Introduction
Lors de l’ouverture du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou en 1977, l’exposition Femmes d’un jour1 inaugure la galerie d’actualités au premier étage à côté de « brèves » du design industriel français et étranger. Il s’agit, à travers un ensemble de mannequins de cire habillés de panneaux visuels et textuels (Fig. 1), de dresser un portrait de la femme dans la presse écrite, à partir du dépouillement de 99 journaux quotidiens et périodiques datés de novembre 1976. L’exposition entame après ses deux mois au Centre Georges-Pompidou une itinérance dans 25 centres culturels et Maisons des Jeunes et de la Culture (MJC) en France, entre mars 1977 et mars 1980. L’exposition, si elle est de petite envergure face à la programmation de l’inauguration, y tient une position singulière.
Tout d’abord, le choix de traiter, en 1976-1977, le sujet de la femme dans la presse écrite à l’ouverture d’un grand centre d’art prend place dans une actualité politique et médiatique du féminisme, peu après le vote de la loi sur l’avortement en 1974, la création d’un secrétariat d’État à la condition féminine la même année, et l’initiative de l’ONU de déclarer 1975 « l’année de la femme ». La présence de plusieurs coupures de presse concernant la condition féminine dans le dossier de recherches documentaires préalables à l’exposition confirme cette inscription dans le paysage politique. Femmes d’un jour est la première exposition du Centre Georges-Pompidou consacrée spécifiquement aux femmes et à la condition féminine. Au premier abord, on s’attend à ce que cette exposition fasse partie d’un cycle de manifestations sur ce sujet. Or on ne retrouve pas ce thème les années suivantes, et les archives du Centre Georges-Pompidou ne nous donnent aucune indication sur les raisons qui motivent l’institution à porter cette exposition à ce moment précis. C’est le rapport d’activités du Centre en 1977 qui nous apporte un éclairage. Il nous rappelle que la vocation du CCI, institution imbriquée dans le Centre Georges-Pompidou, est de rendre compte « des relations entre les individus, les espaces, les objets et les signes2 ». Ceci est d’ailleurs précisé dans la présentation de la galerie d’actualités, dédiée aux manifestations du CCI, qui se veut « avant tout un espace ouvert où sera traitée – comme dans un organe de presse – l’actualité de l’architecture et de l’urbanisme, du design industriel et des communications visuelles3 ». Cet espace souhaite, par l’exposition, offrir un nouveau regard sur la vie quotidienne. Le rapport nous donne également deux informations qui conditionneront notre regard sur l’exposition Femmes d’un jour : d’une part, le CCI voit sa fréquentation multipliée par cent dès son installation au Centre Georges-Pompidou, modifiant ses relations avec ses publics. Ainsi, « l’année 1977 a donc constitué pour le CCI une année expérimentale tant par la variété des sujets abordés que par leurs méthodes d’approche4 ». D’autre part, on apprend que proposer des expositions itinérantes est une démarche déjà présente au CCI les années précédentes, et qui se renforce avec son intégration dans le Centre. L’itinérance confronte l’exposition Femmes d’un jour à des espaces et des publics bien différents de celui du Centre.
Nous avons trouvé, parmi les documents sur l’itinérance de Femmes d’un jour, des photocopies de livres d’or, adressées au Centre Georges-Pompidou par certaines MJC (Fig. 2). D’après les archivistes du Centre, ce genre de document est assez rare, puisque cet envoi repose sur l’initiative des structures accueillant l’exposition. C’est le caractère inédit de ces commentaires qui nous incite à leur offrir un nouvel espace d’expression dans ce texte. Ces retours des visiteuses et visiteurs nous permettent également de nous replonger dans le contexte de visite de l’époque, et de mesurer l’écart entre l’intention des commissaires et la réception de l’exposition par le public. Il s’agit pour nous de comprendre en quoi le livre d’or permet au public des itinérances de l’exposition Femmes d’un jour d’exercer son droit de réponse et de critique face à un contenu culturel, et de contextualiser ces réponses compte tenu de l’intention des commissaires, du CCI et du Centre Georges-Pompidou.
Nous nous intéresserons d’abord à certains types de commentaires récurrents : on note un regret de l’absence du thème de la lutte, qu’elle soit féministe, ouvrière ou syndicale, et des commentaires nous offrent une perspective politique en relevant l’exclusion ressentie face à l’exposition. D’autres pages nous proposent une réflexion conjointe sur le ton et la scénographie de l’exposition : son format de constat suscite des commentaires déplorant la superficialité du propos, ainsi que des remarques plus enthousiastes estimant que c’est au visiteur de créer le débat pour poursuivre la discussion. Ces livres d’or nous incitent donc à un changement permanent d’échelle, entre le dispositif d’exposition, la vocation de ses commanditaires et son inscription dans un contexte politique national. Cela nous permet aussi d’effectuer une mesure – certes très partielle – de la réussite du CCI dans sa mission, renforcée en 1977, de faire prendre conscience aux publics « que l’objet, la maison, l’affiche, la manière de vivre constituent des éléments de civilisation qu’ils façonnent et subissent5 ».
Note sur les documents étudiés
Nous nous appuyons sur la lecture des photocopies des livres d’or du passage de l’exposition au foyer de jeunes travailleurs et travailleuses de Laval en janvier 1978 et à la MJC de Saint-Brieuc en septembre 19786 (Fig. 2). Cela forme un ensemble de 62 commentaires. Pour en augmenter la portée, nous nous appuyons sur les coupures de presse locale et nationale concernant l’exposition, ainsi que sur les documents de recherche conservés aux archives du Centre Georges-Pompidou. Ceux-ci comprennent des échanges manuscrits ou dactylographiés portant sur l’intention de l’exposition ; des ressources sur la condition féminine ; une collecte d’images découpées dans les journaux et des croquis portant sur le graphisme et la scénographie de l’exposition.
Femmes d’un jour, femmes riches de Paris ?
« D’accord sur tout, mais la lutte ? Annie »
Intéressons-nous d’abord à des commentaires récurrents, portant ici sur la « lutte ». Cette idée revient dans une quinzaine de commentaires : « bien des aspects de la vie quotidienne sont passés sous silence : la condition de la femme ouvrière et paysanne… Une femme chômeuse », « Et les femmes en lutte ? », « Et la lutte ? Annie », « La lutte est déjà plus loin que cela. Françoise ». Plusieurs commentaires déplorent l’absence de panneaux avec un aspect plus positif, montrant comment les femmes luttent contre cette image normée de femme-objet et de ménagère modèle. Pourtant, ce passage sur la lutte était présent dans les recherches préliminaires de l’exposition : on y trouve des articles sur la condition féminine, et une chronologie des droits des femmes. Mais cette partie de l’exposition semble avoir été ensuite éludée lors de précisions successives de l’intention des commissaires. En effet, l’exposition change plusieurs fois d’intitulé dans les documents préparatoires : d’abord « images de femmes », elle devient « femme et publicité », « femme et mass-media », pour se centrer ensuite sur la presse écrite. Nous ne connaissons pas les raisons de ce choix, mais nous supposons que c’est à la fois un choix graphique, la coupure de presse étant un matériau assez aisé et intéressant à composer, et un besoin de circonscrire le territoire de l’exposition. C’est donc une liste de 99 journaux, datée de fin octobre 1976, qui guide le ton et le contenu des panneaux. Cette liste est composée surtout de presse nationale : quotidiens comme Le Figaro ou Libération, journaux féminins à large diffusion comme Marie-Claire ou Elle, revues hebdomadaires sur la santé et la maison. Elle ne nous indique pas quels documents ont finalement été utilisés, et n’est pas mise à disposition du public7.
L’exposition dresse alors un portrait de la presse française de 1976 qui ne fait pas l’unanimité. Janine Frossard pour Le Figaro8 estime que l’exposition, en recourant à la coupure de presse et en extrayant des images de leur contexte pour les juxtaposer, ignore « l’évolution de toute une partie de la presse qui, au cours de ces dernières années, a fait connaître au public les anomalies de la condition féminine ». La première commentatrice du livre d’or de la MJC de Saint-Brieuc remarque quant à elle « l’absence de la presse féministe syndicale et politique », et suggère deux revues : Antoinette et Heures claires. Ce type de commentaires nous rappelle que le livre d’or est un espace de critique – plus ou moins constructive – plus que d’éloge, et qu’il est donc assez prévisible que la majorité des commentaires insistent sur un ressenti négatif. Pour d’autres commentateurs et commentatrices, ce n’est pas le choix du journal dépouillé qui pose problème, mais le ton et les commanditaires de l’exposition.
« Cette naissance de la femme-objet vient de la capitale, et il me semble que cette expo aussi »
On retrouve plusieurs fois dans les livres d’or des remarques similaires : « expo digne de Beaubourg mais pas de Saint-Brieuc », « Elle n’offre pas de perspective […] Mais bien sûr, on ne peut demander cela à Beaubourg ! », « tous ces emprisonnements, ces livres, ces asservissements et cette naissance de la femme-objet vient de la capitale. Et cette expo aussi. Expo qui loin de réviser un problème ne nous montre que de belles images, une belle technique », « On dit qu’en France les mouvements de femmes (les + connus) sont venus du milieu bourgeois. Cette expo en est vraiment le cas. Françoise ».
Ici, les commentaires expriment la sensation de ne pas se sentir inclus∙e dans le public-cible de Femmes d’un jour, et ce pour deux raisons : le caractère « parisien » de l’exposition, et sa vision des femmes et du féminisme, jugée bourgeoise. Cela rejoint les remarques précédentes sur la lutte : les préoccupations des Françaises et Français se rendant au Centre Georges-Pompidou ne sont pas les mêmes que celles du public de la MJC de Saint-Brieuc. D’après une étude de la sociologue Évelyne Sullerot9, les lectrices de Marie-Claire dans les années 1960 sont majoritairement des femmes des classes moyennes supérieures. Or les panneaux de l’exposition sont pour beaucoup composés à partir de publicités et d’images présentes dans Marie-Claire ou Elle (Fig. 3 et Fig. 4). Cela signifie qu’à la MJC de Saint-Brieuc, le ressenti des spectatrices est moins celui d’une lectrice assidue prenant conscience des biais des magazines féminins, que celui d’une femme des classes populaires qui, si elle connaît Marie-Claire, l’associe moins à son quotidien.
Le second type de panneaux présentés contribue peut-être à accentuer le décalage que peut ressentir le public. Ce sont des panneaux sur fond noir composés d’une illustration, d’un texte présentant le sujet abordé (femme au foyer, femme au travail, jeune fille en fleur…) et de quelques statistiques sur ce même sujet (Fig. 3). On peut lire, sur le panneau « femme au foyer » : « 27 heures de travail domestique par semaine si la femme a une activité professionnelle. 45 heures si elle travaille aux champs. 54 heures si elle reste chez elle. » Et sur le panneau « femme au travail » : « deux femmes sur trois sont smicardes ». Dans les notes préalables à l’exposition, ces statistiques sont traitées comme une longue liste récoltée dans divers ouvrages, liste dans laquelle on « pioche » pour y associer le texte de Pamela Schneider et un fragment chiffré. Ces chiffres ne sont pas commentés, et aucun traitement graphique ne les distingue du corps du texte. La phrase « deux femmes sur trois sont smicardes » résonne différemment pour le public du Centre Georges-Pompidou que pour celui de Saint-Brieuc, dont les ouvrières de l’usine du Joint Français ont mené en 1972 une grève de huit semaines, soutenue par des milliers de manifestants, pour demander une augmentation de leurs salaires. Pour Libération, cet écart entre public bourgeois et public populaire est contenu dans la nature même du bâtiment : « Un musée conçu pour conserver le beau, qui du coup se met étrangement à ressembler à une usine. Ne risque-t-il pas d’accréditer vaguement l’idée qu’à son tour, l’usine est un lieu proche de l’agrément ?10 ». Ici, c’est la vocation même du Centre Georges-Pompidou qui est questionnée. L’auteur y voit une forme de fantasme de l’accessibilité de la culture pour tous, rattrapé par la réalité sociale. Cela fait partie des critiques très répandues à propos du Centre à son ouverture, « une raffinerie de pétrole », « une usine à culture », « une récupération de la culture marginale11 ». Ce qui se dessine ici, à travers des commentaires comme « une expo digne de Beaubourg mais pas de Saint-Brieuc », n’est pas une critique de l’exposition en elle-même mais de la nouvelle institution culturelle qu’est le Centre Georges-Pompidou.
Outre ces remarques résolument critiques face à une exposition perçue comme une intrusion d’une institution parisienne dans des centres de culture plus populaires, nous pouvons nous intéresser à un second ensemble de commentaires, davantage porté sur le parti pris et la scénographie de l’exposition.
Une exposition qui constate : superficielle ou incitative ?
« C’est une exposition qui expose, c’est tout. Une fille »
Une douzaine de commentaires des livres d’or de Laval et Saint-Brieuc, soit environ 20 % des remarques, déplorent la superficialité du discours apporté par l’exposition. On retrouve des expressions comme « très incomplète », « constat superficiel », « n’offre pas de perspective », « il fallait aller plus loin », « des vérités bonnes à dire mais insuffisantes ». Or la lecture des documents d’intention de l’exposition nous apprend que Femmes d’un jour est volontairement pensée comme un constat visuel et non comme une analyse. Gilles de Bure la présente ainsi : « limitée à la seule France, [elle] se contentera d’être un dossier ouvert sur l’utilisation de l’image de la féminité » et « une présentation surtout visuelle, assemblage d’images et de réflexions écrites12 ». Dans les notes dactylographiées de Margo Rouard le mois suivant13, on retrouve la notion de « dossier sur », ainsi que les expressions « coupure de presse » et « montage visuel ». Les premiers collages présents dans les dossiers préparatoires suivent d’ailleurs cette idée (Fig. 5). Dans l’ensemble, le public comprend l’intention de l’exposition, sans la trouver satisfaisante. Ce qui ressort est un manque de distance par rapport au sujet, de simples assemblages et collages. On remarque d’ailleurs que dans un article de la presse locale de Saint-Brieuc, il n’est plus question de panneaux mais de « tableaux », ce mot renforçant l’aspect figé des compositions.
On perçoit ici les limites de l’exposition organisée par panneaux, surtout lorsque les visuels et les textes sont séparés. Cette scénographie a pour avantages indiscutables sa maniabilité et son adaptabilité à tous types d’espaces, mais peut engendrer une certaine monotonie dans la visite et une impression de superficialité du discours. Cela rejoint notre commentaire sur le placement des fragments de statistiques, qui se démarquent peu du reste des textes.
Nous pouvons proposer deux hypothèses pouvant expliquer la sensation de « creux » se dégageant de l’exposition pour ces commentatrices et commentateurs. En premier lieu, on constate dans le format itinérant de l’exposition une différence essentielle avec sa présentation au Centre Georges-Pompidou : la place des mannequins. Lors de la première présentation de Femmes d’un jour à la galerie d’actualités, les panneaux sont tous présentés sur des mannequins de vitrine façon « femme-sandwich » et plusieurs mannequins sont déguisés ou peints (Fig. 6). Charlie Hebdo ironise d’ailleurs sur ces mannequins, insinuant qu’il aurait fallu aller plus loin dans la caricature, plutôt que de reprendre les mêmes modèles que ceux des vitrines : « Z’ont pas fait pire, ni plus cocasse, que ce qui s’est effectivement fait14 ». Que l’on adhère ou non au choix scénographique, cette « armée » de mannequins dote l’exposition d’une présence visuelle forte et incongrue, qui plus est visible depuis la rue grâce à la disposition de la galerie d’actualités, donnant sur la rue (Fig. 7). Pour des raisons de coût de transport15 et de détérioration, seuls quelques mannequins partent en itinérance en mars 1977, et leur nombre diminue au fil des expositions jusqu’à être retirés en mars 1979. Éléments centraux de la scénographie en janvier 1977, ils deviennent ensuite des éléments accessoires, comme on peut le lire dans ce courrier adressé par le service des itinérances à une MJC : « Je voulais vous signaler qu’ils n’étaient pas indispensables et servaient seulement de support16 ». Dans les livres d’or, datés de 1978 où l’exposition se présentait encore avec quelques mannequins, leur présence est souvent incomprise. Un commentaire souligne toutefois leur importance : « Les mannequins nus ont leur place dans cette expo. […] On ne fait pas le ménage “à poil” et encore peut-être que certains hommes ou maris le demandent, mais c’est une image assez expressive, je crois. Laurence (17 ans) ». On peut donc supposer que la disparition progressive des « femmes-sandwich » au cours de l’itinérance atténue la présence visuelle des panneaux de l’exposition, et peut conduire à ces commentaires la percevant comme superficielle.
« Il ne fallait pas trop en demander et compléter soi-même »
La seconde hypothèse que nous pouvons émettre pour expliquer cette perception est l’absence de discussion ou de contextualisation de l’exposition dans son lieu d’accueil. On remarque une inquiétude que l’exposition manque sa cible et que les femmes concernées, comme les femmes au foyer par exemple, ne comprennent pas ou se sentent agressées par ces stéréotypes de la ménagère. Certaines réactions sont même peu solidaires : « Heureusement que les femmes ne sont pas toutes comme cela. Mais celles qui sont vraiment visées se rendent-elles compte que l’expo est pour elles ? Une nana », « Vous parlez des femmes-objets, il n’y en a pas tant que ça. Une élève », « Les femmes-objets, ça n’existe pas. Une fille ». Les commentaires sont souvent signés non pas avec un prénom mais de façon genrée : « une nana », « une fille », comme pour montrer que le fait d’être une femme ne signifie pas que l’on cautionne l’exposition. Il y a ici un certain refus de s’identifier à ce qui est montré.
À travers ces commentaires, Femmes d’un jour est perçue comme une critique des femmes qui suivent les tendances, plus que comme une critique de la publicité, et cela peut être dû à un manque de médiation de l’exposition. Plusieurs commentaires estiment que l’apparente superficialité de l’exposition est en fait bénéfique et permet de provoquer le débat. Une élève de Laval écrit : « cette exposition peut se terminer par une discution très intéressante auquel j’aimerai sûrement assistée [sic]17 ». De même, Ouest France commente lors de l’itinérance à Saint-Brieuc : « Cette exposition peut donner à réfléchir. Il est à déplorer qu’un débat n’ait pas été envisagé avec des femmes et des hommes sur ce sujet18 ». Le regret de ce journaliste est légitime, car l’idée de compléter soi-même l’exposition par un débat n’est pas évidente pour tous les publics.
Dans plusieurs communes, pour prévenir ces incompréhensions, l’exposition n’est pas accueillie seule mais dans le cadre de cycles consacrés à la condition féminine. La ville de Clermont-Ferrand fait parvenir au Centre Georges-Pompidou le programme de son « mois de la femme » avec des projections et des débats animés par des associations féministes. À Montpellier, un article du Midi Libre fait état des débats et projections également proposés autour de l’exposition tout au long du mois. Mais ces programmations ne sont pas aussi exhaustives dans toutes les villes d’accueil.
Le Centre Georges-Pompidou en 1977, « un catalyseur pour la création artistique et la vie culturelle dans les régions19 » ?
À ce moment de l’enquête, l’étude des archives seules rend difficile la compréhension de l’organisation de ces programmations. Alors que les recherches documentaires concernant l’exposition comprennent une bibliographie, une liste de films, des émissions de radio pouvant servir à compléter une programmation culturelle, l’initiative de proposer des animations et débats autour de l’exposition semble venir des villes de l’itinérance et non du Centre Georges-Pompidou. En effet, le modèle du courrier adressé aux divers centres culturels inclut une demande de communiquer au Centre le programme lié à l’exposition. Et à l’inverse, les courriers de plusieurs MJC demandant des suggestions de films à diffuser ou d’intervenantes pour animer des conférences reçoivent souvent des réponses négatives, ou sont sans réponses. On peut alors supposer que ces échanges de ressources n’ont pas été conservés, ou qu’ils ne faisaient pas partie de la mission des commissaires.
On retrouve dans la presse ce regret d’un manque d’accompagnement du public, et ce même au sein du Centre Georges-Pompidou : « Il faudrait soit la réactualiser [l’exposition Femmes d’un jour], soit lui donner une explication concrète accessible à tous. Si rôle culturel il doit y avoir dans ce centre, il faudrait peut-être développer dans tous les espaces offerts un contact plus étroit avec le public20 ». Ce qui pose problème ici est de déterminer à qui revient la responsabilité de la médiation culturelle et de la programmation. Le rapport d’activité 1977 du Centre Georges-Pompidou affirme :
[les expositions] sont accompagnées de catalogues et d’affiches et constituent un dossier mis à la disposition du réseau culturel qui, en fonction de l’intérêt et des moyens qu’il peut y apporter, est en mesure de compléter ce dossier par une contribution créatrice (panneaux, photographies, objets, débats, etc.). Il appartient donc aux animateurs locaux de faire que les expositions du CCI ne soient pas un simple objet de consommation ou de divertissement, mais deviennent le support, l’incitation de leur propre création21.
Selon les expositions, ce « dossier » est plus ou moins étoffé : pour Femmes d’un jour, l’objet d’édition est une brochure et affiche de l’exposition, alors que l’exposition L’imagerie politique22 quelques mois plus tard fait l’objet d’un catalogue plus complet23. La capacité d’appropriation locale et de construction d’une programmation paraît donc assez dépendante des documents fournis par le Centre Georges-Pompidou. Le CCI semble avoir remarqué ces difficultés : « Les responsables des expositions itinérantes du CCI et du Musée étudient la possibilité de formules nouvelles (duplicata à meilleur marché), propres à mieux satisfaire la demande des preneurs les moins équipés24 ».
Replaçons toutefois cette source dans son contexte : le rapport d’activité du Centre, et surtout l’année de son ouverture, nous donne des indications sur sa vocation mais n’est pas un espace d’autocritique. Le sociologue Louis Pinto analyse les fréquentations du Centre et considère que la démocratisation de la culture que revendique le Centre Georges-Pompidou est biaisée de deux façons : d’une part parce que cette démocratisation apparaît comme un « impératif idéologique » pour le personnel politique après 196825 ; d’autre part parce qu’elle repose davantage sur le volume et la régularité26 des visites que sur la diversité des publics, qui est majoritairement issu des classes aisées27. C’est possiblement cette distinction entre public aisé du Centre Georges-Pompidou et public populaire des MJC et foyers de travailleuses, plus que la distinction parisienne-provinciale, qui entraîne dans les livres d’or cette résistance à l’exposition.
Conclusion
L’exposition Femmes d’un jour, si son intention est louable – proposer un dossier iconographique qui pose des questions sans donner de réponses –, peine à prendre corps et à trouver son public lors de l’itinérance. Ceci, soit parce que les visiteurs et visiteuses ont le sentiment que les panneaux ne font que leur montrer ce qu’elles savent déjà, soit parce que l’exposition est présentée avec une médiation insuffisante, faute de l’élaboration d’un dialogue clair entre le CCI et les centres culturels accueillant l’exposition. La posture du Centre Georges-Pompidou face au public de ses expositions itinérantes semble ambiguë : on relève une intention de démocratisation et d’accès facilité à la culture, incarnée dans le CCI, dont les préoccupations sont qualifiées de plus quotidiennes que celles des autres départements du Centre. Mais le CCI est « une sorte de palier entre le non-public et les activités culturelles plus complexes des étages supérieurs28 ». Et cette description, associée au discours du Centre sur son « devoir de viser plus loin que la seule région parisienne et d’irriguer tout le pays des richesses dont il est doté29 », nous montre que l’accessibilité des expositions du CCI, si elle est un formidable outil d’éducation populaire, contribue aussi à la validation d’une culture légitime et institutionnelle partant de la capitale et qui nourrit les petites structures culturelles.
C’est cette « irrigation » que semblent rejeter, avec colère ou avec ironie, les commentaires des livres d’or. Cette résistance est également exacerbée par la sensibilité du sujet de l’exposition : la femme dans la presse incarne un ensemble de stéréotypes dont le public est saturé. Alors que Louis Pinto suggère que le Centre Georges-Pompidou est un glissement de la libération culturelle de mai 68 vers une nouvelle utopie de politique culturelle, rappelons que ce même mai 68 laisse peu de place aux femmes dans sa lutte, et que le renouveau féministe émerge, lui, deux ans plus tard avec le MLF30. Ainsi, écrire « c’est creux » et « la lutte en est déjà bien plus loin que cela » peut aussi bien être une simple expression de lassitude que, pourquoi pas, une forme d’expression spontanée de la vigilance des femmes à l’égard du traitement culturel de leur condition.
Bibliographie
Ouvrages
CAVANNA. « Je l’ai pas lu, je l’ai pas vu ». Charlie Hebdo, 10 février 1977. Coupure de presse. Archives du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou (92002/002).
FROSSARD, Janine. « Les femmes du 3 novembre ». Le Figaro, 8 février 1977. Coupure de presse. Archives du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou (92002/002).
PAVARD, Bibia, Sandrine LEVEQUE et BLANDIN, Claire. « Elle et Marie-Claire dans les années 1968 : une “parenthèse enchantée” !? » Le Temps des médias, n° 29, n° 2, 19 octobre 2017, p. 65-78.
PINTO, Louis. « Déconstruire Beaubourg : art, politique et architecture ». Genèses, 6, 1991, p. 98-124.
RIOT-SARCEY, Michèle. Histoire du féminisme. Chap. VII, De la libération des femmes au féminisme en devenir. Paris : La Découverte, « Repères », 2015, p. 95-106.
SULLEROT, Évelyne. Histoire de la presse féminine. s.l. : CNRS Armand Colin, 1964.
Archives
Rapport d’activité 1976. Paris : Centre national d’art de culture Georges-Pompidou, 1977. http://mediation.centrepompidou.fr/documentation/rapportdactivite/ra_1977.pdf (page consultée le 29 janvier 2019).
Rapport d’activité 1977. Paris : Centre national d’art de culture Georges-Pompidou, 1977. http://mediation.centrepompidou.fr/documentation/rapportdactivite/ra_1977.pdf (page consultée le 29 janvier 2019).
s.n. « Beaubourg, la misérable utopie de nos dirigeants ». Libération, 15 février 1977. Coupure de presse. Archives du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou (92002/002).
s.n. « Femmes d’un jour, femmes de tous les jours ». Ouest France, ca 1978. Coupure de presse. Archives du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou (1994033/316).
Femmes d’un jour. Exposition, Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, Centre de création industrielle, Galerie d’actualités, 31 janvier – 27 février 1977, itinérance de mars 1977 à mars 1980. Commissariat Margo ROUARD.↩︎
Rapport d’activité 1977. Paris : Centre national d’art de culture Georges-Pompidou, 1977, p. 28. http://mediation.centrepompidou.fr/documentation/rapportdactivite/ra_1977.pdf (page consultée le 29 janvier 2019).↩︎
Gilles DE BURE. Petit journal de la galerie d’actualités, dépliant A2 recto-verso en couleur, janvier 1977. Archives du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou (1994033/316).↩︎
Rapport d’activité 1977, op. cit., p. 28.↩︎
Citation de Jacques MULLENDER (alors directeur du CCI). Rapport d’activité 1976. Paris : Centre national d’art de culture Georges-Pompidou, 1976, p. 25. http://mediation.centrepompidou.fr/documentation/rapportdactivite/ra_1976.pdf (page consultée le 29 janvier 2019).↩︎
Sauf mention contraire, les expressions entre guillemets proviennent du livre d’or de Saint-Brieuc lors de l’accueil de Femmes d’un jour. Les extraits sont suivis de la signature du commentateur si lisible. Reproductions au photocopieur, A4 noir et blanc. Septembre 1978. Archives du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou (1994033/316).↩︎
Remarque déduite de l’absence de la liste sur les diapositives des panneaux de l’exposition. Bibliothèque Kandinsky (CCI 28.DOC).↩︎
Janine FROSSARD. « Les femmes du 3 novembre ». Le Figaro, 8 février 1977. Coupure de presse. Archives du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou (92002/002).↩︎
Évelyne SULLEROT. Histoire de la presse féminine. s. l. : CNRS Armand Colin, 1964.↩︎
s.n., « Beaubourg, la misérable utopie de nos dirigeants ». Libération, 15 février 1977. Coupure de presse. Archives du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou (92002/002).↩︎
Alain PACADIS. « Quelle soirée bien parisienne ! » Libération, 2 février 1977. Coupure de presse. Archives du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou (92002/002).↩︎
Gilles DE BURE, copie pour Margo Rouard d’une lettre dactylographiée adressée à Peter Kneebone, vice-président de l’ICOGRADA, le 23 septembre 1976. Archives du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou (1994033/316).↩︎
Margo ROUARD, notes dactylographiées datées du 1er octobre 1976. Archives du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou (1994033/318).↩︎
CAVANNA. « Je l’ai pas lu, je l’ai pas vu ». Charlie Hebdo, 10 février 1977. Coupure de presse. Archives du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou (92002/002).↩︎
D’après les factures conservées aux archives du Centre Georges-Pompidou.↩︎
Joëlle MALICHAUD-SOLNIER, lettre dactylographiée adressée à la Maison de la Culture de Nevers et de la Nièvre. Paris, 12 juin 1979. Archives du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou (1994033/316).↩︎
s.n. (« une élève »). Livre d’or de l’exposition Femmes d’un jour lors de son itinérance au foyer de jeunes travailleurs et travailleuses de Laval. Reproduction au photocopieur, A4 noir et blanc. Septembre 1978. Archives du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou (1994033/316).↩︎
s.n. « Femmes d’un jour, femmes de tous les jours ». Ouest France, ca 1978. Coupure de presse. Archives du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou (1994033/316).↩︎
Rapport d’activité 1976, op. cit., p. 3.↩︎
s.n. « Beaubourg, la misérable utopie de nos dirigeants », op. cit.↩︎
Rapport d’activité 1977, op. cit., p. 20-21.↩︎
L’imagerie politique. Exposition, Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, Centre de création industrielle, Galerie d’actualités, 6 avril – 8 mai 1977, itinérance de mars 1977 à mars 1980. Commissariat Marsha Emmanuel.↩︎
L’imagerie politique. Paris : éd. Centre Georges-Pompidou/CCI, 1977. MNAM/Bibliothèque Kandinsky (EXPO 1978 20).↩︎
Rapport d’activité 1977, op. cit., p. 28.↩︎
Louis PINTO. « Déconstruire Beaubourg : art, politique et architecture ». Genèses, 6, 1991, p. 98-124.↩︎
« 53 % du public déclarent être déjà venus plusieurs fois ». Rapport d’activité 1977, op. cit., p. 14.↩︎
Louis PINTO, op. cit.↩︎
Robert BORDAZ. Le centre Pompidou, une nouvelle culture. Paris : Ramsay GF, 1977, p. 120. Cité par Louis PINTO, op. cit. Robert Bordaz est chargé de la construction du centre Beaubourg, et directeur du Centre Georges-Pompidou jusqu’à son inauguration.↩︎
Rapport d’activité 1976, op. cit., p. 3.↩︎
Michèle RIOT-SARCEY. Histoire du féminisme. Chap. VII, De la libération des femmes au féminisme en devenir. Paris : La Découverte, « Repères », 2015, p. 95 et sq.↩︎