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L’apport de l’autoroute à l’art et à la culture

Communication auprès de l’Académie des Beaux-Arts, le 26 mai 1982

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Charles Rickard, journaliste, résistant, médaillé militaire à ce titre, puis préfet, écrivain et président de la société Autoroutes Paris-Rhin-Rhône, tient un discours en 1982, devant l’académie des Beaux-Arts, au sujet de la dimension artistique et culturelle des autoroutes. Il propose d’harmoniser l’implantation des Autoroutes Paris-Rhin-Rhône avec leur cadre naturel, tout en respectant l’histoire et la richesse des territoires. Trois questions rythment son allocution : L’autoroute, ouvrage d’art, peut-elle être aussi œuvre d’art ? L’autoroute peut-elle et doit-elle accueillir les productions des artistes ? L’autoroute a-t-elle le droit de consacrer une partie des ressources provenant du péage à la création artistique et à l’action culturelle ? Ce dernièr aspect ouvre la réflexion sur la dimension économique et administrative des projets menés : emprunter la voie du mécénat ou celle de l’administration française ? La retranscription de cette communication rend compte de la conviction de son orateur quant à l’apport de l’autoroute à l’art et à la culture.

In Charles RICKARD. L’apport de l’autoroute à l’art et à la culture. Communication faite à la séance du mercredi 26 mai 1982. Paris : Institut de France, Académie des Beaux-Arts, 1982.

M. LEYGUE, Président de l’Académie des Beaux-Arts, présente M. RICKARD à l’Académie et retrace en termes fort élogieux une carrière brillante et éclectique : entré à 23 ans dans le Corps préfectoral, M. RICKARD n’est pas seulement un grand commis de l’État ; journaliste, écrivain, créateur du musée Jean-Moulin, il noue des amitiés dans tous les milieux et particulièrement avec de célèbres artistes qu’il fait participer à sa croisade pour la mise en valeur du patrimoine national (restauration des orgues de Chartres et sauvegarde des vitraux, création du Centre international du Vitrail, de l’Archéodrome de l’Aire de Beaune, etc.). M. RICKARD a pris également une part active à la Résistance en Savoie. Il est Officier de la Légion d’Honneur, Médaillé militaire, Commandeur du Mérite et Commandeur des Arts et Lettres. Actuellement en tant que Président des Autoroutes Paris-Rhin-Rhône, il tente d’harmoniser leur implantation avec leur cadre naturel.

M. LEYGUE passe la parole à M. le Préfet Charles RICKARD.

Monsieur le Président,

Monsieur le Secrétaire Perpétuel,

Messieurs les Académiciens, Mesdames et Messieurs,

Lorsque vous m’avez informé, Monsieur le Président, de l’intention de l’Académie des Beaux-Arts d’entendre une communication sur un sujet qui me tient à cœur et qui est, peut-être, susceptible d’intéresser certains de ses membres : « L’apport de l’Autoroute à l’Art et à la Culture », j’ai ressenti votre appel comme un très grand honneur.

Je tiens à exprimer à votre Compagnie toute ma reconnaissance pour l’accueil qu’elle veut bien me faire au terme de ses travaux habituels du mercredi et pour l’attention qu’elle veut bien porter aux propos qui vont suivre.

L’autoroute, ouvrage d’art, peut-elle être aussi œuvre d’art ?

L’autoroute peut-elle et doit-elle accueillir les productions des artistes ?

L’autoroute a-t-elle le droit de consacrer une partie des ressources provenant du péage à la création artistique et à l’action culturelle ?

Trois questions, dont la troisième permet d’aborder un « problème d’argent », problème qui n’est aucunement sordide en matière d’Art, contrairement à ce que certains affectent de croire.

J’anticipe en disant, dès maintenant, que pour moi la réponse aux trois questions est : oui.

Première question : L’autoroute peut-elle être considérée en elle-même comme une œuvre d’art ?

J’ai voulu connaître la définition que le dictionnaire donne de ce mot. J’ai feuilleté le Petit Robert :

  • « autopsie, autorail, autorisation, autorité, autoroute. »

Tiens ! Le mot « autoroute » est celui qui, dans l’ordre alphabétique, suit immédiatement le mot « autorité ». La définition de ces mots fait réfléchir.

Autoroutes : Larges routes réservées aux véhicules automobiles, protégées, sans croisement ni passage à niveau, et normalement à deux chaussées réservées chacune à un sens de circulation.

Et le mot précédent, le mot « autorité » : « Pouvoir (reconnu ou non) d’imposer l’obéissance. »

Ce voisinage n’est que l’effet du hasard, mais, au fond, il exprime assez bien ce que les adversaires de l’autoroute lui reprochent : l’autoroute est autoritaire !

— Voyez-vous, Monsieur, me disent les adversaires : je ne suis pas libre sur une autoroute. J’aperçois un charmant village, je voudrais sortir de votre ruban de bitume pour l’aller visiter et je ne peux pas. J’ai oublié quelque chose à l’hôtel, je voudrais faire demi-tour pour la récupérer et je ne peux pas. Je m’émerveille devant un site, je voudrais m’arrêter pour le photographier et je ne peux pas.

« Ah ! Parlez-moi, me disent ces adversaires de l’autoroute, parlez-moi de la route buissonnière, celle qui, jadis, me permettait de longer les rivières, de m’arrêter sous les platanes des petites places villageoises, de pénétrer dans leur église, et de goûter la saveur d’un plat régional servi, au milieu des paysans, sur la toile cirée d’une petite auberge. »

Vous vous souvenez de ce temps, Messieurs. Je m’en souviens quant à moi avec une sorte de nostalgie. Mais, depuis, le paysage a tellement changé ! À cause des pylônes et des transformateurs électriques, à cause des lignes téléphoniques, à cause des antennes de télévision, à cause de la publicité, à cause des places villageoises transformées en parkings de superette. Enfin, partout, sur les routes nationales et départementales, partout l’encombrement, partout l’embouteillage. Vingt-deux millions de voitures françaises ont plus que décuplé le parc de deux millions qui était le nôtre il y a seulement vingt ans. Et, partout, des camions qui, eux-mêmes, ont doublé, triplé, quadruplé de volume, créant une impression de cauchemar.

Or, pendant ce temps, pour compenser l’évolution négative de la route ordinaire, l’autoroute a cherché les moyens d’améliorer son image, de cesser d’apparaître comme un monde minéral, clos, abstrait, inhumain.

Depuis quelques années, des panneaux de couleur marron Fig. 1 1 ont été placés sur ses bords, signalant le nom de la région traversée ainsi que les églises, abbayes, châteaux ; ils annoncent les « échangeurs » qui donnent accès à des villes de trésors connus ou inconnus.

L’autoroute, en somme, dit à son usager : « Ne pense pas qu’à ta sacro-sainte moyenne ! »

« Vois, vois, comme la France est diverse dans ses paysages, ses architectures, ses cultures et ses élevages. Vois comme la France est belle. »

De cette France-là, des aspects lui sont montrés qui ne sont pas ceux des vallées plus ou moins sinueuses que suivent les routes ordinaires de montagne et les vues cavalières qui se dégagent sont celles-là mêmes qu’on ne voyait plus que dans les musées, grâce aux peintres des batailles des siècles précédents, de Vélasquez au Baron Gros.

C’est une révélation qui incite à poser sur la nature un nouveau regard.

« Voilà bien une heureuse constatation, direz-vous. L’autoroute permet la vision artistique d’un pays, permet l’accès aux œuvres d’art, mais est-elle, par elle-même, une œuvre d’art ? »

L’autoroute, Messieurs, est un grand ouvrage et les grands ouvrages ont une beauté puissante et fascinante. Le pont du Gard, la grande muraille de Chine, les forts de Vauban, le viaduc de Garabit, le pont de Tancarville font naître en nous des sentiments d’humilité et d’admiration. Mais voyez les photos aériennes de l’autoroute et de ses échangeurs aux lignes courbes et pures. Ne sont-ils pas admirables eux aussi ?

On songe à ces voies romaines de César qui inspiraient Péguy lorsqu’il en faisait, en 1913, cette étonnante description qui semble, aujourd’hui, prémonitoire :

Ces routes qui montaient ainsi qu’un beau fil double, Il allait y lancer d’autres dédoublements, Ces routes qui s’ouvraient comme des éventails, Il allait y marquer d’autres terrassements, Ces routes qui s’ouvraient par des doubles portails, Il allait y poser d’autres empressements, Ces routes qui s’ouvraient comme des esplanades, Il allait y marquer d’autres dérasements, Ces routes qui partaient comme des colonnades, II allait y poser d’autres redressements.

Vers peu connus, décrivant les voies romaines de César, extraits du long poème intitulé « Les Tapisseries » et qui, en 1913, prophétisaient, en quelque sorte, l’autoroute d’aujourd’hui.

Alors, pour rester avec Charles Péguy, ne pourrait-on dire, à l’imitation de Jeanne d’Arc : si l’autoroute est une œuvre d’art, Dieu la garde. Si elle ne l’est pas, Dieu l’y mette. Et Dieu, en l’occurrence, c’est l’artiste !

Deuxième question : L’autoroute peut-elle et doit-elle accueillir les œuvres des artistes ?

Jean Millier, alors Président du Centre d’Art et de Culture Georges-Pompidou, m’avait demandé d’organiser une exposition sur ce thème en 1979 Fig. 2.

De nombreux artistes nous avaient apporté leur concours et prêté leurs œuvres, maquettes et projets.

De grandes et belles photos en couleur montraient comment en Italie, en Espagne, en Autriche, enfin en France, des œuvres d’art très importantes ont été commandées par des sociétés d’autoroutes et placées sur leurs itinéraires.

Ainsi, sur l’aire de service de Florence, l’œuvre de Giovanni Michelucci, l’église Saint-Jean-Baptiste, qui est une évocation de la tente des pèlerins. Ses piliers ressemblent à des piquets fichés dans le sable des déserts. Ses parois paraissent suspendues à des cordes invisibles ; elles ont la souple retombée des toiles de tente. Ses portes sont en bronze doré. Dix peintres, sculpteurs, céramistes ont réalisé, qui les portes, qui le maître-autel, qui le baptistère.

En Espagne a eu lieu un concours national de sculptures monumentales. Les œuvres des lauréats sont placées sur les autoroutes de Catalogne Fig. 3 Fig. 4.

En France, un gigantesque amas de déblais dégagé par les scrapers, les bulldozers qui avaient aplani les sols du côté du Perthus, près de la frontière espagnole, a été transformé en une pyramide inspirée de l’art des Aztèques et des Incas Fig. 5 Fig. 6.

En Savoie, devant l’entrée du tunnel du Mont-Blanc, et en une dizaine d’autres lieux, le long de nos itinéraires, des sculptures s’élèvent ; une dizaine au total Fig. 7aFig. 7b. Peu de chose en vérité. Hors de proportion avec ce qu’a représenté en investissements publics la construction de plus de 5000 km d’autoroutes.

Si des architectes et des sculpteurs ont été appelés à répondre à ces rares commandes, les peintres, eux, n’ont guère été sollicités, hormis sur l’Autoroute de l’Est où une expérience originale, assez controversée d’ailleurs, a été tentée.

Celle-ci a consisté à placer des panneaux de couleur tout au long d’une section de cette autoroute. L’œuvre Fig. 8 n’est conçue que pour l’automobiliste qui se déplace à grande vitesse. Il s’agit de la recherche d’un effet cinétique.

Cette expérience picturale fut accompagnée d’une expérience musicale. Une œuvre a été spécialement conçue pour présenter l’autoroute. Enregistrée sur bande, au synthétiseur, elle a connu ensuite, sous le nom d’Oxygène, un immense succès commercial auprès d’un public qui ignore, en général, qu’une autoroute en a été l’inspiratrice.

Les exemples qui précèdent montrent que dans toutes les disciplines artistiques, il pourrait y avoir, il devrait y avoir, dans le domaine autoroutier et, plus généralement, dans le domaine des grands investissements publics, des possibilités de remplir des missions de conception et de création.

Je viens d’évoquer la contribution des artistes contemporains à l’embellissement de l’univers autoroutier. Mais ni votre Académie, ni les responsables de la construction du réseau ne sauraient se désintéresser de la protection du patrimoine artistique et architectural que nous a légué le passé, lorsque des travaux menacent sa conservation ou qu’atteinte risque d’être portée à un site.

Je crois qu’on peut donner en exemple, à cet égard, la façon dont l’autoroute desservant Carcassonne passe suffisamment loin de la cité pour que son bitume n’altère pas le paysage et suffisamment près pour que l’automobiliste puisse bénéficier d’une admirable vision.

Quant au patrimoine archéologique, l’inventaire de ce qui est connu, pour considérable qu’il soit, s’avère bien peu de chose par rapport aux gisements innombrables qu’il conviendrait encore de mettre au jour et que nous révèle la photographie aérienne sensible aux rayonnements infrarouges.

Voilà pourquoi, lorsque nous construisons une autoroute, nous faisons précéder les travaux par une campagne de photographies aériennes, dont la réalisation se fait avec le concours d’archéologues professionnels, habilités à procéder ensuite à des fouilles.

Ma société a recruté à cet effet, et à temps plein, deux jeunes savants. Ils viennent d’exposer ces jours derniers au musée de l’Église de Brou, près de Bourg, les objets d’art ou d’utilisation courante qu’ils ont découverts au cours des recherches préalables à la fixation définitive du tracé de l’autoroute que nous construisons.

Voici l’affiche de l’exposition que vous pouvez voir à Bourg jusqu’au 20 juin et qui porte le titre Ain, Autoroute, Archéologies Fig. 9. Vous voyez ce vase bleu qui est l’un des objets mis au jour. Quelle satisfaction est la nôtre d’avoir contribué à sa découverte ! Quelle joie de n’avoir rien cassé !

Après avoir modifié le tracé de l’autoroute pour longer le champ des fouilles, en évitant de le traverser, il nous arrive parfois — ainsi allons-nous le faire à Selongey en Cèle-d’Or — d’inclure la découverte dans une aire de repos.

C’est d’une préoccupation de ce type qu’est venue l’idée de construire l’archéodrome de Beaune Fig. 10 Fig. 11, mais ceci est une autre histoire ; une histoire qui va servir d’introduction au développement de Ia troisième question.

Troisième question : L’autoroute a-t-elle le droit de consacrer une partie des ressources provenant du péage à la création artistique et culturelle ?

Un jour, sur un chantier ouvert, entre Beaune et Dijon, une pelle mécanique heurta un grand bloc de pierre.

On s’aperçut que c’était, non un vulgaire rocher, mais une stèle gallo-romaine du premier siècle, admirablement sculptée.

D’autres stèles furent trouvées, toutes comportant des sculptures non moins remarquables et représentant les métiers exercés par nos ancêtres gallo-romains.

Ces sculptures de la Nécropole dite des Bolards, au nombre de plusieurs centaines, la société pensa à les exposer sur une aire de service de l’autoroute.

Il y eut ensuite une évolution de l’idée première et ceci, grâce à la réflexion à laquelle se livra un comité scientifique que nous avions désigné et qui comprenait les plus éminents spécialistes de l’archéologie de notre temps.

Il en résulta l’idée d’évoquer, non seulement l’époque gallo-romaine, mais, bien en deçà, mille siècles de présence humaine en Bourgogne, du Solutré paléolithique au Bibracte gaulois.

L’architecte, Jacques Valentin, nous présenta un projet extrêmement ingénieux, didactique et attractif à la fois, de ce qui allait devenir l’Archéodrome. Quand le projet eut recueilli notre approbation, il y eut encore à faire accepter par notre ministère de tutelle qu’une petite part de nos ressources soit affectée à sa construction ; une part équivalente à un peu moins de un pour indice du total de nos investissements, à un peu plus de un pour cent de nos recettes annuelles.

En fait, l’Archéodrome coûta moins que le prix d’un kilomètre d’autoroute.

Un kilomètre sur mille kilomètres concédés ! Le prix d’un kilomètre sur mille consacré à la culture et au délassement !

L’Archéodrome relève ainsi du mécénat d’entreprise. L’un des principaux avantages du mécénat d’entreprise Fig. 12 est qu’une fois la décision prise et le financement assuré d’un seul coup, la réalisation suit dans un délai très court.

Il fallut dix-huit mois pour établir les plans de l’Archéodrome en s’entourant des avis les plus sûrs et six mois pour la construction, dans une parfaite coordination des corps de métier et des artistes.

Dix-huit mois + six mois = deux ans.

Deux ans seulement, deux ans en prenant la voie du mécénat d’entreprise.

Cette expérience, je pouvais la mettre en parallèle avec une autre que j’avais vécue dans le cours de ma vie préfectorale et qui est celle de la « voie administrative ».

Être Préfet de Chartres, c’est aussi ressentir comme un devoir de protéger le site admirable et de susciter des initiatives de sauvegarde, de restauration, de mise en valeur de ce patrimoine sans égal dans sa magnificence émouvante et sacrée.

Non loin de la Préfecture et de la Cathédrale, il y avait le cellier et les greniers de Loens, c’est-à-dire le cellier et les greniers du chapitre de la Cathédrale à l’époque médiévale.

Devenus entrepôts de matériaux, ils étaient en pleine détérioration et menaçaient ruine. On en réclamait vainement la restauration depuis des années.

Sans aucun lien avec le cellier de Loens, il y avait aussi à Chartres des passionnés, des amoureux de l’art du vitrail sous tous ses aspects. Il y avait des maîtres verriers.

Ils avaient rêvé de créer ce qu’ils voulaient appeler le « Centre international du Vitrail », c’est-à-dire un centre d’étude et de documentation sur tous les vitraux du monde, un centre où de grandes expositions pourraient être organisées, mais aussi où pourraient être consultées une photothèque, une diapothèque et surtout l’admirable bibliothèque spécialisée provenant du legs Lafont.

Je demandai à l’architecte chargé de la rénovation du secteur sauvegardé de Chartres, Guy Nicot, de me présenter une étude et des esquisses permettant de marier les deux projets de restauration du cellier et de création du centre, dont on voyait bien que, séparément, ils n’auraient aucune chance de trouver le financement qu’ils obtiendraient peut-être une fois regroupés.

Je m’étais engagé dans une aventure dont je ne devais pas voir l’issue pendant mon séjour à Chartres, ni mon successeur, ni le successeur de ce successeur, ni le successeur du successeur de mon successeur et ce n’est qu’il y a seulement deux ou trois ans que la première étape de la création du Centre international du Vitrail a été enfin achevée.

Encore cela ne fut-il rendu possible que par l’acharnement, la passion mis par Guy Nicot et quelques autres à atteindre notre objectif, et leur refus de se décourager.

Leurs efforts ont finalement été couronnés de succès, mais il leur a fallu combien d’années, combien de démarches ! Et lorsqu’il ne s’agit plus de Chartres, servie par sa célébrité, mais d’autres tentatives qui ont été faites en d’autres lieux, vous pouvez imaginer l’exaspération grandissante du créateur lorsqu’il reçoit, avant de pouvoir commencer quoi que ce soit, avant même de savoir s’il pourra un jour commencer quoi que ce soit, un courrier de ce genre, que je ne résiste pas au plaisir mélancolique de reconstituer de mémoire :

— « Monsieur,

La Commission X, appelée à se prononcer sur votre projet, n’a pas manqué d’en reconnaître le grand intérêt.

Toutefois, avant de formuler son avis, il lui est apparu nécessaire d’obtenir des précisions sur les points suivants » ...

Six mois après :

— « Monsieur,

La Commission X a constaté, avec satisfaction, que votre projet répondait maintenant à des critères qui permettent son approbation. Cette approbation est toutefois subordonnée à un avis conforme de la Commission Y qui doit se prononcer sur le mode de financement proprement dit. »

Six mois après :

— « Monsieur,

La Commission Y a émis l’avis qu’aucune décision ne peut être prise tant que ne seront pas connues les participations financières de l’Établissement Public Régional, du Département et de la Ville. »

Six mois après :

— « Monsieur,

J’ai le regret de vous faire connaître que le Conseil Général du Département, tout en approuvant le principe de votre projet, dont l’intérêt lui apparaît évident, n’est pas actuellement en mesure d’y apporter sa contribution, compte tenu des priorités qui s’imposent à lui pendant encore quelques années. »

Six mois après :

— « Monsieur,

Le Conseil Municipal, dont l’ordre du jour a été particulièrement chargé ces temps-ci, n’a pas été en mesure de se prononcer sur votre remarquable projet.

Les prochaines élections étant susceptibles de modifier la composition du conseil, il conviendra d’attendre le renouvellement de ses membres pour qu’une décision définitive puisse vous être communiquée.

Etc., etc. »

Cette litanie pourrait continuer, vous le savez, avec son cortège de « clichés », d’excuses plus ou moins fondées : c’est les hommes qui vont changer ! C’est les justifications qui manquent ! C’est les textes qui vont être modifiés ! C’est les circulaires d’application qui ne sont pas encore parvenues !

Voilà ce qui se passe souvent, trop souvent, quand on prend la voie administrative, malaisée, cahotique et se terminant parfois en impasse non signalée, ce qui est plus grave à cause du temps perdu.

Alors, vive la voie du mécénat ?

Mécénat de riches, comme jadis ?

Ou, s’il n’y a plus de riches, mécénat d’entreprise ?

Pour positive qu’elle soit à mon sens, la réponse doit être nuancée. On comprend certaines restrictions que la puissance publique a le devoir de mettre à l’exercice du mécénat d’entreprise, parce que le chef d’entreprise engage non ses fonds propres, mais ceux de l’affaire dont la gestion lui incombe.

Je crois, personnellement, qu’auprès de celui qui décide une grande création architecturale ou artistique, il doit y avoir, non pas une Commission paralysante, mais un Conseil de sages. Nous en avons fait plusieurs fois l’expérience et nous n’avons eu qu’à nous en louer.

C’est ainsi que le Président du Comité scientifique du Centre international du Vitrail fut M. Grodecky, membre de l’Institut ; c’est ainsi que le Président du Comité scientifique de l’Archéodrome fut M. Roland Martin, membre de l’Institut.

Parlant aujourd’hui devant l’Académie des Beaux-Arts, il nous semble que l’appréciation de celle-ci, si elle était consultée, pourrait être déterminante sur l’utilité et la valeur des grands projets du mécénat artistique des entreprises nationalisées ou d’économie mixte.

Détour par les textes administratifs

J’approche, Messieurs, de la fin de cette communication. Je vous prie d’excuser d’avance l’ennui de citations intégrales de textes administratifs que je vais faire et dont je connais le côté rebutant pour les avoir bien longtemps pratiqués. Mais ces citations sont indispensables pour arriver à ma conclusion.

Je dois d’abord évoquer devant vous la déception qui fut la mienne en lisant un jour, dans le rapport de la Cour des Comptes, une phrase qui signifiait que cette haute Institution — que je respecte et où je compte de bons amis — s’interrogeait sur le point de savoir si une société concessionnaire d’autoroute avait vocation à investir dans une opération comme l’Archéodrome, une partie, fût-elle très minime, de ses ressources.

La Cour des Comptes ne condamnait pas, mais n’approuvait pas. Elle s’interrogeait. Et alors que notre initiative ne représentait, je l’ai dit, que un pour mille de nos investissements, que un pour cent de nos recettes annuelles, et qu’elle était accueillie par le public et par la presse avec la plus vive satisfaction, le seul fait que la Cour des Comptes s’interrogeât m’apparut comme un blâme implicite.

J’en fus ému. Je comprenais fort bien que nos Sociétés doivent garder constamment à l’esprit que leur vocation est le service public, mais j’étais convaincu qu’Art et Culture en font aussi partie.

Nous avions, certes, de bons arguments pour nous défendre, mais ce qui me paraissait choquant, c’était d’avoir à nous défendre.

Aussi ai-je fouillé les textes officiels, en espérant en trouver qui ouvriraient la possibilité de création artistique et culturelle aux constructeurs des autoroutes et, d’une façon plus générale, de tous les grands ouvrages publics, et ceci de façon modérée, raisonnable, car trop demander serait le plus sûr moyen de ne rien obtenir.

En mai 1979, en présentant à la presse l’exposition des 4 A (Animation des Autoroutes, Art et Archéologie) Fig. 13, je concluais mon propos par cet appel :

— « Il n’y a pas de miracle ! La politique d’animation et d’humanisation des autoroutes, notamment sous son aspect culturel et artistique, coûte évidemment de l’argent. D’où la réaction prévisible de ses adversaires : l’autoroute est utilitaire, diront-ils, et toute dépense non indispensable doit être exclue. À l’inverse, d’autres voix se font entendre pour souhaiter que “le un pour cent dévolu aux artistes sur les constructions scolaires soit appliqué à la construction d’autoroutes”. Ce type d’investissement est toutefois d’une telle ampleur, et non ; il correspond à des besoins si urgents, qu’il ne semble pas que le un pour cent soit intégralement justifiable dans ce domaine. Ne suffirait-il pas que l’État français, dans sa politique vis-à-vis des sociétés concessionnaires, recommande que, dans la limite de deux pour mille, une part de l’investissement soit consacrée à l’action artistique et culturelle ? »

Je m’appuyais sur l’exemple italien dont je ne connaissais pas alors l’ampleur des encouragements qu’il prodigue aux constructeurs de grands ouvrages.

J’ai aujourd’hui le texte officiel italien entre les mains. Il s’agit de la loi du 29 juillet 1949, modifiée par la loi du 3 mai 1960. En voici l’article premier :

— « Les pouvoirs publics, les administrations publiques, y compris celles jouissant de pouvoirs autonomes, les régions, provinces, communes et toute autre collectivité publique qui pourvoient l’exécution en construction neuve ou reconstruction de bâtiment public détruit par la guerre, devront allouer aux fins d’embellissement par des œuvres d’art, un montant minimum de deux pour cent du coût total estimé du projet. »

Vous avez bien entendu deux pour cent !

On peut se demander si cette loi s’applique aux autoroutes. Je puis vous révéler que, dans la pratique, elle s’applique aux autoroutes, mais que, toujours dans la pratique, elle n’est que partiellement utilisée, compte tenu de l’énormité des sommes qui se trouveraient dégagées par un taux de deux pour cent des investissements autoroutiers.

Sur l’autoroute du Soleil, qui relie notamment Rome à Florence, la construction sur l’aire de Florence de l’église Saint-Jean-Baptiste a coûté deux milliards et demi de lires, valeur 1962, chiffre qu’on peut traduire par cinquante millions de francs 1982 (cinq milliards de centimes !). Cela représente zéro huit pour cent ou encore huit pour mille de l’investissement total.

En France, en 1979, je ne croyais pas devoir demander le huit pour mille ou le un pour cent, encore moins le deux pour cent, mais les deux pour mille. Un an après, au Journal Officiel du 16 juillet 1980, paraissait un arrêté interministériel signé conjointement par le ministre des Transports et le ministre de la Culture.

J’en lis l’article 1er :

— « Toute construction publique qui constitue un élément du “cadre de vie” des Français, exécutée ou subventionnée par le ministère des Transports, doit comporter une réalisation conçue par un artiste plasticien. Cette réalisation doit contribuer à la qualité des constructions publiques en associant l’art à l’architecture et permettre une prise de contact avec des réalisations originales de l’art contemporain. À cet effet, les artistes sont associés à la conception du projet, dès le stade initial de la construction, et participent à son élaboration en liaison étroite avec le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre. »

L’article 4 de cet arrêté interministériel concerne les autoroutes :

— Article 4 :

« Pour les programmes de construction d’autoroutes, le taux, rémunération des artistes comprise, est de un pour mille du montant de la participation budgétaire du ministère des Transports. »

Messieurs, depuis la parution de cet arrêté, deux années ont passé. Or, pour qu’il en soit fait usage, il manque la circulaire d’application qui, seule, sera en mesure de dissiper certaines ambiguïtés.

Ainsi, pour les autoroutes, la dépense de création artistique est limitée à un pour mille de la participation de l’État. Mais s’il n’y a pas de participation de l’État dans leur financement, ce qui est le cas pour la majorité des autoroutes de notre réseau, est-ce que nous ne pouvons rien faire ? Ou si cette participation est limitée, comme c’est encore le cas, à six pour cent, dix pour cent ou quinze pour cent, est-ce que nous ne pouvons plus disposer que de un pour mille de 6 %, de un pour mille de 10 % ? C’est, hélas, l’interprétation provisoire qui m’a été donnée pendant quelque temps. Je veux croire qu’elle va être modifiée, ce qu’on me laisse espérer aujourd’hui.

## J’en arrive à ma conclusion

Elle contient une suggestion, mais comme je n’ai aucun titre pour la faire, je vais l’exprimer dans une parabole, plus exactement dans un apologue.

Un préfet, devenu président d’une société d’autoroute, rêve qu’il n’est plus à la retraite et qu’il a retrouvé l’exercice de ses anciennes fonctions. Aujourd’hui, ce préfet a résolu de faire autre chose qu’un rapport, de provoquer une réaction. Il quitte son bureau. Il traverse une cour. Il pénètre dans le cabinet du Président du Conseil général. Il sort un papier de sa poche.

« Voici, Monsieur le Président, dit-il, voici un projet de motion. Si l’un des membres de votre assemblée le prenait à son compte, peut-être qu’un texte voté par le Conseil général aurait plus de poids qu’un rapport de préfet. »

Il lit ce projet. Il est ainsi rédigé :

« Le Conseil général du département ayant pris connaissance, avec satisfaction, de l’arrêté interministériel du 18 juin 1980, relatif aux travaux de décoration des constructions publiques exécutés ou subventionnés par le ministère des Transports (qui exerce sa tutelle sur les plus grands équipements nationaux autoroutes, gares et aéroports), et, plus particulièrement, de l’article 4 de cet arrêté prévoyant que pour les programmes de construction d’autoroutes, le taux, rémunération des artistes comprise, est de un pour mille du montant de la participation budgétaire du ministère des Transports, s’inquiète du fait que, deux ans après la parution de ce texte, aucune circulaire n’ait encore précisé les conditions de son application.

Il souhaite que soit clairement écartée toute interprétation restrictive limitant le un pour mille affecté à la création artistique à la seule subvention du ministère des Transports, alors que ce taux devrait logiquement s’appliquer à l’ensemble de l’investissement, y compris la part réalisée par emprunt ou par autofinancement.

Forme, en outre, le vœu que, compte tenu des immenses capacités de création des artistes français qui ne parviennent que rarement à donner la mesure de leur talent et dont les conditions de vie deviennent difficiles, le taux de un pour mille, prévu par un arrêté interministériel de 1980, soit porté à deux pour mille par un arrêté interministériel de 1982. »

Le Président du Conseil général a écouté le Préfet, d’abord avec surprise, puis avec une feinte irritation. Il reste un moment silencieux.

Il dit enfin :

— « Monsieur le Préfet, il me semble que vous vous trompez de rôle et d’époque. De rôle d’abord. En tant que représentant du Gouvernement, vous n’avez pas à chercher à influencer sa politique, vous avez à l’appliquer, un point c’est tout, et à écrire des rapports sur les réactions de l’opinion, pas sur vos réactions personnelles.

Vous vous trompez aussi d’époque, en pensant qu’un préfet peut influencer une assemblée. Cette immixtion, même si elle demeure secrète, est intolérable au moment précis où la séparation des pouvoirs est renforcée par la loi sur la décentralisation régionale et départementale. »

Puis le regard légèrement ironique et condescendant du Président se fait plus compréhensif, presque complice.

« Cependant, je partage votre sentiment sur une situation que j’ignorais et qui mérite qu’on s’y intéresse dans un département où il existe une vie artistique intense et une difficulté d’existence pour les artistes. Oubliant ce que votre demande a de singulier et d’inacceptable dans son principe, je ferai mienne votre motion. Et je puis même vous confier ceci : elle sera votée à l’unanimité par les membres du Conseil général, par-dessus les clivages politiques et les oppositions de personnes. »

Le Président accompagne le Préfet à la porte de l’immeuble. Par égard pour sa fonction ? Peut-être aussi parce qu’il veut ajouter quelque chose sur le pas de la porte — c’est souvent là que l’on dit le plus important.

« Monsieur le Préfet, ne croyez-vous pas que la motion d’une assemblée départementale est de peu de poids par rapport à la position qu’une haute instance nationale, renseignée, éclairée par vous, pourrait prendre par motion ou par lettre ; celle-ci pourrait être, par exemple, l’Institut de France, l’Académie des Beaux-Arts... Que sais-je ? »

Ainsi s’achève ce dialogue imaginaire. Ainsi s’achève l’apologue.

Ainsi s’achève aussi cette communication que je vous remercie d’avoir écoutée avec une attention qui m’honore infiniment.


  1. Voir l’entretien avec Philippe Collier sur Problemata « Camaïeu de marron » (hyperlien).↩︎