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L’impermanence du pittoresque. Du génie des lieux et de leur mise en tourisme

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À travers des explorations de différents lieux, l'atelier de recherche Genius loci s’intéresse, depuis les années 2010, à l’invention des lieu et aux façon dont un ensemble d'actions transforment leur nature : en faire une destination modifiant, par exemple, sa destinée. En ce sens, le lieu devient la principale raison d’être du tourisme régional. Reliant génie du lieu et pratiques graphiques, le texte explore, à travers la mis en tourisme, les divers caractères des lieux et les constructions d’une image locale par des moyens visuels et l’ensemble des récits mis en l’œuvre. Au sein de ce jeu fait d'histoires qui se complètent et s’écrivent de manières différentes, tant dans leur adresse que dans leur fonction, les lieux mis en tourisme vivent un renouvellement de leur «génie» avec leurs inventions et les conséquences qu'elles déclenchent. À travers une suite de décors enchaînés, le designer Olivier Huz décrit le « génie du lieu » comme un négociateur permanent entre existence et réinvention.

C’est tout naturellement, nous intéressant au génie du lieu, que nous sommes allés voir ailleurs ce qu’il en était et, à travers nos explorations, une évidence allait s’imposer, celle de l’invention. Non pas que ce génie n’existait pas et qu’il fallait l’inventer de toutes pièces, mais plutôt qu’en le consultant en tout , il y avait l’invention d’une situation propre à chaque occasion, à chaque moment et dans chaque lieu – c’est le propre de la négociation à l’œuvre avec cet esprit :

Consultez en tout la disposition ou le génie du lieu. C'est lui qui vous dira, s'il faut élever ou précipiter les eaux, se prêter à une cime audacieuse qui menace les Cieux, ou disposer un théâtre dans la circonférence d'un vallon ; donner dans le champêtre, éclaircir un bosquet  ; unir les bocages, varier les ombres, prolonger ou couper une allée : il faut qu'il puisse peindre à mesure que vous plantez, dessiner à mesure que vous travaillez1.

Ainsi, depuis 2013, avec l’atelier Genius loci, il me semble que nous aurions pu utiliser cette idée d’invention à chaque endroit que nous avons visité avec les étudiant·e·s, et que les multiples nuances du terme éclaireraient en partie les relations que nous avions entretenues avec ces différents génies des lieux. À Royan, la reconstruction de la ville suite à la Seconde Guerre mondiale a réinventé son esprit et, par là même, son patrimoine futur. À Fiac, dans le Tarn, nous avons tenté d’inventer de nouvelles traditions festives dont les artefacts nous ont amenés à réinventer, l’année suivante, la collection d’un musée d’arts et traditions populaires. Pour finir, la visite du parc Jean-Jacques Rousseau à Ermenonville et la découverte des restes du camping, installé là par le Touring-Club de France nous permirent de découvrir l’invention d’un paysage par le marquis de Girardin au XVIIIe siècle et celle entreprise par cette association dédiée au développement du tourisme de 1890 à 1983. Partout où nous allions, nous observions des gestes de l’ordre de l’invention qui donnaient lieu à une mise en mouvement quelquefois profonde du genius loci supposé.

Naissance d’une invention

Je suis donc allé voir, simplement, ce qu’un dictionnaire me raconte au sujet de l’invention, et les différentes acceptions du mot étonnent par le spectre qu’elles recouvrent. On invente dès lors qu’on réalise le premier quelque chose de nouveau, par la seule force de son imagination bien sûr, par son génie. N’étant pas les premiers, nous n’inventons pas la poudre. On invente sa vie comme on invente une excuse. Et puis, ça ne s’invente pas, puisque, par définition, le faux n’est pas de ce monde, c’est bien réaliser quelque chose de nouveau que d’inventer un mensonge. Dernière signification, celle qui va m’occuper d’abord : inventer, c’est aussi faire exister quelqu’un ou quelque chose aux yeux du monde. Inventer, c’est ainsi révéler ce qui est déjà-là.

Lorsque Lascaux apparut à quatre enfants en septembre 1940, ils devinrent ce jour-là les inventeurs de la grotte : dans le domaine archéologique, on invente un site par sa découverte. Que cet événement déclenche-t-il ? Révélant au monde leur entrée, les enfants inventent la caverne en même temps qu’une situation nouvelle à Montignac, en Dordogne. La découverte suivie de la venue du prêtre Henri Breuil attire les habitants du bourg (3500 à l’époque) et de la région à venir voir la grotte Fig. 1.

Durant l’Occupation, dans une France coupée en deux, les visiteurs déjà nombreux restent, pour la très grande majorité, locaux. Mais les peintures sont si fabuleuses que des travaux sont mis en œuvre, dès la Libération, par le propriétaire de la colline, sous le contrôle de la Direction des beaux-arts, pour une inauguration publique en 1948. L’exploitation durera jusqu’en 1963 lorsqu’André Malraux décide de fermer Lascaux au public pour sa sauvegarde. C’est par la suite que seront fabriquées les répliques Lascaux 2 (1983), Lascaux révélé, ou Lascaux 3 (une version itinérante, 2012) et enfin Lascaux 4 qui ouvrit ses portes en 2016, ces sites ayant tous été successivement les plus visités de Dordogne.

Dès lors que la grotte a été inventée, les travaux entrepris pour sa mise en tourisme modifient profondément le paysage : aménagement de l’entrée, pavillon d’accueil du public, aire de repos, on connaît bien les abords immédiats des sites touristiques et les animations qui les composent lorsqu’ils se trouvent sur la route des vacances. Des signes, également, font leur apparition là où, précédemment, il n’y avait rien : sur place, la signalétique guide le visiteur et l’accompagne dans sa visite ; aux alentours, cette nouvelle destination modifie la signalisation routière à mesure qu’on s’en rapproche et prend le relais de l’exploitant. Ces changements sont si importants que la cartographie même s’adapte aux nouveaux besoins du touriste qui, ne cherchant plus
à visiter l’ancien domaine noble de Lascaux mais une grotte, ne doit pas être dérouté de quelques centaines de mètres. L’emplacement du mot « Lascaux » sur la carte a donc été déplacé de quelques millimètres en 1975 pour correspondre à l’emplacement de la grotte et non plus à celui de l’ancienne seigneurie. La carte, on le sait, n’est pas le territoire, elle est ici un outil pour guider le voyageur vers l’actuel site touristique et non plus le précédent, qui sera tombé dans le déclin à la faveur d’un nouveau du même nom2.

Et c’est aussi, bien sûr, le village de Montignac qui se modifie à grande vitesse, les commerces changent de nom ou se créent pour vendre de la gastronomie et des souvenirs, si bien qu’en 1964, lors d’un reportage de la RTF suite à l’annonce de la fermeture de Lascaux, c’est l’activité économique qui est donnée première perdante aux yeux du maire. En une quinzaine d’années, la grotte semble être devenue la source unique de revenus de Montignac, les peintures n’attendaient que leur invention pour devenir l’évident génie du lieu, pour devenir le décor des assiettes exposées dans les vitrines Fig. 2.

Nous pouvons voir Lascaux comme une forme condensée de la mise en tourisme : découverte d’un site, mise en tourisme, mise en péril par une trop grande affluence, fermeture et mise en place de solutions alternatives, relance du tourisme (ou remise en tourisme, pourrait-on dire). Je n’évoquerai pas ici les formes et les enjeux des différentes reconstitutions de la grotte, mais son invention et sa médiatisation ont été l’objet d’une telle renégociation de l’esprit montignacois qu’après sa fermeture au public, et bien que seuls des hommes d’État aient pu encore, accompagnés de leur ministre de la Culture et de quelques invités de marque, profiter du site touristique original devenu alors invisible, Lascaux reste malgré tout la raison d’être principale du tourisme à Montignac.

De là, les images peintes par des hommes du Magdalénien ancien allaient également en produire de nouvelles qui porteraient leur existence ailleurs. Dès 1942, Roger Verdier venait à Lascaux filmer La Nuit des temps (le film sortira en 1944) Fig. 3. On y suit les jeunes inventeurs depuis leur salle de classe jusqu’à l’entrée de la grotte et on assiste à son invention après un cours d’histoire qui se termine mal : la punition (« Je ne connais rien à l’histoire de l’homme des cavernes ») annonçant la découverte à venir. C’est ensuite une visite filmée des souterrains qui constitue la majeure partie de la narration. Un deuxième film tourné en 1950, Lascaux : Cradle of Man’s Art de William Chapman, nous présente la grotte, en couleurs cette fois-ci, et en anglais. Chapman filme aussi quelques enfants, mais ici, on ne les suit pas plus loin que l’entrée. On les voit s’approcher d’une cavité, disparaître dans le noir alors qu’un figurant, adulte lui, fait son apparition à la suite immédiate du fondu, comme si c’était lui qui découvrait les ornementations, dans une mise en scène tout en clairs obscurs acrobatiques Fig. 4aFig. 4bet Fig. 4c.

Qu’un film sorte avant l’ouverture officielle de la grotte au public et l’autre plus tard ne change guère l’accent mis sur ce moment de la vision et le sentiment de sidération qu’elle procure. C’est que ce moment de l’apparition fascine. Non pas que les visiteurs qui auront eu la chance jusqu’en 1963 de visiter Lascaux n’auront pas ressenti ce que l’on peut encore expérimenter à Pech-Merle et dans bien d’autres grottes encore ouvertes au public. Mais c’est qu’assurément cet instant du regard saisit. L’écrivain Georges Bataille viendra chercher ce moment, en vain, lorsqu’il visitera lui aussi le site pour écrire Lascaux ou la naissance de l’art (Skira, 1955). En effet, la vision révélée, sortant les peintures de l’invisibilité où elles avaient sombré 18 000 ans plus tôt, est en somme du même type que celle vécue par la Sainte Bernadette Soubirous à Lourdes, celui d’une apparition inventant un site touristique. L’apparition est l’événement qui transforme la nature du lieu dans laquelle elle se fait et dès lors qu’elle est l’objet d’une publicité ; elle en fait une destination – un lieu où le touriste se rend – tout en en changeant sa destinée – prédéterminée par sa nature propre. Comme cette apparition n’aura plus lieu, le visiteur vient voir et espère profiter de cette nouvelle situation dont il aura eu connaissance avant son voyage : raconté, expliqué, le lieu est mis en scène par différents moyens pour le touriste-visiteur. Comme l’explique l’ethnologue Daniel Fabre : « Les enfants voient, les adultes traduisent, transposent et domestiquent la vision dans le champ du savoir et de l’institution3. »

La fabrique d’une invention

Wikipédia nous rappelle que : « Pour qu’il y ait tourisme, quatre paramètres essentiels doivent être réunis : 1. le goût de l’exotisme, de la découverte d’autres cultures ; 2. de l’argent disponible pour des activités non-essentielles ; 3. du temps libre ; 4. des infrastructures et moyens de communication sécurisants et facilitant le voyage et le séjour 4

Les moyens du design graphique pour le tourisme (ou, tout du moins, les manifestations matérielles qui relèvent du graphisme), nous l’avons vu avec Lascaux, sont multiples et se déploient à plusieurs endroits autour d’un lieu touristique. D’abord sur place, comme partie intégrante des infrastructures, la signalétique médiatise l’expérience du lieu, guide le visiteur, l’informe et l’accompagne dans l’expérience architecturale de son accueil. Plus loin, des moyens de communication facilitent le voyage – c’est la signalétique routière et touristique, la cartographie. Puis, toutes sortes de médias, films et livres, reportages et articles, ainsi que divers supports imprimés informent le touriste à venir. Les dépliants trois volets qui remplissent les racks dédiés dans les Offices de Tourisme sont un bon exemple de ces publicités. Ils constituent de nos jours l’activité éditoriale principale de nombreux sites touristiques, conçus pour voyager depuis les lieux dont ils font la promotion vers les nombreuses occasions de les découvrir. (Il serait une hypothèse de lire tout cette production sous le prisme du paratexte selon le critique littéraire Gérard Genette et, dans une autre mesure, de la manière dont Michel Gauthier, conservateur au Centre Pompidou, a pu appliquer cet outil d’analyse aux œuvres d’art5.) Ces objets traduisent, transposent et domestiquent – pour reprendre les mots de Daniel Fabre – un site touristique et participent de son invention en le révélant. En effet, pour qu’une chose soit inventée, il faut la rendre publique. Si les enfants avaient gardé la grotte secrète, ils ne l’auraient pas inventée, leur parole en déclencha d’autres qui trouvèrent ensuite leur voie pour, à leur tour, inventer.

Au sein de ce jeu complexe tissé de récits qui se complètent et s’écrivent de manières très différentes, tant dans leur adresse que dans leur fonction, les lieux mis en tourisme vivent un renouvellement de leur génie : il y a leur invention et les inventions que celle-ci déclenche. Ici, il semblerait que les moyens graphiques jouent un rôle non négligeable et, parmi tous ceux-là, j’aimerais me concentrer sur le domaine éditorial qui, éloigné de toute fonction pratique sur place, entretient un rapport distendu au territoire. En somme, à la lumière d’un livre comme Lascaux ou la naissance de l’art, je me demande si l’édition peut être le lieu même de l’invention plutôt qu’un de ses simples acteurs, son sujet n’étant plus un déjà-là mais un presque-là, qu’elle façonnerait.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Royan en Charente-Maritime est une ville détruite à plus de 80%. Comme Le Havre, Toulon ou Saint-Malo, elle a fait l’objet d’investissements majeurs pour sa reconstruction dont la mise en œuvre a été confiée à Louis Simon et Claude Ferret, architectes et urbanistes. Si les premiers bâtiments construits s’inscrivent dans une modernité néoclassique typique des années 1930, alors teintée de régionalisme saintongeais, ils conviennent tout à fait aux habitants désireux de retrouver leur ville disparue et idéalisée. Mais la sortie du numéro 13-14 de l’Architecture d’Aujourd’hui en 1947 va bouleverser cela et imposer en dix ans un style « moderne » typique de Royan. Ce numéro consacré à la nouvelle architecture brésilienne marque les 80 architectes qui travaillent là et transforme radicalement l’image de la ville. Il y a deux choses marquantes dans ce basculement des références 6 si on le regarde uniquement par le prisme de son origine éditoriale.

Tout d’abord, ce sont les formes de cette architecture qui interrogent. L’architecte Oscar Niemeyer disait lui-même qu’il manquait au Brésil une architecture typiquement tropicale, tout en pointant l’Europe, et notamment la France, comme une source d’inspiration : Le Corbusier était leur maître. Ainsi, ce qui semblait alors d’une grande modernité (l’architecte Claude Ferret a bien signifié leur intention de « faire du moderne » dans La Nouvelle république du 27 mars 1957), emprunté à un ailleurs lointain pour redéfinir l’aspect de toute une ville française trouve en fait ses origines là. C’est un aller-retour France-Brésil qui a donné ses couleurs à Royan, une modernité corbuséenne qui revient chez elle teintée d’un exotisme certain, qu’un regard brésilien a su réinventer.

Et puis, agissant comme un révélateur, la publication du numéro spécial Brésil de Architecture d’Aujourd’hui bouleversait ainsi les architectes et, de là, l’apparence de la ville. On peut comparer les photographies reproduites dans AA et des vues de Royan : les effets de mimétisme sont troublants, donnant l’impression que les bâtiments sont des reconstitutions des images publiées Fig. 5. La tropicalisation de Royan s’est d’abord déployée dans les bâtiments publics (marché, centre administratif, poste) avant de gagner l’architecture domestique. Au-delà d’un effet de mode – relatif dans le sens où la revue n’a pas tant influencé d’autres constructions ailleurs en France –, cette intuition de Simon et Ferret a éloigné Royan d’un quelconque pastiche nostal­gique et, à travers l’idée d’une architecture balnéaire remise à jour, a inventé un nouveau génie pour la ville. C’est ici le récit d’un génie brésilien au sein d’une revue qui a permis aux architectes de la reconstruction de Royan d’être à leur tour les inventeurs d’une architecture moderne tropicale à la française. Les années 1980 et 1990 n’ont pas été tendres avec ces bâtiments qui sont la source, depuis une dizaine d’années, d’un renouvellement touristique de la ville ; la redécouverte de l’héritage architectural des années 1950 est devenue la marque de Royan.

Le parc Jean-Jacques Rousseau à Ermenonville, où nous nous sommes rendus, trouve lui aussi, d’une certaine façon, son génie initial dans une publication, ici d’ordre littéraire : « Le parc d’Ermenonville réalise ce que Rousseau avait rêvé : le jardin de l’Élysée à Clarens qu’il décrit, durant l’été 1756, dans La Nouvelle Héloïse. Les hommes de ce temps, peu ou prou, furent singulièrement influencés par ce livre qui décrit si bien le “retour à la Nature” et aux sentiments et qui met à la mode ce qui n’était encore que le goût de certains esprits “éclairés”.7 » Créé de toute pièce par le marquis René Louis de Girardin dans la deuxième moitié du xviiie siècle, le parc d’Ermenonville a accueilli Rousseau en avril 1778, qui y meurt le 2 juillet ; il est inhumé sur l’île des Peupliers qui se trouve sur l’étang du parc.

Ce que Girardin réalise à Ermenonville et qu’il expose dans son traité de composition des paysages 8, ce sont des « tableaux sur le terrain », une suite de décors pour les êtres composés de vues pittoresques et de fabriques architecturales. Pour façonner cette « nature », le marquis s’est entouré de nombreux jardiniers qui ont travaillé plus de dix ans à sa réalisation. Intégrés à ces tableaux qui se découvrent au fil de la promenade, des textes et poésies compilés par Girardin sont disposés en série dans le parc, gravés dans la pierre, ils sont des « devises, enseignes ou épigrammes qui légendent le parc d’Ermenonville9Fig. 6 ». Si ces gravures partagent avec la signalétique certains points communs (elles accompagnent la promenade et dirigent le regard comme la pensée), leur apparition n’est pas postérieure à la création du parc, elles font partie de l’invention. Elles ne sont pas réalisées autrement qu’avec le lieu où elles se trouvent et, à ce titre, entretiennent un rapport inextricable avec lui. L’alphabet des inscriptions lapidaires ne donne pas un caractère au lieu, il en est le caractère même, au même titre que l’île des Peupliers ou le temple de la philosophie. Si les inscriptions dans le parc font partie de ce qui est inventé, c’est parce que ce qui est ainsi « légendé » a été dessiné pour et avec sa légende, peut-être par sa légende.

En 1938, le Touring-Club de France (TCF), une association fondée en 1890 par un groupe de vélocipédistes et dont le but est le développement du tourisme sous toutes ses formes, achète le domaine d’Erme­nonville. Présentée comme une action en faveur de la sauvegarde de ce patrimoine, cette acquisition peut à bien des égards être la rencontre de gestes similaires qu’il est intéressant de rapprocher.

C’est d’abord sur la place des hommes dans cette nature que le TCF et le marquis s’accordent. Le TCF a très vite cherché à exploiter le parc dont l’entretien est coûteux. Un camping est alors installé dans une partie du domaine jusque dans les années 1990. Si l’activité de camping et sa promotion est ancienne au sein de l’association, celui d’Ermenonville a la particularité de s’inscrire dans un lieu fabriqué de toutes pièces, où la nature est le résultat d’un dessin. Le parc agit alors tout à fait comme l’avait prévu Girardin, il est une suite de tableaux dans lequel s’installe le campeur et qui compile en un endroit pratique différentes natures, proposant une fusion inédite des notions de peinture et de patrimoine avec cette pratique touristique. Les publicités de 1968 pour le camping énoncent ainsi, par exemple : « Si vous aimez vous détendre dans un lieu où l’homme et la nature semblent avoir fait un pacte, allez chez feu le marquis de Girardin et dites-le à vos amis. »

Ensuite, si l’on veut bien regarder les inscriptions lapidaires du parc à la lumière de l’effort de balisage du territoire porté par le Touring-Club de France dès ses débuts, les textes de Girardin légendent la promenade, orientent le regard et scandent le parcours qu’il construit et dirige, tout comme les panneaux et les tables d’orientation installés par le TCF en France. Ces dernières sont aussi souvent accompagnées de bancs – un mobilier très présent à Ermenonville – qui orientent la vue en prenant en charge le corps entier. Et comme Girardin, le TCF n’écrit d’ailleurs pas tout à fait les textes qu’il installe dans le paysage puisque les lieux ont déjà leur nom. Leur rôle, au paysagiste comme à l’association, tient plus de l’édition au sens où ils compilent des possibles qui disent au voyageur-visiteur quelque chose des vues-tableaux qu’ils proposent-construisent.

Enfin, c’est par le biais de l’édition que le marquis, comme le TCF, ont défendu leur vision du paysage rural. Dans le dernier chapitre de son manuel publié avant la fin du chantier, Girardin décrit l’organisation du village paysan à des fins politiques – il est plutôt animé par la volonté de réduire les écarts entre les riches et les pauvres – et en propose un modèle esthétique. C’est à travers la publication d’une revue mensuelle que le TCF, nous allons le voir, a été le moteur d’une invention complète du paysage, le concevant également dans sa dimension pittoresque.

Que l’on considère le paysage selon l’image qu’il est possible d'en faire ou comme une image que l’on fabrique, comment la revue du Touring-Club de France a-t-elle pu être le lieu de l’invention du paysage ? D’abord à destination des sociétaires, la revue du Touring-Club de France est l’organe d’information de l’association et diffuse annuaires des antennes locales, informations légales et techniques. Elle est publiée sans discontinuer de 1890 à 1983, année de la liquidation de l’association. On y trouve tout autant des articles sur toutes les opérations de l’association en faveur de la signalétique, des routes et pistes cyclables, du tourisme fluvial que toutes sortes d’actions pour le développement du tourisme qui sont gérées par des commissions ad hoc. Le plus gros de la revue est ensuite constitué de reportages sur les régions à visiter, invitant le lecteur à s’y rendre. En cela, le TCF aura été un acteur important de la mise en tourisme de la France car il aura installé les infrastructures pour accueillir et guider le voyageur tout en éditant la revue et nombre de guides à son attention Fig. 7.

Le Touring-Club de France a aussi utilisé sa revue pour mettre en mouvement les différents acteurs du tourisme à travers toute une série de concours qui étaient annoncés dans ses colonnes. Ces concours étaient d’une part à destination des constructeurs de matériel (éclairage pour vélos, freins pour motos, montage de tentes), d’autre part à destination des hôteliers et restaurateurs (installations sanitaires, confort des chambres et qualité de la gastronomie). Les résultats annoncés agissaient alors comme un label de qualité dont les gagnants pouvaient se réclamer et dont ils bénéficiaient à travers la revue et les nombreux annuaires et guides publiés par l’association.

Mais c’est à l’aide d’un autre type de concours que le TCF a utilisé la revue pour agir plus directement sur le paysage lui-même. Après avoir œuvré pour que le voyageur trouve des hôtels décents et des restaurants lui offrant une gastronomie authentique, une série d’articles déclenche deux concours qui assureront également à l’association un paysage à la hauteur de ses attentes.

Dans le numéro d’octobre 1909, l’article intitulé « Le ménage est mal fait ! » exprime une vive critique quant à la bonne tenue des gares, jugées sales et peu accueillantes. L’auteur Abel Ballif, directeur du Touring-Club de France, s’interroge alors : « Pourquoi ne pas décerner une récompense d’ordre spécial au chef qui aura la coquetterie de sa gare ? » Dès le numéro suivant, en novembre 1909, l’association lance un appel aux chefs de gare sous le titre « La gare fleurie », et s’adresse aux compagnies de chemins de fer, les incitant à embellir leurs locaux. Pour cela, le texte n’hésite pas à décrire ce à quoi une gare fleurie doit ressembler : « Des arbres l’entouraient qui lui faisaient un nid de branches et de feuillage. Entre des haies vives, vers les aiguilles, un potager étalait sur la terre brune les verdures aimables des légumes. Les barrières rébarbatives n’étaient plus que des cadres propices où grimpaient les volubilis, les pois de senteur, les capucines, les haricots d’Espagne. Tout près des bâtiments de la gare, à droite, à gauche, la douceur d’une étroite pelouse, la gaieté d’une corbeille où chantaient les roses, les dahlias, les œillets, les pivoines, les fleurs simples qui suffisent au plaisir des yeux. » Ainsi, la gare où s’arrête l’explorateur, voire qu’il traverse uniquement, est bien « la gare française, coquette, propre, parée, jolie, et à laquelle les arbres, les verdures et les fleurs donneraient le caractère propre au pays. »

À la même période, ce sont deux autres articles qui préparent un nouveau concours. En novembre 1908, « La propreté des villages » est l’occasion pour le TCF de s’attaquer, via la question de la salubrité et de la sécurité, aux bourgs et aux villages. Citant une proposition du Conseil Général de Seine-et-Marne de décerner des diplômes aux communes se distinguant pour leur propreté, c’est encore Abel Ballif qui suggère que l’association s’associe à de telles entreprises, allant même jusqu’à écrire : « Un membre de la Commission sera désigné par l’Assemblée départementale. Nous demandons que ce choix se porte sur le délégué départemental du Touring-Club. » En décembre 1909, dans « La propreté des cités », Ballif évoque cette fois-ci avec intérêt une initiative privée venant de Mulhouse qui vise à récompenser par de l’argent des villages qui feraient un effort de propreté. Sans équivoque, il conclut : « Tout le monde y trouvera son compte : l’habitant du village qui prendrait le goût de la propreté privée en acquérant celui de la propreté publique ; le village qui trouverait des profits immédiats à être plus avenant ; et le touriste, qui s’attarderait avec joie, s’ils étaient accueillants et nets, en des bourgs qu’il traverse aujourd’hui en hâte parce qu’ils sont repoussants de malpropreté. » Ce n’est que dix ans plus tard que sera annoncé le concours du Village coquet, d’abord de manière discrète en février 1919, puis dans un long article en décembre de la même année. Ce sont tous les aspects du village, routes, bâtiments publics et habitations qui seront évalués, le jury « s’arrêtera, tout en le regrettant, au seuil des habitations particulières. »

À la suite de cela, de très nombreux articles seront publiés. Outre les résultats des jurys annuels, montants des primes distribuées à l’appui, ils seront l’occasion maintes fois répétées de vanter les mérites d’une telle initiative. Ils seront aussi le lieu d’une définition des attentes du TCF qui dresse précisément l’image des tableaux dans lesquels on veut plonger le voyageur : « Le Village coquet : titre charmant, évocateur de bucoliques images : on l’imagine doucement assis dans la verdure de ses grands arbres et parmi les fleurs de ses jardinets avec ses jolies maisons aux façades claires égayées par la note vive des volets aux couleurs tranchées, enguirlandées de roses ou de glycines, festonnées par le velours des pampres ou les fruits jaunissants d’un plantureux poirier, avec ses rues propres et avenantes, avec sa vieille église qui entoure un rustique cimetière ombragé par les ifs ou les sombres cyprès, avec son monument aux morts pieusement entouré de corbeilles fleuries, ses fontaines aux eaux jaillissantes et pures, sa mairie et son école toutes gracieuses dans le cachet de leur architecture locale et leur parure de feuillages et de plates-bandes10Fig. 8

Cette description précise correspond malheureusement tout à fait à ce qui semble être l’image encore vivace de ce village pittoresque promue dès 1959 par le Concours des villes et villages fleuris avec lequel nous sommes plus familiers, ou encore par l’association des Plus beaux villages de France créée en 1982. Elle n’est pas non plus éloignée de celle que l’on peut faire des villages sélectionnés par l’équipe de Stéphane Bern pour l’émission « Le village préféré des français » Fig. 9.

Et pour cause, la plupart sont issus du label Plus beaux villages de France. C’est l’image d’un village pittoresque mais toujours identique que ces biais éditoriaux tentent de mettre en place, trouvant dans les conseils de décoration publiés sur le blog de Airbnb un étrange écho : enfin, le seuil de l’habitation particulière est franchi, le tourisme semble être une inévitable invention uniforme du territoire. Génie du lieu à la mesure du sociétaire, ces campagnes rêvées n’ont de pittoresque que leur rapport à la peinture, précisément : alors que la planéité du tableau est brisée à mesure que le sociétaire-touriste voyage pour y pénétrer, elles sont des images dont les couleurs, inventoriées par Jean-Philippe Lenclos dans son livre Couleurs de la France11 et préfigurant celles que définissent les plans locaux d’urbanisme, figent un génie du lieu avec lequel on ne négocie plus.

Innocence supposée du regard

Qu’il s’agisse de tout inventer ou plus simplement de mettre à jour quelque chose, il semble donc qu’un ensemble de récits soit à l’œuvre. À Royan, la chronique d’un style architectural tropical a été le lieu de la découverte et, avec le Touring-Club de France, le récit pastoral porté par la revue est l’outil de l’invention. Qu’ils surgissent après cette dernière ou qu’ils en constituent le moteur, ces récits forment une culture partagée que je propose d’assimiler au génie du lieu qu’ils tendent à définir. Ces histoires ont des narrateurs qui, nous l’avons vu dans les exemples parcourus jusque-là, sont de natures bien différentes, souvent plusieurs et poursuivent des buts pour des raisons quelquefois opposées. Qu’inventent ces récits et quelles relations entretiennent-ils avec le territoire qu’ils semblent chérir ?

Il arrive par exemple que les pratiques vernaculaires, au sens que leur donne le philosophe Ivan Illich, soient si éphémères, voire invisibles, qu’il faille les documenter pour qu’elles aient peut-être la chance de participer à la définition d’un certain génie local. Le designer Jasper Morrison nous offre un exemple d’une telle pratique dans deux livres dont les titres se répondent : The Good Life et The Hard Life. Le premier consiste en un ensemble de photographies qui documentent des « gestes de design », accompagnées de courts textes. Ici, le lieu exact n’est pas si important, il n’est pas clairement indiqué, parfois même absent ; le sujet de cette documentation, ce sont bien des objets choisis dans la suite de ses réflexions sur la super normalité du design et qui sont tout à fait des objets vernaculaires, porteurs de « valeurs qui étaient domestique, faites à la maison, tirées des communs et qu’une personne pouvait protéger et défendre alors qu’il ne les avait ni achetées, ni vendues sur le marché ». Dans le deuxième ouvrage, si cette fascination de Morrison pour les formes simples et fonctionnelles est encore le point de départ du projet éditorial, la collection provient là d’un lieu unique (le Musée national d’ethnologie de Bélem) et se compose d’objets du Portugal rural du xxe siècle.

Cette collection d’objets usuels Fig. 10 était pour sa grande part invisible et Morrison, les découvrant, décide de les sortir des réserves par la publication à défaut de l’exposition. Il pointe là des pratiques que l’histoire avait enfouie suite à la dictature de Salazar, l’ethnographie portugaise ayant souffert de la construction, par le régime, de l’image d’un Portugal comme pays-village rural et passéiste, incapable d’avoir une relation simple à ces collections constituées sous le régime autoritaire. Il fallait un regard extérieur au lieu pour créer un nouveau récit à ces objets qui s’affranchisse de leur histoire.

D’ailleurs, lorsque les narrateurs de cette invention sont les acteurs même du récit qu’ils portent, il est possible qu’ils inventent contre le territoire, ou tout du moins qu’ils inventent tant que le territoire s’en trouve déformé, trahi. Les sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot décrivent dans Les ghettos du Gotha12, au chapitre Remodeler le paysage, comment « Les grandes familles de la noblesse et de la bourgeoisie ancienne inscrivent leur existence dans des espaces variés, mais toujours protégés. » Ces grandes fortunes s’arrangent avec la réalité lorsqu’elles dessinent les contours des parc naturels, ne respectant pas, par exemple, les régions naturelles décrites par Éric Tabuchi, photographe et artiste visuel. La plupart du temps, lorsqu’elles négocient avec le génie du lieu, elles dominent l’échange et, par leurs actions, n’hésitent pas à modifier la topologie du paysage où bon leur semble et à invoquer des récits historiques instrumentalisés pour leurs propres intérêts : « L’une des forces de la grande bourgeoisie est d’incarner l’intérêt général, parce qu’elle contrôle les espaces les plus précieux, parce qu’elle possède les demeures, les œuvres et les ancêtres qui ont fait la richesse symbolique de la France. »

Heureusement, et à l’inverse, c’est en éditant un faux numéro de Calais Mag, la revue municipale de la ville de Calais, que le graphiste plasticien Malte Martin et le designer graphique Michaël Mouyal, avec l’association PEROU (Pôle d’exploration des ressources urbaines), inventent un mensonge pour ce territoire compliqué. Sans revenir sur l’histoire récente de Calais et de la jungle, cette édition reprend la maquette à laquelle les calaisiens sont habitués pour inverser complètement le discours politique local et national. L’édition débute avec « L’édito que la maire de Calais n’a pas écrit » Fig. 11 (en l’occurrence Natacha Bouchart), et continue avec un texte intitulé « Pour Calais, construire avec les migrants. Ce que n’ont pas dit François Hollande, Xavier Bertrand et Natacha Bouchart à l’occasion de la rencontre qui n’a pas eu lieu avec les Calaisiens dans le grand salon d’honneur de l’Hôtel de Ville de Calais ». De nombreuses paroles d’habitants et le programme municipal alternatif (bien réels, ceux-là, mais ne trouvant sûrement que peu de relais dans l’autre Calais Mag) démontrent que l’accueil des migrants n’est pas si mal vécu par la population locale, et qu’il peut même être une source bienvenue de renouvellement et d’énergie. Paradoxalement, c’est en reprenant fidèlement une image locale, celle de la revue municipale, que ce projet tente d’en redéfinir l’identité. Preuve s’il en est qu’un récit inventé de toute pièce peut agir pour un lieu spécifique, en faveur du surgissement d’un nouveau genius loci dont il serait temps de prendre soin.

Les gardiens de la grotte

 J’avoue être incapable de m’intéresser à la beauté d’un lieu, s’il n’y a pas des gens dedans (je n’aime pas les musées vides) ; et réciproquement, pour découvrir l’intérêt d’un visage, d’une silhouette, d’un vêtement, pour en savourer la rencontre, j’ai besoin que le lieu de cette découverte ait, lui aussi, son intérêt et sa saveur.13

Car en effet, comme l’indique avec ces mots le philosophe Roland Barthes à propos du Palace, célèbre boîte de nuit parisienne, ou encore comme le pointe le projet de Calais, que faire des gens qui habitent ces lieux dont on cherche à caractériser l’atmosphère particulière ? Je n’ai pas évoqué plus haut la critiquable fête de l’Alpe féconde organisée par le Touring-Club de France chaque année et dont le but était de récompenser les femmes de guides alpins ayant au moins sept enfants nés et habitant dans une commune située à au moins mille mètres d’altitude. Grâce à la dotation d’un livret de Caisse d’épargne doté d’une belle somme, l’association s’enorgueillissait de lutter contre la désertion des montagnes. Mais puisque son but était aussi le développement du tourisme, il est difficile de ne pas voir là une folklorisation de ces habitants, devenant des fossiles vivants que le touriste espère admirer dans leur décor – nous ne sommes pas loin, encore une fois, de gestes observés à Ermenonville où le paysan invité dans le parc devient un des personnages du parcours scénarisé, et où l’ermite dans sa cabane-fabrique n’est qu’un acteur rémunéré pour le plaisir du promeneur.

À partir du xviiie siècle, avec la naissance des nations qui doivent trouver une nouvelle cohérence, le génie du lieu s’est déplacé du « pays » au génie supposé des gens qui l’occupent (c’est l’esprit du temps ou de l’époque qui se transforme en un génie national ou de la nation et qui, selon les conceptions philosophiques du terme, va s’incarner par le sang, la langue ou encore le sol de naissance ou de résidence). Et pourtant, des génies du lieu, il y en a partout (il serait d’ailleurs juste d’envisager également les modalités de commerce entre eux selon la taille du « pays » considéré, ce « pays » qui, selon d’où on parle, peut tenir du paysage comme de l’administration). Pas plus géniaux les uns que les autres, il semble nécessaire de célébrer ces génies de tous les lieux en tout, et ainsi inventer avec eux quelque chose, des situations nouvelles.

Cette frontière floue que nous suivons, j’ai tenté de le démontrer à travers plusieurs exemples, entre ce qui relèverait d’un côté d’un esprit ancré dans l’histoire (ou des histoires) et de son invention pure et simple de l’autre, est jalonnée de mythes et d’anecdotes qui sont pour la plupart le fruit de narrateurs qui semblent échapper au territoire même qu’ils décrivent. Le livre Enquête sur le/notre dehors (Valence-le-Haut, 2007–…à la date du 24 avril 2012) de Alejandra Riera tente, dans le cadre de l’action des Nouveaux commanditaires, de déjouer, au mieux, cette absence des habitants de ces lieux de l’histoire qu’ils portent, au pire, leur instrumentalisation. À l’initiative des habitants d’un quartier de la périphérie de Valence, l’ouvrage propose une « image de pensée collective » que l’artiste a fabriquée avec eux lors d’entretiens. Ici, le récit qui invente le quartier de Fontbarlettes est porté tant par ceux qui le font que par ce regard extérieur déjà croisé, qui tisse entre ces voix et la sienne une image recomposée.

En cela, j’aime à penser que le protocole des Nouveaux commanditaires aide à cette invention. Mis en place par l’artiste François Hers avec la Fondation de France, « le protocole des Nouveaux commanditaires définit les rôles et les responsabilités d’acteurs qui mènent ensemble une action dont la finalité est la création d’œuvres d’art et de leurs contextes.14 » Pourtant libérées, a priori, de cette dimension, les œuvres acquièrent parfois une valeur touristique (les nombreux projets autour des lavoirs en Bourgogne, le Carré rouge de Gloria Friedmann) qui permet d’envisager une approche plus juste de mise en tourisme. La volonté vient de commanditaires qui ne sont ni des institutions, ni des promoteurs, et dont l’envie de faire art est à l’origine du projet. « Ce qui n’exclut pas, à la fin, la responsabilité du politique, sauf qu’au lieu de prendre l’initiative lui-même, l’élu vient jouer un rôle qui normalement est son rôle fondamental : arbitrer.15 »

Malgré tout, le protocole n’est pas un endroit de conception participative. Entre les commanditaires et l’artiste, le médiateur est la personne qui va aider à définir un cahier des charges et proposer l’artiste approprié. Dans ce cadre, l’œuvre de Xavier Veilhan, Le Monstre, à Tours, est un cas d’invention assez exemplaire même s’il n’est pas d’ordre éditorial (ce qui m’intéresse ici).

Si nous avons tous croisé un rond-point décoré au titre du 1% artistique et qui tirait sa forme du territoire (une bouteille de vin à l’entrée d’un village de la vallée de la Loire par exemple), Le Monstre de Veilhan n’entretient qu’un rapport diffus à la tradition séculaire ou à l’image de la ville. Né de la volonté de quelques commerçants inquiets de la place autour de laquelle ils travaillent, l’œuvre qui fait suite au travail de médiation d’Anastassia Makridou-Bretonneau n’est ni trop effrayante, ni trop amicale, elle n’est que la vague image d’un moyen-âge fantasmé et de ses mythes. Sur la place du Grand-Marché, ce monstre a su créer un esprit là où il en manquait un peu, un esprit ouvert qui peut accueillir des pratiques et des usages différents. Veilhan explique à propos de ce monstre : « J’ai l’impression de le trouver cet objet, comme un chercheur, comme un inventeur, disons. Je recoupe des choses, je fais un travail qu’on peut transmettre, qu’on peut enseigner, et j’ai une disponibilité pour que cet objet arrive.16 » Son apparition dans le paysage de la ville a donc inventé une situation dont les habitants ont pu se saisir à travers des moments festifs, et a su créer des images nouvelles (affiches institutionnelles, brochures associatives ou encore biscuits à l’effigie du monstre) Fig. 12 qui, à leur tour, inventent à cette place un esprit qu’il fallait bien inventer un jour. Comme s’il avait toujours été là, on l’a vu, un génie du lieu négocie en permanence son existence et sa réinvention au fur et à mesure qu’on invente sa vie, en créant ce que l’artiste visuel Xavier Douroux dit des milieux : « Le milieu est un vecteur. L’articulation des milieux fonctionne comme un champ vectoriel où se révèlent des capacités à faire ou à prendre position. Je viens du milieu artistique et je me suis retrouvé en milieu rural, comme d’autres médiateurs ont pu l’être en milieu hospitalier. Mais ce que l’action Nouveaux commanditaires m’a enseigné, c’est la nécessité de percevoir ces milieux d’abord dans leur dimension physique, au travers de cette répartition singulière, subtile, entre éléments naturels et éléments constitués. […] Puis de penser que la mise en relation de deux ou plusieurs milieux en produit un autre que l’on doit cette fois saisir, compte tenu de son caractère provisoire ou tout du moins en construction, dans sa dimension psychologique.17»

Si j’ai, plus tôt, assimilé le génie du lieu à ces récits qui forment la culture partagée d’un territoire qu’ils tendent à définir, je propose à ce stade, ne confondant pas les gens qui l’habitent et le génie avec lequel ils négocient, une extension : le génie du lieu, c’est ce milieu tout entier avec lequel nous devons inventer.

Bibliographie

Ouvrages

DE GIRARDIN, René-Louis, De la composition des paysages : ou Des moyens d’embellir la nature autour des habitations. Paris : Delaguette, 1777.

DOUROUX, Xavier et François HERS. L’art sans le capitalisme. Dijon : Les presses du réel, 2011.

FABRE, Daniel. Bataille à Lascaux : Comment l’art préhistorique apparut aux enfants. Paris : L’Échoppe, 2014.

LENCLOS, Jean-Philippe et Dominique. Les couleurs de la France, Géographie de la couleur. Préfacé par Georges Henri Rivière. Paris : Le moniteur, 1991.

PINÇON, Michel et Monique PINÇON-CHARLOT. Les Ghettos du Gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces. Paris : Seuil, 2007.

VEILHAN, Xavier, Le Monstre. Dijon : Les presses du réel, 2016.

Chapitres ou articles dans un ouvrage ou une revue

BARTHES, Roland.  Au Palace ce soir… , Vogue-Hommes n° 10, mai 1978.

BLANCHARD, Gérard, Ermenonville, les lieux du texte d’un jardin , Communication et langages no 50. Paris : Retz, 1981.

CHAIX, Edmond. « Le concours du Village Coquet. Pyrénées 1923 », Revue du Touring-Club de France, novembre 1923.

POPE, Alexander. « Épitre IV. À Richard, comte de Burlington. Sur le vain et le faux emploi des Richesses », Œuvres complètes d’Alexander Pope traduites en François. Paris : Veuve Duchesne, 1779.

RAGOT, Gille. « L’invention du balnéaire “cinquante” à Royan », In Situ, en ligne, 2012.

Autres

PAGAZANI, Xavier, Florian GROLLIMUND, Line BECKER et Vincent MARABOUT. « Lascaux avant Lascaux : de l’origine d’un domaine noble à « l’invention » d’un site préhistorique majeur » sur Patrimoine et inventaire d’Aquitaine.


  1. Alexander POPE. « Épitre IV. À Richard, comte de Burlington. Sur le vain et le faux emploi des Richesses », in Œuvres complètes d’Alexander Pope traduites en François. Paris : Veuve Duchesne, 1779, p. 83.↩︎

  2. Xavier PAGAZANI, Florian GROLLIMUND, Line BECKER et Vincent MARABOUT. « Lascaux avant Lascaux : de l’origine d’un domaine noble à “ l’invention” d’un site préhistorique majeur » sur Patrimoine et inventaire d’Aquitaine.↩︎

  3. Daniel FABRE. Bataille à Lascaux : Comment l’art préhistorique apparut aux enfants. Paris : L’Échoppe, 2014, p. 41.↩︎

  4. Wikipédia, article sur le Tourisme, consulté en novembre 2018, modifié depuis.↩︎

  5. Michel GAUTHIER. « Dérives périphériques », Les cahiers du musée national d’Art moderne, n°56-57, été-automne 1996, p.129.↩︎

  6. Gilles RAGOT. « L’invention du balnéaire “cinquante” à Royan », In Situ. Revue des patrimoines, en ligne, 2012, n. p.↩︎

  7. Gérard BLANCHARD. « Ermenonville, les lieux du texte d’un jardin », Communication et langages no 50. Paris : Retz, 1981, p. 71.↩︎

  8. René-Louis DE GIRARDIN. De la composition des paysages : ou Des moyens d’embellir la nature autour des habitations. Paris : Delaguette, 1777.↩︎

  9. Gérard BLANCHARD, art. cité, p. 72.↩︎

  10. Edmond CHAIX. « Le concours du Village Coquet. Pyrénées 1923 », Revue du Touring-Club de France, novembre 1923, folio inconnu.↩︎

  11. Jean-Philippe et Dominique LENCLOS. Les couleurs de la France, Géographie de la couleur. Préfacé par Georges Henri Rivière. Paris : Le moniteur, 1991.↩︎

  12. Michel PINÇON et Monique PINÇON-CHARLOT. Les Ghettos du Gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces. Paris : Seuil, 2007, p. 185.↩︎

  13. Roland BARTHES. « Au Palace ce soir… », Vogue-Hommes, n° 10, mai 1978.↩︎

  14. Xavier DOUROUX et François HERS. L’art sans le capitalisme. Dijon : Les presses du réel, 2011, p. 51.↩︎

  15. Xavier VEILHAN. Le Monstre. Dijon : Les presses du réel, 2016, p. 22.↩︎

  16. Les Nouveaux commanditaires de Tours, film réalisé par François Hers et Jérôme Poggi.↩︎

  17. Xavier DOUROUX in François HERS et Xavier DOUROUX, L’art sans le capitalisme. Dijon : Les presses du réel, 2011, p. 103.↩︎