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Camaïeu de marron

Entretien avec Philippe Collier, mené par Mathilde Brice

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On attribue à Jean-François Poupinel, PDG de la société commerciale Cofiroute en 1984, le souhait de bousculer les codes établis en matière de signalisation touristique à travers les panneaux illustratifs des autouroutes. En 1986, une gamme de couleur est établie par Philippe Collier, figure de l’hyperréalisme français. Le camaïeu de marron est décliné pendant 30 ans sur plus de 800 panneaux. par son auteur. Ce dégradé de marron intégrera la gamme Pantone et devient une norme européenne pour les panneaux touristiques. Il vaut à Philippe Collier un savoir-faire sans concurrence jusqu’en 2015. L’entretien porte sur les différentes étapes de recherches menant à la naissance du camaïeu de marron, les nombreux kilomètres parcourus, la mise en tourisme du patrimoine français. Il a été conduit par Mathilde Brice en collaboration avec Sébastien Dégeilh, Cécile Blaque et Juliette Ogier.

Conduit en 2022 dans le cadre de Genius Loci, recherche menée par Sébastien Dégeilh et Olivier Huz avec leurs différents étudiants de l’isdaT en design graphique, cet entretien souhaite mettre en lumière le travail opéré par Philippe Collier sur les autoroutes, de 1984 à 2015. L’illustrateur réalisa des panneaux de camaïeu de marron au service d’une mise en tourisme et d’une valorisation du patrimoine français.

Quel est votre parcours scolaire et professionnel, vous conduisant à concevoir des panneaux d’animation touristique pendant près de 30 ans ?

Philippe Collier

J’ai commencé par une formation de chaudronnerie dans un lycée technique. Ensuite, j’ai poursuivi avec les Beaux-arts de Reims en 1969, et de Lille de 1971 à 1974, sans y apprendre le dessin. Je pense d’ailleurs que le dessin ne s’apprend pas… J’ai su évoluer dans mon métier car mes professeurs m’avaient bien guidé. Le reste, disons que c’est de la chance. Après avoir été architecte d’intérieur, je suis devenu illustrateur pour la publicité pendant 10 ans, dans la presse et l’édition en France, en Belgique et en Suisse. Ma carrière comprend 4 ou 5 ans de salariat dans un bureau d’étude d’architecture d’intérieur à Lille, où nous n’étions que deux – mon patron et moi – et 50 ans d’intervention en free-lance.

À mon sens, le hasard n’existe pas : il n’y a que des rencontres. À la suite de mes 10 ans d’illustration publicitaire, j’ai participé au salon des illustrateurs, quai d’Austerlitz à Paris. Le salon a duré une dizaine de jours, puis Cofiroute – société de Vinci Autoroute constructrice de l’autoroute A10 reliant Paris à Tours – m’a contacté : « Nous avons vu que vous faisiez beaucoup de châteaux pour la publicité, nous voudrions revoir toute notre signalisation touristique ». Jamais je n’aurai pensé travailler pour les autoroutes. Le directeur commercial, Robert Carron, m’a donné un mois de délai et 15 000 francs, en me disant : « Faites ce que vous voulez, vous êtes en concurrence avec l’agence Publicis et un peintre. Vous avez carte blanche, à vous de jouer. » J’ai ainsi gagné le concours en fin d’année 1984. Avec du recul, je pense avoir été celui qui détenait ce savoir-faire à cette période. Jusqu’en 2015, je n’ai pas eu de concurrence.

Quel a été le processus de création, de l’idée à l’installation des panneaux sur l’autoroute ?

P.C.

Tout d’abord, une première étape de recherche et de documentation était essentielle : se déplacer, sillonner la France à la recherche d’éléments, d’images fortes, de symboles… Je réalisais ces reportages avec ma femme, Véronique Collier, qui m’était d’une grande aide. À partir de mon reportage et de mes recherches jusqu’à la pose du panneau se déroulait environ un an.

Comment le camaïeu de marron est-il né ?

P.C.

En 1985, j’avais carte blanche pour mon premier panneau comprenant le château de Chenonceau sur l’A10. J’ai mis environ treize couleurs sur le panneau. Le ciel était bleu, les arbres étaient verts… Fig. 1 Le panneau fut présenté à Jean-François Poupinel, PDG de Cofiroute à l’époque, qui était ouvert à tout et souhaitait bousculer les codes établis en matière de signalisation touristique avec des panneaux colorés. Le panneau fut fabriqué puis installé sur l’autoroute. Mais le ministère des transports le désinstalla au bout de quelques mois, et sélectionna en 1986 la couleur marron pour sa capacité à bien s’intégrer dans l’environnement. En photocopiant le panneau, les multiples couleurs sont sorties en nuances de gris. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler à partir d’une nuance de base de la teinte n°7 pour réaliser un dégradé de marron comportant des marron de 100% à 1%. C’est une teinte officielle dans la gamme des marrons, une référence Pantone. Par la suite, j’ai légèrement colorisé le dégradé. Ma proposition fut soumise puis fabriquée. Ainsi sont nés les panneaux en camaïeu de marron.

La création de panneaux marron comprenait-elle des contraintes ?

P.C.

Mise à part cette contrainte du camaïeu de marron, il y avait peu d’interdits lors de la création d’un panneau. Initialement, les personnages célèbres ne devaient pas être représentés, à l’exception de ceux morts depuis plus de mille ans. Toutefois, la commission au ministère des transports a fini par accepter le panneau avec une illustration de Mitterrand pour représenter la Charente. Il y eut également Richelieu et Jean Bart pour Dunkerque. Ces figures étaient incontournables.

Avec le temps, le ministère des transports devint plus flexible. À l’origine, la taille des panneaux touristiques ne devait pas dépasser 20 m2. Malgré cela, le panneau sur l’autoroute A5 illustrant le mémorial de Charles de Gaulle à Colombey-les-Deux-Églises mesure 30m2 Fig. 2 . Il suffit parfois d’une intervention politique.

De 1984 à 2015, votre technique et votre méthodologie ont-elles évolué ?

P.C.

Le début des années 1980 fut un vrai tournant pour ma pratique. L’arrivée massive de l’informatique m’a incité à repenser les choses : je devais livrer de nouvelles formes en format vectoriel. Cette évolution a nettement participé au changement du métier. Comme je ne maîtrisais pas cette nouvelle manière de travailler, j’ai fait appel à une entreprise. Je réalisais mon illustration, puis l’envoyais au fabricant qui la transmettait à des sociétés chargées de digitaliser le dessin. Par la suite, une vingtaine de salariés m’aidait pour la numérisation : des jeunes qui sortaient d’école, avec ou sans diplôme, lesquels restaient 2 à 3 ans. Le seul critère était de maîtriser l’informatique. Elles et Ils passaient une journée d’essai ; ensuite, si tout se passait bien, ils étaient embauchés en CDI. De manière générale, la durée de vie d’un panneau d’animation touristique et culturelle (le terme « culturel » est intervenu plus tard) est de 10 ans, comprenant l’impact du message et la tenue des encres. À l’origine, les panneaux étaient imprimés en sérigraphie traditionnelle. A présent, l’impression est numérique. M’adapter fut nécessaire pour suivre toutes les étapes de ce nouveau processus. Initialement, je ne devais m’occuper ni de la fabrication des panneaux, ni de leur lieu d’implantation. Mais mon intervention fut parfois nécessaire pour superviser la chaîne de production. Mon rôle était de valider ou non la pose du panneau. Je n’étais pas présent à chaque pose mais essayais d’y être le plus souvent possible.

Certains de vos panneaux nécessitaient-ils d’être retravaillés ?

P.C.

J’ai eu peu besoin de retoucher mes panneaux, hormis celui d’Orléans que j’ai recréé trois fois, celui d’Angers pour Cofiroute et un autre pour les Autoroutes du Sud retravaillé une fois. Ils comportaient quelques détails à modifier. Quoiqu’il en soit, ma proposition finale trônait sur les autoroutes dans la majorité des cas.

Avec qui dialoguiez-vous pour choisir les motifs et les représentations sur les panneaux ?

P.C.

J’étais chanceux car Monsieur Carron fut mon mentor pendant une année. Il m’expliquait beaucoup de choses, notamment la façon de consulter les maires, les responsables de villes et de sites. Même si les demandes venaient de Bruxelles, je dialoguais généralement avec les responsables du tourisme. Les sociétés d’autoroute recevaient deux demandes de panneaux par jour. Les propositions remontaient à la direction des routes à Bruxelles, puis redescendaient à Paris pour validation. Une commission au ministère des transports à La Défense jugeait tous les trimestres de la pertinence des panneaux en termes de mise en tourisme. Un haut ingénieur des ponts était président de cette commission, un homme très intelligent, qui avait l’œil. Les responsables des sociétés d’autoroute venaient y présenter leurs maquettes. Des remarques étaient émises sur le texte, mais aucun jugement ne portait sur la forme. Chaque artiste avait le droit de s’exprimer comme il le souhaitait. Il n’y avait pas de normes artistiques.

Le processus a désormais changé car les préfets ont le pouvoir de décision. Avec Cofiroute, j’avais carte blanche ; je voyais qui je voulais. C’était génial, j’étais presque indépendant. J’ai demandé à être salarié, mais on m’a incité à garder cette liberté. Les contrats chez Vinci Autoroute étaient trisannuels : j’avais mon programme et le budget à chaque fin d’année, avec lesquels je m’organisais. Je travaillais avec deux ingénieurs, l’un, du patrimoine, l’autre, du territoire. Mais, à l’issue d’un changement d’équipe, j’ai été « viré » sans en connaître les raisons. J’ai eu quelques différends vers la fin de ma carrière avec le dirigeant de Vinci, et ai choisi d’arrêter en 2015. Mon dernier panneau créé illustrait le musée Soulages de la ville de Rodez.

Comme tout est devenu politique, l’intérêt principal pour les sociétés d’autoroutes est avant tout l’argent. Par exemple, j’ai récemment voulu rendre hommage au peuple ukrainien en publiant sur Facebook une image du drapeau ukrainien sur un panneau d’autoroute Fig. 3. C’était un simple clin d’œil. La publication a été supprimée. Je pense que l’intervention de Vinci en Russie pour y construire des autoroutes explique cette suppression.

Quels sont les critères d’un bon panneau implanté sur autoroute ?

P.C.

Sur mon profil Facebook, j’explique que le temps de lecture est primordial : il ne faut pas qu’il excède 4 secondes. Avec l’aide d’un ingénieur de la Direction Départementale de l’Équipement (DDE), mon commanditaire, nous avions fait ce test sur l’autoroute A84. On s’est demandé combien de temps un automobiliste mettait pour lire un panneau. Cette analyse fut très utile car elle m’a permis de comprendre la nécessité de produire des images synthétiques, des timbres-poste en quelque sorte.

Au fil du temps, ces panneaux ont développé deux intérêts : le tourisme et l’économie. Aujourd’hui, ils sont devenus des affiches de publicité. Ce n’est ni une bonne, ni une mauvaise chose. En revanche, d’après le CNRS, il faut compter 2 à 3 ans à partir de l’installation d’un panneau pour noter une augmentation de fréquentation du lieu. Il peut y avoir jusqu’à 30% d’augmentation, ce qui est tout de même conséquent !

Vos panneaux sont-ils archivés ?

P.C.

En 35 ans de carrière (1984-2016) j’ai produit 850 panneaux Fig. 4. Désormais à la retraite, je travaille à l’archivage de mes nombreuses productions, ce qui m’occupe environ 6 heures par jour. J’ai essayé de trouver quelqu’un pour prendre la relève, en vain. Toutes ces productions sont mon patrimoine. Je ne souhaite pas les partager, du moins pas dans leur totalité. Pour les plus curieux, mes créations sont pour la plupart accessibles sur ma page Facebook1.

Quel est le panneau dont vous êtes le plus fier ?

P.C.

Le panneau dont je suis le plus fier est celui réalisé pour le Clos Lucé Fig. 5. Il est un exemple intéressant, car il a provoqué un débat sur Facebook. Suite à la publication d’une image de ce panneau, un internaute chauffeur a mentionné le fait que l’avion de Léonard De Vinci ne volait pas en réalité. Quand nous travaillons pour le grand public, nous devons accueillir ce genre de remarques. Si j’avais un conseil à donner : soyez curieux de tout, et vérifiez toujours vos sources. C’est indispensable.

Vous nourrissez un intérêt certain pour le patrimoine et les paysages de France. Vous considérez-vous comme un touriste utilisateur des autoroutes ?

P.C.

Pendant 30 ans, je n’ai fait que sillonner les autoroutes françaises. Je roulais à 60 000 km à 70 000 km par an. Mon travail d’illustration à l’aérographe m’a aidé à être repéré. À l’époque, il s’axait autour du patrimoine. J’ai toujours aimé le patrimoine, ainsi que l’architecture. Par exemple, j’ai dû dessiner l’Arc de triomphe 7 ou 8 fois ! Fig. 6 Cependant, je ne me suis jamais considéré comme un touriste. Aussi improbable que cela puisse paraître, je n’ai pas d’intérêt particulier pour les autoroutes.


  1. Philippe Collier - Création de visuels pour la signalisation touristique, page Facebook®↩︎