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« Significatif silence » : le blanc typographique en écriture poétique

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L’historienne de la littérature Idilkó Szilágy, dans un essai publié en 2009 dans « Logosphère, revue d’études linguistiques et littéraires », interroge ce que familièrement on nomme un blanc typographique. Ce que Stéphane Mallarmé appelle « de l’air », ou « un repos » en s’adressant au critique Catulle Mendès, est, pour le tenant du symbolisme en poésie, une forme de silence significatif. Il le disperse dans l’espace de la page, ouvrant la voie à ce que, plus tard, Paul Valéry désignera comme une « présence d’absence ». Paul Claudel témoignera aussi de son intérêt pour ce silence tangible, ce bruit blanc, que des théoriciens et poètes comme Jacques Roubaud et André du Bouchet, au XXe siècle, convoqueront afin d’ajourer leur prose. Approche cultivée de la typographie et du sens chez les uns (Mallarmé, Claudel, Valéry), le blanc typographique devient unité de composition quasi picturale chez d’autres (du Bouchet, Roubaud). Dans les deux cas, il s’agit d’explorer un pan large de la modernité poétique durant laquelle les scripteurs se font blanchisseurs. Les comparaisons entre pratiques du blanc et convocations du rythme disent alors l’importance de la composition typographique précise dans la page. Texte proposé par officeabc.

La valorisation symbolique du blanc typographique, considéré comme l’équivalent visuel du silence, apparaît souvent dans les écrits poétiques et théoriques depuis la fin du xixe siècle. Les poètes et théoriciens comme Stéphane Mallarmé, Paul Claudel, Paul Valéry, André du Bouchet et Jacques Roubaud (entre beaucoup d’autres) y reviennent constamment. On se propose d’étudier dans leurs œuvres comment les blancs participent à la construction du sens et à la production d’effets de style. On s’interroge également sur le rôle joué par les blancs dans l’acte de lecture et dans la perception générique.

Les différents types de marquage ayant trait à la forme matérielle de l’écrit suivent des règles bien définies dans la poésie traditionnelle. Le blanc (apparaissant à gauche et à droite du poème, aussi bien qu’entre les strophes) n’est considéré par les métriciens de la période classique que comme un simple artifice typographique, sans aucune signification particulière. On cite souvent « Les Djinns » (Les Orientales, 1829) de Victor Hugo comme première tentative (après les jeux typographiques de l’Antiquité et de la Renaissance) voulant établir un rapport entre l’aspect visuel et la thématique du poème. Les procédés qui font varier les caractères d’imprimerie (par exemple l’alternance de l’italique et de la romaine) ou l’emploi particulier des signes de ponctuation (par exemple l’abondance des points d’exclamation ou celle des tirets) sont également peu fréquents jusqu’à la fin du xixe siècle.

Il faut attendre l’apparition des nouvelles formes poétiques (le poème en prose, le vers libre, le verset) pour que l’inscription du poème sur la page soit réellement prise en charge1. Les premiers poètes en prose (les « petits romantiques » ou les « romantiques mineurs » : Xavier Forneret, Maurice de Guérin, Alphonse Rabbe et Aloysius Bertrand) ont en commun « la volonté sensible de resserrer leurs textes dans la forme du poème » (Vincent-Munnia, 1993, p. 7). En ce qui concerne l’emploi du blanc, citons les instructions de Bertrand (1980, p. 301) à M. le Metteur en pages : « Règle générale. — Blanchir comme si le texte était de la poésie. […] M. le Metteur en pages remarquera que chaque pièce est divisée en quatre, cinq, six et sept alinéas ou couplets. Il jettera de larges blancs entre ces couplets comme si c’étaient des strophes en vers ». Ces instructions mettent sur le même plan l’alinéa de la prose (ou du poème en prose), le couplet de la chanson et la strophe de la poésie traditionnelle. Le blanc typographique, l’interligne, fonctionne ici comme un indice de la poéticité de ces textes. De même, les espaces laissés blancs autour des morceaux de prose relativement brefs permettent de les poser en objets spécifiques : des poèmes, en prose.

L’intérêt de Stéphane Mallarmé pour les questions typographiques remonte jusqu’aux années 1860. Lorsqu’il envoie ses poèmes à Catulle Mendès pour la publication du premier Parnasse contemporain (1866), il le prie de porter une attention particulière à leur mise en page. Il exige « de l’air entre les vers, de l’espace, afin qu’ils se détachent bien les uns des autres ». Il veut également « un grand blanc après chacun [des poèmes], un repos » pour éviter qu’ils ne forment une suite narrative (cité par Murat, 2005, p. 41). Cette mise en page doit assurer les conditions matérielles nécessaires à une prise de connaissance par l’œil.

La formule très célèbre du poème « Brise marine » (Mallarmé, 1945, p. 38) : « le vide papier que la blancheur défend » a donné lieu à de nombreux commentaires. Selon Marianne Kesting (1972, p. 34), « la blancheur du papier est chez Mallarmé un symbole du silence, du vide, qui suggère pour lui une horreur métaphysique ». Dans ses notes « Quant au Livre », Mallarmé (1945, p. 370) développe ainsi ses rêveries métaphoriques : « l’homme poursuit noir sur blanc ». Le noir, c’est « l’encrier, cristal comme une conscience avec sa goutte ». Tandis que « le blanc du papier », au lieu de n’être que le support du texte, devient « significatif silence qu’il n’est pas moins beau de composer, que les vers » (ibid., p. 872)2.

Dans sa préface au poème « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », faite pour l’édition de la revue Cosmopolis (1897), Mallarmé accorde aux blancs la valeur d’une composante essentielle.

Les « blancs » assument l’importance, frappent d’abord ; la versification en exigea, comme silence alentour, ordinairement, au point qu’un morceau, lyrique ou de peu de pieds, occupe, au milieu, le tiers environ du feuillet : je ne transgresse cette mesure, seulement la disperse. Le papier intervient chaque fois qu’une image, d’elle-même, cesse ou rentre, acceptant la succession d’autres (Mallarmé, 1945, p. 455).

D’un point de vue quantitatif, l’emploi des blancs ne met pas en cause la tradition typographique (un tiers d’imprimé pour deux tiers de blanc), la nouveauté réside dans leur « dispersion », dans « l’espacement de la lecture » (ibid.).

« L’avantage, […] de cette distance copiée qui mentalement sépare des groupes de mots ou les mots entre eux, semble d’accélérer tantôt et de ralentir le mouvement » (ibid.), imposant un rythme au poème. Dans son livre consacré au Vers libre, Michel Murat (2008, p. 181) fait certainement référence à cette idée mallarméenne lorsqu’il écrit que « par l’opposition du compact et du dispersé, du plein et du vide », le blanc peut créer des effets de rythme visuel « susceptibles d’être interprétés analogiquement comme des variations de vitesse, de densité ou d’intensité », il peut également produire « des effets de suspension et de relance » (ibid., p. 294).

Il est difficile d’extraire des passages de ce poème. On se contente de citer deux exemples où la disposition du blanc donne l’impression de mimétisme. La chute de la plume est mimée par une descente en diagonale des segments : Fig. 1

Cette page se termine par l’évocation du « gouffre ». Le haut de la page suivante est occupé par un très large blanc qui prépare l’apparition du mot RIEN, écrit en majuscules romaines non grasses, dont il est l’équivalent visuel (ibid., p. 474).

Mallarmé propose au lecteur « une vision simultanée de la Page » (ibid., p. 455), voire de la double page (dans l’édition de 1914). L’espace poétique devient alors un lieu de « mise en scène », de « subdivisions prismatiques de l’Idée » (ibid.), le poème une « constellation ».

Paul Valéry, probablement « le premier homme qui ait vu cet ouvrage extraordinaire » (Valéry, 1957, p. 623), y voit « la figure d’une pensée, pour la première fois placée dans notre espace… […] L’attente, le doute, la concentration étaient des choses visibles. Ma vue avait affaire à des silences qui auraient pris corps » (ibid., p. 624). Dans son commentaire, Valéry (ibid., p. 627) attire l’attention sur « l’efficace des distributions de blancs et de noir », « étudié [par Mallarmé] très soigneusement (même sur les affiches, sur les journaux) ».

L’appartenance mallarméenne de Valéry est très fortement marquée, surtout dans les années 1890. Tout au long de sa vie, il ne cesse de revenir à cette filiation, consacrant au maître, le plus souvent sur un ton fort élogieux, plusieurs essais (Variété) et de nombreuses notes (Cahiers).

La hantise de la page blanche, développée par Mallarmé dans plusieurs poèmes, ne manque pas d’apparaître chez Valéry non plus, mais avec quelques différences significatives.

La feuille blanche

La blancheur agit sur les mouches, les appelle, les affole, et si leurs menues pattes traçaient…
[…]
En vérité, toute feuille blanche nous déclare par le vide qu’il n’est rien de si beau que ce qui n’existe pas. Sur le miroir magique de sa blanche étendue, l’âme voit devant elle le lieu des miracles que l’on ferait naître avec des signes et des lignes.

Cette présence d’absence surexcite et paralyse à la fois l’acte sans retour de la plume.

Il y a dans toute beauté une interdiction de toucher. Il en émane je ne sais quoi de sacré qui suspend le geste, et fait l’homme sur le point d’agir se craindre soi-même.

Mais enfin, la main se décide ; et, comme le joueur risque une carte sur le tapis, ou un pion sur l’échiquier, on porte à la pureté donnée et à l’intégrité du possible, le coup, ? le mot, le trait, ? qui va rompre le charme. (Texte daté de 1944, cité intégralement par Pickering, 2002, p. 134.)

Valéry reprend l’idée que l’écriture, guettée constamment par la paralysie, altère la pureté de la page vide (« la feuille blanche »). Toute écriture ne peut que dénaturer, « souiller » ce point d’origine de pureté, « rompre le charme ». Valéry insiste sur le langage gestuel de l’acte d’écrire, sur le mouvement de la main qui écrit (« la main se décide »). La page n’est plus considérée comme un récipient passif, mais présentée en termes dynamiques. Elle est inépuisable comme contenant et peut assumer un rôle actif en appelant des éléments divers. L’angoisse mallarméenne devant la page blanche change quelque peu de nature chez Valéry. Pour Mallarmé, le poète crée avec l’obscurité, avec le noir de l’encre. C’est en quelque sorte le renversement de la Création divine. Chez Valéry cette dimension n’apparaît pas. Il y a plutôt l’idée que le beau dans son état parfait est ce qui n’existe pas encore. Cela implique une dynamique de l’écriture comme une sorte d’activité vitale. En fin de compte, « l’interdiction de toucher » est défiée par l’élan créatif. Le parcours d’angoisse valéryen est informé au départ du modèle mallarméen, mais ce modèle sera vite dépassé et sous-tendu par les formes de malaise existentiel propres au xxe siècle. Il ne s’agit pas d’une angoisse qui ait des sources repérables, mais d’une anxiété d’être, associée au fait d’exister, une sorte d’inadéquation, sans objet.

On pourrait rapprocher ce texte valéryen (« La feuille blanche ») d’un poème en prose de Paul Claudel (1957, p. 63), paru dans Connaissance de l’Est. « La Pluie », d’inspiration mallarméenne, se présente comme un poème en train de se faire, une création en acte. Le poète unit la pluie et l’encre : « Je fais aux tempêtes la libation de cette goutte d’encre ». « Les mouches » du texte valéryen peuvent rappeler la « noire araignée » de « La Pluie ».

Pour Paul Claudel, l’écriture suppose le blanc et le noir, le vide et le plein. C’est en ces termes qu’il explique Le Coup de dés de Mallarmé : « C’est cette importance de la page, c’est cette idée du rapport nécessaire entre le contenu poétique et son contenant matériel, entre ce plein et ce vide, qui avait inspiré à Stéphane Mallarmé l’idée de sa dernière œuvre » (Claudel, 1965, p. 78).

Claudel revient à maintes reprises sur l’importance du blanc. « Tout poème, ensemble de paroles organisé, a besoin pour le supporter, d’un certain espace, d’un certain blanc autour de lui » (ibid., p. 1139). Dans un verset des « Muses », la première de ses Cinq grandes odes, il n’hésite pas à déclarer que « le poëme n’est point fait de ces lettres que je plante comme des clous, mais du blanc qui reste sur le papier » (Claudel, 1957, p. 224). La formulation donnée dans La Philosophie du Livre est encore plus explicite.

La page consiste essentiellement en un certain rapport du bloc imprimé ou justification, et du blanc, ou marge. […] Ce rapport entre la parole et le silence, entre l’écriture et le blanc, est la ressource particulière de la poésie, […]. Le blanc n’est pas en effet seulement pour le poème une nécessité matérielle imposée du dehors. Il est la condition même de son existence, de sa vie et de sa respiration. Le vers est une ligne qui s’arrête, non parce qu’elle est arrivée à une frontière matérielle et que l’espace lui manque, mais parce que son chiffre intérieur est accompli et que sa vertu est consommée (Claudel, 1965, p. 76-77).

On cite souvent la définition claudélienne du vers, donnée dans ses Réflexions et propositions sur le vers français (1925) : « une idée isolée par du blanc » (ibid., p. 3). Suivant cette formule d’inspiration mallarméenne le vers est un découpage dans la langue, visualisé par le blanc. « L’idée » est un objet mental, une opération de pensée, et « la pensée bat comme la cervelle et le cœur » (ibid., p. 3). Entre chaque battement, tout comme dans la respiration, intervient le silence, le vide que traduit le blanc sur le papier. Les segments ainsi délimités sont donc une unité à la fois « respiratoire », « musicale », « intelligible » et « psychologique » (Murat, 2008, p. 24).

Rappelons à ce propos que les poètes du xxe siècle vont jusqu’à désarticuler, par la pratique de l’enjambement, les syntagmes, voire décomposer les mots en leurs constituants phoniques ou graphiques. C’est le blanc final qui rend possible l’enjambement. La possibilité de l’enjambement est un trait commun des vers libres et des versets, par différence avec le poème en prose. La présence du blanc devient donc un « critère définitoire de la poésie » (Murat, 2008, p. 176), elle a une valeur d’indication générique.

Claudel fait un usage fréquent de l’enjambement. Il se réfère sur ce point à l’exemple de Shakespeare : « Il y aurait beaucoup à dire sur le vers des derniers drames shakespeariens dont l’élément prosodique principal paraît être l’enjambement, the break, le heurt, la cassure aux endroits les plus illogiques, comme pour laisser entrer l’air et la poésie par tous les bouts » (Claudel, 1965, p. 6). Les mots disloqués sur deux versets différents, coupés en fonction de l’articulation syllabique (« Co » / « Mment », « cri » / « Ez »), voire en fonction de l’articulation des phonèmes (« v » / « Ous ») n’apparaissent que dans ses premiers drames (exemples tirés de la première version de Tête d’Or). Les nombreux enjambements des Cinq grandes odes remplissent une fonction suspensive et/ou emphatique. Le passage à la ligne, signalé par le blanc final, est porteur de sens : attirant l’attention sur le mot qui se trouve en position finale, il en augmente l’intensité et l’expressivité. Fig. 2

La division des temps composés (« sont » / « Expliqués », Claudel, 1957, p. 247) ou celle de la construction possessive (« quantité » / « De la gloire », p. 290), la séparation de l’article et du substantif (« un » / « Ouvrage », p. 241) ou de l’adjectif et du substantif (« vache » / « Bienveillante », p. 230) donnent un accent à des mots autrement inaccentués. Le prédicat, dissocié de son objet (« refaire » / « La chose », p. 261), ou de son sujet (« le regard sublime » / « Oublie », p. 227), se trouve en position accentuée, à la fin ou à l’attaque des lignes.

En commentant sa propre technique de couper ses versets à des endroits inattendus, Claudel (1965, p. 6) insiste sur le rôle du lecteur qui est « obligé de passer de la position passive à la position active, de suppléer [lui]-même le mot qui manque. Voilà le lecteur à qui on met sur les bras ce corps mutilé et tressautant et qui est obligé d’en prendre charge jusqu’à ce qu’il ait trouvé le moyen de recoller cet Osiris typographique ». Le blanc a donc chez Claudel pour fonction principale de renvoyer l’interprétation au lecteur dont il attend, comme le montre la référence mythologique à Osiris, une participation très dynamique.

L’apparition du vers libre a attiré l’attention sur les paramètres formels des poèmes. La définition du vers est liée étymologiquement à l’idée de retour régulier, de répétition identique. Ce qui se répète dans le vers libre, c’est la limite du vers, identifiée par les premiers théoriciens à un « arrêt de la voix et un arrêt de sens » (Kahn, 1897, p. 26). Les métriciens de la période classique ont parlé de « pause » en fin de vers (et entre deux hémistiches)3. Les théories nouvelles découvrent par contre l’essence même de ce nouveau type de poème dans sa linéation. « En réduisant ou en annulant le mètre et la rime, le vers libre a montré la ligne, puisque c’est tout ce qu’il gardait du vers. » — c’est l’opinion de Henri Meschonnic (1982, p. 606). Le rôle du blanc dans un vers libre est évidemment beaucoup plus complexe. Ayant une fonction démarcative, il participe à la structuration rythmique du poème. La différence de longueur des vers, donnant à droite des blancs extrêmement diversifiés, contribue largement à créer un rythme visuel. « Par l’hétérométrie et la valeur donnée au blanc final […], le vers offre à celui qui écrit la possibilité d’actualiser pour le lecteur les structures rythmiques de son énoncé, structures qui, en quelque sorte, participent alors à l’énonciation. » C’est ainsi que Jacques Filliolet (1974, p. 67) conclut son article sur la problématique du vers libre. Contrairement à ce qui se passait dans les vers réguliers où un schéma préétabli, abstrait prenait en charge l’organisation rythmique, dans le vers libre le poète peut la diversifier à l’infini. Comme le note Meschonnic (1982, p. 606-607), « […] la ligne crée un accent là où il n’y en a pas dans le discours ordinaire. La ligne est la visualisation de l’accentuable… »

Ces théories sont influencées avant tout par les expériences mallarméennes et celles des poètes du xxe siècle. Il faut reconnaître que les premiers vers-libristes (Gustave Kahn, Francis Vielé-Griffin, Édouard Dujardin, Émile Verhaeren, Henri de Régnier, etc.) ne voient pas encore le signe distinctif du vers (qui permet de le différencier de la prose) dans la mise en page, mais dans la musique, assurée par le rôle organisateur, structural des allitérations et assonances. « Dans un affranchissement du vers, je cherchais une musique plus complexe », écrit Kahn (1897, p. 16). Jules Laforgue (1995, p. 862) se diffère sur ce point de ses contemporains en accordant une large place à l’aspect formel de ses poèmes : « c’est indispensable pour l’œil, et c’est par l’œil qu’arrive bien un peu le rythme d’abord. »

Ce n’est qu’à partir du début du xxe siècle que la dimension visuelle des vers libres prend une telle importance qu’il devient légitime de voir dans sa « structure spatiale actualisée […] le modèle de notre univers éclaté » (Filliolet, 1974, p. 65). Lorsque le blanc s’ajoute au blanc, ils peuvent former « des plages plus ou moins vastes, à la géométrie variable » (Murat, 2008, p. 204), voire de véritables dessins. La spatialisation de l’écriture aboutit aux expérimentations des futuristes italiens, aux calligrammes d’Apollinaire, au cubisme et au constructivisme. Mais il faut attendre les années 1950 pour que l’influence du Coup de dés de Mallarmé s’exerce véritablement.

Les œuvres d’André du Bouchet et de Jacques Roubaud entretiennent des affinités plus ou moins évidentes avec l’acte initiateur de Mallarmé. Dans son « essai sur quelques états récents du vers français », Roubaud théoricien définit la poésie de du Bouchet comme l’une des variétés des « atteintes à l’identité typographique » (1988, p. 167) qui « s’orient[e] réellement vers le dépassement de la contradiction traditionnelle » (ibid., p. 169) entre poésie en prose et poésie versifiée. En effet, les textes de du Bouchet (tout comme ceux de Roubaud poète) apparaissent souvent inclassables et ne peuvent être décrits que par le biais d’une analyse typographique. Il s’agit souvent de formes poétiques intermédiaires où les blancs rompent la continuité du texte prosaïque sans que l’on puisse parler de vers libre ou de verset. Chez Jacques Roubaud, les blancs peuvent intervenir même « à l’intérieur d’un mot ou d’un syntagme, dont ils dispersent l’unité » (Montémont, 2004, p. 75). Ils envahissent souvent la page remettant en question « l’utilitarisme dominant par un gâchis de papier, une revendication de la poésie comme luxe ! » (Anis, 1988, p. 206).

Chez du Bouchet aussi les blancs dominent, prenant souvent une importance visuelle démesurée (occupant bien plus que les deux tiers de la page). Ses poèmes sont « aérés, dispersés, séparés» (Du Bouchet, 1991, p. 52)4. Il arrive souvent qu’un seul vers, verset, alinéa occupe toute une page, concentrée en haut :

Rien ne me suffit. Je ne suffis à rien. Le feu qui souffle sera le fruit de ce jour-là, sur la route en fusion qui réussit à devenir blanche aux yeux heurtés des pierres. (ibid., p. 68)

L’exemple suivant, placé tout en bas d’une page vide (« une grande page blanche palpitante dans la lumière dévastée » (ibid., p. 70)), peut évoquer par sa disposition le coucher du soleil à la fin du jour. Fig. 3

Lucie Bourassa (1993, p. 278) fait la distinction dans les recueils de du Bouchet entre plusieurs types de disposition dont « les poèmes versifiés », « écrits en “colonnes” de courts vers », ainsi que les « poèmes en prose “ajourée” ». Fig. 4

Grâce aux blancs horizontaux et verticaux, ce poème court, mais suffisamment aéré peut occuper la page dans toute sa dimension. Les interlignes très larges modifient le rythme de la lecture : ils introduisent une longue pause, suivie d’une reprise. L’abandon de la majuscule initiale au début de chaque ligne (et non seulement au début des phrases) dépend du choix personnel du poète. Il est à noter que la plupart des premiers vers-libristes utilisent encore la majuscule comme un marquage générique, un signal poétique.

Le deuxième grand type de disposition, relevé dans les recueils de du Bouchet par Bourassa (1993, p. 278) sont les « poèmes en prose “ajourée” », c’est-à-dire aérée de blanc, « écrits en blocs de phrases ou de segments phrastiques qui sont tantôt cadrés à gauche, à droite ou justifiés ». Pour désigner un groupe de vers ou de phrases rapprochés typographiquement, elle reprend le mot « îlot » à Pierre Chappuis qui convient bien à « ces morceaux de langage inégalement répartis dans une marée de blanc » (ibid.). « Ces îlots », explique Bourassa, « impliquent un rythme différent de celui de la prose, et s’inscrivent alors davantage dans la perception d’un rythme proche de celui du vers libre même si le blanc distend la perception de l’unité du poème » (ibid.). Cette mise en page particulière a pour fonction de guider la lecture. Elle invite à parcourir le texte en tous sens. Il s’agit de conditions de lecture très exigeantes, empêchant le lecteur de retomber dans son attitude de consommateur passif. Fig. 5

D’un point de vue syntaxique, le mot « la déchirure » est ambigu, il peut être interprété comme une apposition (« ce ciel ») ou bien comme le sujet nominal de la comparaison qui suit (« comme une maison rendue au souffle »). Il est décalé, commençant après le centre de la page. L’appui à l’extrémité droite du mot « comme » permet de dégager un blanc central. La différence d’alignement entre les syntagmes produit visuellement un effet de séparation, « une déchirure ».

Cet exemple peut donner une idée du pouvoir de suggestion que les blancs peuvent posséder. Ils sont d’ailleurs souvent interprétés dans la poésie contemporaine comme la figure de ce qui n’est pas dit (le non-dit) ou ne peut pas être dit. Ils « créent des zones de silence, comme si le poète ne disait pas tout » (Sandras, 1995, p. 40). Annette de la Motte (2004, p. 171) parle de « silence créateur » qui suggère « la véritable richesse du texte, sa dimension profonde, ce qui est indicible ».

Pour terminer, nous présenterons, à travers quelques exemples, le traitement original que Jacques Roubaud fait des blancs. Roubaud « aménage sans cesse l’espace de la page, en recourant au blanc de manière quasi picturale » (Montémont, 2004, p. 53). L’inspiration mathématique du recueil Signe d’appartenance (1967) se manifeste non seulement dans le titre, mais aussi dans l’emploi des figures géométriques qu’il dessine, à l’aide des blancs, sur la page. Par exemple le dodécagone du poème intitulé « vue » est formé de douze mots simples : des chiffres (de zéro à huit) et les couleurs noir et blanc (Roubaud, 1967, p. 83).

La disposition typographique du texte « nothing », formé de quatorze lignes (4-4-3-3), ne manque pas d’évoquer la structure du sonnet. Chaque ligne est composée d’une seule lettre ou d’un astérisque. (Les « quatrains » et les « tercets » sont séparés par des interlignes.) Fig. 6

Les blancs horizontaux et verticaux y sont écrasants, le poème n’occupe qu’une très petite surface de la page, imitant par là la signification du mot anglais : rien.

le sentier amour n’a pas été poursuivi le temps collectif n’est qu’un savoir et je sais la forme lourde qui m’enserre mais sur le blanc qui se présente je n’écris pas je trouve peu je prends peu dans le blanc des villes je me trappe (ibid., p. 12)

L’espacement interne (le blanc typographique sépare des unités sur une même ligne) joue ici un rôle « métrique » : au lieu du passage à la ligne comme dans la poésie traditionnelle, c’est le blanc qui permet d’identifier les vers. D’un point de vue syntaxique, ces pauses intérieures interrompent les phrases. Fig. 7

Le blanc central de la dernière ligne coupe ici la phrase en deux, en mimant le contenu. Il ne s’agit pas d’un simple vide, le blanc a chez Roubaud une réalité physique s’opposant au noir (« blanc contre noir », ibid., p. 36).

Tout au long de notre article, nous avons essayé de montrer l’importance de la thématique du blanc dans des œuvres qui comptent parmi les plus représentatives de la modernité poétique. Les choix typographiques des poètes sont des prises de position, pourvues d’enjeux esthétiques et symboliques qui demandent à être explicités. Il est nécessaire de les considérer dans leur rapport à la fois avec le vers et avec la syntaxe. Du blanc, conçu dans sa valeur négative comme un manque, un vide, au blanc, possédant une valeur pleine et signifiante, les formulations sont diverses. Incontestablement, le blanc contribue à la spécificité des modes de signification de la poésie moderne et contemporaine.

in Écritures du silence, n°5, 2009, p. 105-118.

Références bibliographiques

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ROUBAUD, Jacques. La vieillesse d’Alexandre. Essais sur quelques états récents du vers français (1978). Paris : Ramsay, 1988.

SANDRAS, Michel. Lire le poème en prose. Paris : Dunod, 1995.

VINCENT-MUNNIA, Nathalie. « Premiers poètes en prose : le spleen de la poésie », Littérature, 91, 1993, p. 3-11.


  1. Reçu dans l’indifférence dans la première moitié du xixe siècle, le poème en prose devient, au moins dès le dernier tiers du siècle, un genre très à la mode, et connaît au xxe siècle un développement considérable. La technique du vers libre, qui se manifeste en France dans les années 1880, va dominer l’écriture poétique pendant la période surréaliste, et reste, sans devenir exclusive, la forme privilégiée de la poésie contemporaine. Le verset, qui ne commence à désigner une forme poétique moderne que depuis le début du xxe siècle, trouvera des illustrateurs aussi célèbres que Claudel, Saint-John Perse ou Senghor.↩︎

  2. Cette dernière citation, reprise dans le titre de notre article, vient d’une notice de Mallarmé sur Edgar Poe.↩︎

  3. Le blanc de fin de vers suggère une pause orale qu’elle soit prise en compte ou non par la diction.↩︎

  4. Nos citations sont tirées des recueils Dans la chaleur vacante (première édition: 1961) et Où le soleil (1968).↩︎