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Gui Bonsiepe : critique de Design for the Real World de Victor Papanek

Commentaire du texte

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Gui Bonsiepe (1934-) is a designer, researcher and teacher. During his studies in information design at the Hochschule für Gestaltung Ulm (1955 to 1959), he worked with Otl Aicher and Nick Roericht and admired his teacher Tomás Maldonado. In 1968, Gui Bonsiepe was hired in Chile as a consultant by the International Council of Societies of Industrial Design (ICSID). His mission in the country consisted of carrying out a policy of industrial development through design. In 1973, Pinochet's coup d'état forced him to flee. Since then, Gui Bonsiepe has lived in Argentina and Brazil and has never ceased to be involved in and for the countries of Latin America, presenting himself as the designated opponent of the excesses of cultural colonialism and the economic exploitation of the periphery. Thus, when Victor Papanek published “Design for the Real World: Human Ecology and Social Change”, Gui Bonsiepe turned his attention to it and was appalled by his friend's arrogance and demagoguery towards design and the Third World. Without any restraint, Gui Bonsiepe began his public indictment of Victor Papanek. When Gui Bonsiepe's first criticisms were published in German in the magazine “form” and at the same time in Spanish in the magazine “summa”, Victor Papanek did not respond. But when a review was published in Italian in the magazine “Casabella” on the occasion of the Italian translation of his major work in 1974, it was one attack too many, and for Victor Papanek it became an international affair. This text was revised in 2019 by Gui Bonsiepe on the occasion of the publication of the anthology edited by Lara Penin, “The Disobedience of Design. Gui Bonsiepe” (Bloomsbury, 2021). Text submitted and presented by Gwenaëlle Bertrand and Maxime Favard.

Lors de son année de diplôme à la Hochschule für Gestaltung Ulm, Gui Bonsiepe (1934-) s’associe à son enseignant Otl Aicher pour la conception d’annonces publicitaires1. Activités qu’il réitérera les années suivantes pour Hermann Miller2, IBM Selectric3 ou encore Bofinger4. Parallèlement à ces contrats, il rejoint l’école, cette fois-ci en tant qu’enseignant aux côtés de Tomás Maldonado avec lequel il co-signe certains articles dans le journal interne5. En 1968, lorsque la HfG Ulm ferme ses portes, Gui Bonsiepe accepte la proposition de l’Organisation internationale du Travail (OIT) et occupe le poste de conseiller auprès de PME chiliennes6. C’est à partir de cette période et du fait de son caractère opportuniste que Gui Bonsiepe s’intéresse, plus particulièrement, à la relation entre l’industrialisation et le développement économique, seule apte, selon lui, à garantir l’émancipation sociale et politique des pays de la périphérie7. En 1973, en tant que consultant missionné par l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (UNIDO) et à la demande du Conseil international des Sociétés de Design industriel (ICSID), Gui Bonsiepe publie Development Through Design, un rapport à partir duquel il établit la nécessité d’un développement des politiques industrielles par le prisme du design. En 1976 et à l’instar de Victor Papanek, Gui Bonsiepe est invité au symposium « Design for Need. The Social Contribution of Design8 » organisé par l’ICSID au Royal College of Art de Londres ; à cette occasion, il continue de défendre sa thèse selon laquelle « [...] le design industriel de la périphérie est la contrepartie dialectique du design industriel du centre9 ». Au gré de ses expériences en tant que conseiller, designer et enseignant dans les pays de la périphérie (Argentine, Brésil, Chili, Cuba et Inde), Gui Bonsiepe a appris à se méfier du Design for Need dont il redoute une certaine duplicité, celle d’un colonialisme culturel et économique et ainsi, s’il est attentif aux propositions émises par Victor Papanek dans son célèbre ouvrage Design pour un monde réel, il ne s’y résout pas, cherchant les occasions d’en débattre publiquement. D’abord publiée en allemand dans la revue form10, puis en espagnol dans summa11 et en italien dans Casabella12, la critique de Gui Bonsiepe à propos du livre éponyme de Victor Papanek fait opportunément polémique. Son sévère réquisitoire, dont il justifie la virulence par ce qu’il perçoit d’arrogant dans le texte, est devenu inacceptable aux yeux de son premier destinataire qui s’en défend, quelques mois plus tard, dans Casabella13. Alors même qu’ils sont tous deux reconnus comme des figures du Design for Need, la fermeté de leurs propos en vient à former une débâcle idéologique radicalement éclairante.

Assez rapidement dans sa critique, Gui Bonsiepe souligne la manière outrageuse qu’a Victor Papanek – « messager du salut14 » – d’épingler le designer comme le principal responsable de la dégradation de l’environnement, en d’autres termes, « un dilettante privilégié qui gaspille son temps et son énergie dans un carnaval de gadgets pour attirer les consommateurs ostentatoires15 ». Ainsi fustigée, la figure du designer est en proie à aux attaques de Victor Papanek qui use de démagogie tout au long de son ouvrage en plaidant contre une situation qu’il juge inacceptable – le design de son époque – et en faveur d’un design qu’il enseigne, celui des besoins de la vie réelle. Gui Bonsiepe, en revanche, n’aurait jamais opéré une telle dévaluation du design et de ses confrères car sa formation à l’école d’Ulm lui a prouvé que le design était déjà un moyen d’opérationnalité critique16. Il l’accuse alors de détériorer l’image de l’école et d’appauvrir la compréhension du fonctionnalisme vers une interprétation non déterministe des relations entre forme/esthétique et forme/fonction, alors que dans certains cas, il s’en remet bien volontiers à un déterminisme technologique.

Par ailleurs, Gui Bonsiepe repère dans l’ouvrage trois propositions distinctes de faire du design pour les pays en voie de développement, cependant elles sont toutes les trois problématiques puisqu’elles engagent toujours une position dominante des designers du centre sur ceux de la périphérie. Même la dernière, celle que semble privilégier Victor Papanek, repose sur l’installation de designers du centre dans les pays de la périphérie afin de former les travailleurs locaux. Pour Gui Bonsiepe, si Victor Papanek avait tiré les conséquences de ses expériences avec l’ONU, il n’en ferait pas une solution pour le tiers-monde. En effet, si Victor Papanek semble défendre une certaine autonomie de la conception et de la production, Gui Bonsiepe, passablement irrité par sa définition du design pour le tiers-monde, l’accuse d’un symptôme centre-périphérie, c’est-à-dire d’ignorer délibérément les forces productives et notamment celles des classes ouvrières. Pour Gui Bonsiepe, installé depuis 1968 au Chili comme conseiller, la voie de l’autonomie et de l’autosuffisance est à chercher dans l’industrie locale, seule apte à rester en dehors de toute dépendance économique au marché mondial. C’est en ce sens que Gui Bonsiepe reproche à Victor Papanek de propager une définition élargie du design. Les expressions multilingues désignant le designer comme un « touche-à-tout, bon à rien » ne manquent pas, dans form, on lit « Hans-Dampf-in-all-Gassen17 », dans summa, « El diseñador como comodín18 » et dans Casabella, « jack-of-all-trades19 ». La despécialisation ainsi revendiquée par Victor Papanek constitue pour Gui Bonsiepe une « alternative ressortie de la naphtaline20 » qui s’appuie non sans ambiguïtés sur la combinaison d’un conservatisme artisanal et de quelques ruses technologiques. Si pour Gui Bonsiepe, Victor Papanek vénère Richard Buckminster Fuller « comme un mentor21 » en accordant tout intérêt à sa planification globale, il n’empêche que son recours aux solutions artisanales marque le paradoxe même de sa position. Avec l’exemple de sa radio Tin can, il l’accuse également de donner l’illusion d’un design adapté au contexte indonésien alors que ce produit est, en réalité, « noyé dans le cliché du sauvage nécessiteux22 ». Pour Gui Bonsiepe, Victor Papanek fait erreur, la quête d’identité qu’il semble percevoir dans les pays de la périphérie et qu’il encourage, maladroitement, par l’appropriation esthétique de la radio est à plus forte raison motivée par le désir d’autonomie de la population vis-à-vis d’un design du centre. Et ainsi, l’ajout de coquillages sur l’extérieur de la radio ne permet pas, comme le prétend Victor Papanek, le participatif mais au contraire, impose le recours à l’artisanat et à ses limites. Gui Bonsiepe regrette ainsi l’intérêt trop marqué de son confrère envers un design à faire soi-même qui ne peut constituer qu’une réponse partielle, pour ne pas dire marginale, aux besoins. Plus encore, Gui Bonsiepe dénigre Victor Papanek de mener une « croisade blafarde [de] petit bourgeois23 » avec ses étudiants et remet en doute son intégrité morale en l’accusant de complicité avec l’armée américaine qui, à partir de cette radio bon marché, peut équiper les populations les plus reculées et indépendantes du centre d’un instrument idéologique de masse.

Pour la diffusion de ce texte, nous remercions spécialement Gui Bonsiepe, Clive Dilnot et Lara Penin de leur soutien.