’a dit que le soir même, la police était venue me chercher à la maison. Ma mère m’a écrit plus tard que les carabiniers2 cherchaient des informations à Salerne, pour savoir si j’étais là-bas. Ils sont allés encore deux ou trois fois chez ma sœur.
La carte
Fiat avait porté plainte pour coups et blessures à son flic. Je suis allé trouver le toubib de la mutuelle, et je me suis fait faire un certificat de dix jours pour une égratignure que m’avait faite le gardien. Je me suis mis en congé de maladie. Passé une semaine, je suis allé toucher ce qu’on me devait par surprise. J’avais encore la carte Fiat, je pouvais entrer à l’usine. Dès que je suis arrivé à mon poste, à la chaîne, le chef s’est amené avec deux gardiens et m’a dit : « Il faut que vous veniez avec moi, au bureau ».
J’ai regardé ma chaîne, celle où j’étais. Je n’avais là aucun camarade, absolument personne. J’étais isolé. Et je ne savais pas si je devais me mettre à cogner, j’en savais foutre rien. Je vais au bureau, et ils me collent là à attendre le colonel, l’ingénieur. Tout en attendant, je tire de ma poche la carte Fiat et je la pose bien en évidence sur le bureau de l’ingénieur. Parce que c’était la carte Fiat qu’ils voulaient m’enlever, pour m’empêcher d’entrer encore à l’usine. Là-dessus, arrive l’ingénieur qui me dit : « À la bonne heure, c’est juste ce que je voulais, comme vous m’avez bien compris ». J’étais assis là, avachi dans un fauteuil mais il n’a rien dit.
Arrive un autre gardien-flic, un énorme gorille, il me fait : « Qu’est-ce que tu fous là, assis ? » « Ben, je suis assis parce que je suis fatigué ». « Faut te lever ». « Moi, j’ai pas envie de me lever, mais si tu veux tu peux me mettre debout toi-même ». « Tu crois que tu fais le poids ? » qu’il dit en s’approchant. « Je crois rien du tout, seulement j’aime pas qu’on me casse les pieds ». « En attendant, qu’il dit, t’as du pot que c’est pas moi qui étais dehors l’autre soir. Parce que si ç’avait été moi, tu prenais une dérouillée de première bourre ». « Je le sais que t’aurais eu ma peau, seulement c’était pas toi, ce soir-là, et maintenant sois bien sage ». Bref, ils avaient monté une provocation fasciste pour m’obliger à me battre, comme ça ils m’auraient passé à tabac et ils auraient porté plainte. Ils auraient fait appel à la police et fini par me faire foutre en taule.
Je me suis pas laissé avoir, parce que, là-dedans, j’aurais pris une de ces dégelées, ils m’auraient ravagé. J’ai signé les papiers qu’ils m’apportaient comme quoi je donnais ma démission et toutes les manigances habituelles. Quand je suis sorti, il y avait vingt, je dis bien vingt, flics qui attendaient à la porte du bureau le commencement de la rixe. Ils m’ont escorté jusqu’au vestiaire, j’ai pris mes affaires, et ils m’ont escorté jusqu’à la porte. Au bout d’un mois, je suis allé à l’immeuble où se trouvait la mutuelle, avec le bulletin de règlement, et j’ai eu mon pognon. De la plainte qu’ils avaient déposée, je n’ai plus rien su. Il a dû y avoir une amnistie ou un truc comme ça.
La richesse
Le matin où je me suis réveillé chez ce camarade avec qui j’étais allé dormir, on est passé à la maison des étudiants. Il y avait une réunion, un tas de camarades. On a distribué le tract polycopié pendant la nuit et on est allé devant l’usine. Il se formait des groupes importants, et les camarades qui entraient disaient qu’ils allaient s’arrêter, eux aussi. Les ouvriers qui entraient, désormais, connaissaient nos objectifs de lutte. Ces objectifs de lutte, la même chose pour tout le monde, ce qu’on demandait depuis le début. Les ouvriers n’attribuaient aucune valeur au travail qu’ils faisaient, ils ne se sentaient ni de seconde ni de troisième catégorie, ils se sentaient seulement égaux, exploités. Pour la première fois des ouvriers luttaient pour avoir tous la même quantité d’argent. Pour avoir tous les mêmes droits, de parité statutaire avec les employés. Les augmentations égales pour tous, la catégorie pareille pour tous, tout ça les enthousiasmait, les unissait. […]
Alors, nous disons qu’il est temps d’en finir, et qu’avec toute cette immense richesse que nous produisons, ici et dans le monde, ils ne savent que gaspiller et détruire. Ils la gaspillent pour construire des milliers de bombes atomiques ou pour aller sur la lune. Ils détruisent les fruits, les pêches, les poires, par tonnes, parce qu’il y en a trop, et alors elles ont peu de valeur. Parce que tout doit avoir un prix pour eux, tout doit avoir une valeur, c’est la seule chose qui les intéresse, ce ne sont pas les produits, sans valeur, ils ne peuvent pas exister pour eux. Ça ne peut pas servir aux gens qui n’ont pas de quoi manger, selon eux. Avec toute la richesse qui existe, les gens pourraient ne plus mourir de faim, ne plus travailler. Alors, prenons-la cette richesse, prenons tout.