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Un joyau empoussiéré. La création de Port Leucate dans les années 1960.

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Dans le contexte de l’après-guerre, les Trente Glorieuses accompagnent le développement de la société de consommation, l’accroissement du pouvoir d’achat des ménages, la baisse du temps de travail et la généralisation de l’automobile permettent à chacun de se tourner vers les loisirs. De 1963 à 1983, la mission Racine permet le développement du littoral de la Méditerranée par la construction de stations balnéaires modernes, conçues pour les classes moyennes. Elles incarnent un retour de la prospérité dans la région, mais importent également un tourisme de masse et des effets économiques néfastes. Cet article se concentre sur le travail de l'architecte George Candilis (1913-1995) pour la station balnéaire de Port Leucate. Pensée dans le cadre d’une société nouvelle basée sur les loisirs, ce lieu de villégiature contribue, par ses formes architecturales, son fonctionnalisme et son confort, à modifier le paysage régional et l’expérience des vacanciers.

« La France s’apprête à sortir de son écrin empoussiéré ce joyau oublié : le littoral languedocien1 .» À l’été 1964, Paris Match Fig. 1aFig. 1b présente ainsi le projet de la « mission interministérielle d’Aménagement touristique du littoral du Languedoc-Roussillon », initié un an plus tôt sous l’impulsion du général de Gaulle. Ce projet a façonné le littoral méditerranéen tel que nous le connaissons aujourd’hui. Plus connu sous le nom de « Mission Racine » – du nom de son ministre dirigeant Pierre Racine –, il a pour but de construire une nouvelle Floride sur les côtes marécageuses et désertiques du Languedoc-Roussillon. Son objectif est d’y développer un tourisme balnéaire révolutionnaire, susceptible d’attirer et de fixer les touristes en provenance du nord de l’Europe et de la France, voire même du monde entier grâce au futur Concorde.

Le projet, soutenu par une importante propagande, reçoit de nombreux échos dans la presse locale et nationale. Le rédacteur en chef Jean Durieux publie dans Paris Match un article, probablement le plus révélateur de la vision et des motivations de l’époque. Les illustrations fantasmées et utopiques du cartographe Tanguy de Rémur accompagnent cet article et témoignent de l’ambition révolutionnaire de la mission : créer une société nouvelle fondée sur les loisirs.Fig. 1c

De 1963 à 1983, dates de fonctionnement de la mission, sept nouvelles stations balnéaires voient le jour en Languedoc-Roussillon. En accompagnant le développement industriel de la garrigue jusqu’alors dépeuplée, les stations balnéaires incarnent un retour de la prospérité dans la région.

Dans ce contexte d’après-guerre et de développement de la société de consommation, l’accroissement du pouvoir d’achat des ménages, la baisse du temps de travail et la généralisation de l’automobile permettent à chacun de se tourner vers les loisirs. Contrairement aux cités balnéaires françaises du xixe siècle, conçues pour les plus aisés, ces nouvelles stations balnéaires modernes s’adressent aux classes moyennes. Pour ce faire, l’État mène alors une politique d’aménagement très volontariste, car « il fallait évincer de l’opération les spéculateurs professionnels. Pour cela, il n’y avait qu’une solution : que l’État s’occupe lui-même, en accord avec les populations locales, de l’aménagement de la côte et qu’il achète les terres où s’édifieront les futures stations. Ainsi, ce serait la première fois que l’administration deviendrait promoteur d’une révolution immobilière aussi complexe : pour réussir, il allait falloir qu’elle se fasse architecte, urbaniste, agent de publicité2 Fig. 2 . »

La mission Racine est rattachée à la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (Datar), également créée en 1963, qui assure une gestion totale de l’aménagement du territoire et de sa protection environnementale. Les brochures de la Datar Fig. 3 apparaissent comme un véritable outil de façonnage de l’opinion publique, et sont par ailleurs révélatrices des multiples actions modelant la côte languedocienne en vue de sa mise en tourisme.

L’ampleur des travaux entrepris s’étend de la viabilisation des terrains par la démoustication, l’urbanisation, le reboisement, les travaux de terrassement colossaux, au développement du réseau routier et portuaire. Un soin particulier est également apporté à la conservation des espaces naturels pour les rendre visibles et accessibles.

Mise en tourisme par une architecture futuriste

S’il est aujourd’hui difficile de percevoir à quel point la Mission Racine fut un aménagement global à grande échelle, l’architecture des stations témoigne encore de la volonté expérimentale de la mission et de son engouement pour des formes nouvelles.

Une équipe d’architectes est formée pour l’occasion. Chacun d’entre eux est chargé de la conception d’une station. L’architecte en chef Georges Candilis réalisera l’unité touristique de Leucate–Barcarès ; Jean Le Couteur, le Cap d’Agde ; Raymond Gleize et Édouard Hartané, Gruissan et Jean Balladur, la Grande-Motte et Port-Camargue. D’origine grecque, Georges Candilis est un architecte et urbaniste ayant rejoint l’atelier français de Le Corbusier en 1945. Il est connu pour son travail sur les grands ensembles, sa participation au chantier de la Cité radieuse à Marseille, la réalisation du quartier du Mirail à Toulouse, et pour son idée de « l’habitat du plus grand nombre » qu’il applique à l’urbanisme de Leucate–Barcarès, pensé pour une vie de loisir.

Le parti pris architectural de la mission se veut fort, en rupture avec les formes du passé, voire futuriste, tout en prenant en compte les éléments naturels méditerranéens tels que le soleil, la mer, le vent et la végétation. « Un problème nouveau exige une architecture nouvelle. La diversité des sites et des activités exige également une diversité architecturale, pour que s’épanouisse un nouveau milieu humain en harmonie avec les merveilleux éléments offerts par la nature : montagne, vallée, forêt, mer, soleil, neige, eau...3»

À travers une série d’articles dans la revue spécialisée Architecture d’Aujourd’hui (no 112, 118 et 131 Fig. 4, Candilis pose les bases de son livre Recherches sur l’architecture des loisirs Fig. 5. Publié en 1973, il constitue un véritable manifeste dans lequel l’architecte fait de nombreuses fois référence à l’unité de Port-Leucate–Barcarès qui en est la plus vaste mise en œuvre. « La recherche d’une véritable architecture de masse liée avec les vacances de la mer, qui demande une expression plus jeune, plus neuve et plus juste. C’est la raison de ce livre.4» L’article de 1967 est consacré à la documentation de l’étude d’un village-vacances pour le Touring-Club de France Fig. 6 à Leucate–Barcarès. Candilis y expose ses recherches sur les différentes échelles humaines, à savoir l’unité familiale avec le patio privatif, l’unité de voisinage autour d’une petite place, ainsi que l’unité de village caractérisée par la voie principale conduisant vers la zone de loisirs et les équipements généraux du front de mer destinés à l’ensemble du village-vacances. Selon Candilis, l’harmonie de ces échelles permet une transition agréable à l’estivant d’une ambiance à une autre en séparant des espaces de repos, d’activité et des zones de parking.

Cette approche modulaire caractérise le travail de l’architecte qui l’étend également aux équipements. Il met en place une trame géométrique et des éléments de construction standardisés pour produire rapidement et à moindre coût des « maisons puzzle » devenant un centre commercial, un marché, une école de voile, une capitainerie ou une cabine de plage (le même système constructif sera utilisé pour l’école d’architecture à Toulouse).

Son approche modulaire trouve un écho dans la presse spécialisée, mais aussi auprès du grand public comme en témoigne l’article paru dans Elle le 3 juillet 1972 Fig. 7 sur les héxacubes, « camping de l’an 2000 », selon Candilis. C’est une sorte de capsule habitable de 7 m2 composée de coques de polyester proposant une nouvelle manière de vivre, le « cubing ». La combinaison de ces modules permet la création d’un habitat évolutif en fonction des besoins, des moyens et du terrain. À Port-Leucate, cette approche était un moyen d’accueillir les premiers vacanciers dans la station, cette dernière encore en chantier.

Transformation des villages de pêcheurs

Jusqu’en 1969, date de la mise en service de Port-Leucate et de la démission du général de Gaulle, la presse nationale, par ses descriptions ou ses critiques positives, fait l’éloge de la modernité des aménagements. La presse locale s’attache davantage aux différentes visites officielles qui ponctuent le chantier et s’avère plus proche de la réalité du terrain dans ce projet où de nombreuses décisions furent prises à distance. L’urbanisation y apparaît comme étouffante et semble vouloir occulter certaines cultures locales au profit d’une mise en tourisme totale. Le supplément de L’indépendant Fig. 8 pour l’inauguration de Port‑Leucate mêle propos et images modernes aux indices d’un folklore catalan de vignerons et pêcheurs.

Les villages de pêcheurs se sont pourtant peu à peu transformés en villégiatures estivales des classes populaires de l’arrière-pays Fig. 9 Fig. 10. Au Bourdigou, par exemple, « des centaines de familles populaires, du pays pour la plupart, ont vécu des étés inoubliables dans un grand village qu’ils avaient fait de leurs mains, au bord de l’eau, sans trop se soucier qu’ils n’étaient pas chez eux. Il y a trente ans, ils sont venus profiter de la joie des congés payés nouvellement conquis tout en tenant compte de la maigreur des portefeuilles. En faisant là des cabanons et des paillotes, ils avaient fini par bâtir, sans argent et sans architectes, une petite ville fleurie, croulante de vie et d’intelligence, d’imagination et de liberté.5 » Ces villages et leurs occupants incarnent l’opposition ainsi que la résistance à l’aménagement du littoral méditerranéen Fig. 11, profitant déjà de la liberté promise par la campagne publicitaire de Jacques Séguéla de 1968 Fig. 12. Tandis que de nombreuses publications et cartes postales Fig. 13aFig. 13b pointent l’architecture novatrice des lieux, Séguéla choisit d’occulter le béton et de tourner son objectif vers la mer. Il nous offre une photographie de plage tunisienne, assez similaire à la vision de la liberté des Bourdigueros.

Monter des contestations : résister à l’envahisseur

Seulement sept ans après le début de la Mission Racine, sous la plume de Goscinny et Uderzo Fig. 14, l’Empereur des Romains lance son colossal projet de station balnéaire sur les côtes armoricaines, le Domaine des dieux6. Il est fort probable que les deux auteurs, César et son architecte Anglaigus se soient fortement documentés sur la Mission Racine avant de débuter leur projet. Contrairement au village d’irréductibles Gaulois, le Bourdigou comme les autres villages de pêcheurs sera rasé, malgré les différents événements et actions menées ou les vaines tentatives de structuration et de sécurisation des lieux.

Pourtant, le climat de contestation se durcit sur la côte languedocienne lorsqu’un nouveau gouvernement prend place, suite à la démission du général de Gaulle. Alain Chaladon, nouveau ministre de l’Industrie révèle les effets économiques néfastes de la Mission Racine sur la région. Il ouvre ainsi un débat plus vaste concernant l’avenir de ces nouvelles stations balnéaire Fig. 15. Elles impliquent une activité saisonnière qui ne profite pas véritablement à la région, comme le ferait l’industrie promise à l’origine du projet.

Conscient des difficultés de son entreprise, Georges Candilis écrivit : « Les sites et les régions propices au développement des loisirs de vacances sont en voie de transformation. L’espoir est grand, le danger aussi.7» Tandis que la station Port-Leucate fête son cinquantième anniversaire, espoir et danger jalonnent de nouveau la patrimonialisation du bâti résultant de la mission Racine. Si la mer, la plage et le climat méditerranéen furent hier les arguments de la mise en tourisme de la côte languedocienne, ce patrimoine récent constitue désormais un nouveau joyau à dépoussiérer afin que chacun, à l’instar du général de Gaulle lors de sa visite, puisse déclarer : « C’est joli et grandiose »8.

Bibliographie

Ouvrages

Bourdigou : Le massacre d’un village populaire, Vinca : Éditions du Chiendent, 1979. 

CANDILIS, Georges, Recherches sur l’architecture des loisirs. Paris : Éditions Eyrolles, 1973. 

GOSCINNY et UDERZO, Astérix le gaulois : Le domaine des dieux. Paris : Dargaud, 1971.

Autres

HEIMER, Marc,« L’aventure des hommes qui révolutionneront vos vacances », Paris Match no 799, 1er août 1964.


  1. Marc HEIMER, « L’aventure des hommes qui révolutionneront vos vacances », Paris Match, no 799, 1er août 1964.↩︎

  2. Ibid.↩︎

  3. Georges CANDILIS, Recherches sur l’architecture des loisirs. Paris : Éditions Eyrolles, 1973, p. 10. ↩︎

  4. Ibid.↩︎

  5. Bourdigou : Le massacre d’un village populaire. Vinca : Éditions du Chiendent, 1979.↩︎

  6. GOSCINNY et UDERZO, Astérix le gaulois : Le domaine des dieux. Paris : Dargaud, 1971.↩︎

  7. Georges CANDILIS, op.cit.↩︎

  8. Charles de GAULLE, Midi-Libre, 25 octobre 1967.↩︎