scrim

Un foyer n’est pas une maison

Commentaire du texte de Reyner Banham

auteur(s)
langue(s)
FR
abstract

« A Home Is not A House » ( Une maison n’est pas un foyer) parait in « Art in América » en avril 1965. Historien de l’architecture et du design, Reyner Banham (1922-1988) s’attaque à la maison américaine, ses mythes fondateurs, ses dérives technologiques. Les dessins de François Dallegret, designer et illustrateur français, soulignent les paradoxes techniques de l’équipement structurel abordés par l’auteur : la maison est réduite à un immense réseau où plomberie géante et télécommunication high-tech sont déployées par la grâce d’un enchevêtrement de tuyaux et de câbles. Et Banham pousse la chose à ses extrêmes, avec un contre-projet d’équipement transportable de « Un-house, Transportable standard-of-living package ». La dimension environnementale de l’espace défendue alors par Reyner Banham sera analysée en profondeur quatre ans plus tard dans l’ouvrage « The Architecture of the Well-Tempered Environment» (1969). Mais elle est ici paradoxalement transposée. Texte proposé et présenté par Catherine Geel.

Historien de l’architecture et du design, Reyner Banham (1922-1988) a définitivement marqué de son empreinte tout un champ des études sur le design et l’architecture. Si en France, quatre de ses principaux ouvrages théoriques1 sont maintenant traduits, lus et connus, il n’en va pas de même pour toute une partie de ses écrits, des articles, de courtes pièces qu’il rédige pendant toute sa carrière de critique et de professeur2. Souvent pleines d’esprit, l’impertinence ou l’humour y jouxtent la pertinence et la justesse. Ouvrir un volume de textes de Banham est toujours la promesse de sourires à la lecture. Flamboyant, caustique, critique, joyeux, curieux… Depuis leurs débuts de critiques en jeunes Turcs et comme membres de l’Independent Group, Reyner Banham et ses coreligionnaires3 se sont intéressés autant aux grands corpus de l’art ou de l’architecture qu’à toutes les productions possibles du monde industriel et de la culture populaire (le vernaculaire comme la culture de masse)4.

Banham réussit même le tour de force d’être historien et iconique tant par la façon dont il écrit que par son allure. Au-delà de sa silhouette élancée, sa barbe fournie et ses épaisses lunettes, son vélo pliable Moulton (une marque française) à Londres dans les années 1950 ou à Los Angeles dans les années 1970-1980, son appareil photo Fig. 12 et les images de ses rides dans les déserts californiens en font une figure que l’on distingue entre toutes. Il ne dédaigne pas à certaines occasions se mettre en scène lui-même5. Sa silhouette et les accessoires qui accompagnent le personnage sont bien connus et l’article fameux traduit ici n’y est pas pour rien. A Home Is not a House (Un foyer n’est pas une maison) est publié dans Art in America en avril 1965. Dans les illustrations à l’encre indienne sur film translucide de François Dallegret6 accompagnant et constituant A Home is not a House (Un foyer n’est pas une maison), Banham apparaît avec Dallegret dès l’entrée de l’article comme en médaillon Fig. 2. Puis, toujours avec Dallegret, il est nu et assis sur le sol, en mode « calumet de la paix » autour d’un équipement de télécommunication qui renvoie autant à un appareillage de contrôle qu’à un mini sound system-totem pour apache-hippie.

L’article célèbre traduit ici s’attaque à la maison américaine, ses mythes fondateurs, ses dérives technologiques. Les premiers se réfèrent aux feux de camp, le foyer au sens propre que Frank Lloyd Wright magnifiera en architecture, mais aussi au voyage, à la route, à l’habitation sur roues qui des chariots de pionniers en route vers la frontier intersecte le mobil home et l’avancée dans la prairie ou la route littéraire et débridée célébrée dans tous ses ouvrages par Kerouac [§6]. Les secondes rassemblent la mécanisation des fonctions, la folie des brevets, la climatisation, etc. Les dessins de Dallegret Fig. 3 soulignent le paradoxe technique de l’équipement structurel : la maison est réduite à un immense réseau où plomberie géante et télécommunication high-tech sont déployées par la grâce d’un enchevêtrement de tuyaux et de câbles pour irriguer un « ensemble baroque de gadgets domestiques », qui semble surplomber le foyer. Et Banham pousse la chose à ses extrêmes, le contre-projet d’équipement transportable de la Un-house, Transportable standard-of-living package ou de la Power-Membrane House Fig. 7 est abrité, à l’inverse, sous une bulle gonflable aux minces parois avec ses capteurs solaires. Les dimensions environnementales – qui ici ne veulent pas dire écologiques – de l’espace et ses équipements techniques sont paradoxalement transposées et offrent même la possibilité d’une situation parallèle au Benny’s Video (1993) de Michael Haneke Fig. 11 avec la retransmission des combats à mort d’animaux [§21]. Les questions environnement vs fonctions techniques et mécanisées sont, à l’époque où il écrit l’article, le sujet auquel Reyner Banham consacre ses recherches grâce à une bourse de la Graham Foundation et que l’on verra analysées en profondeur quatre ans plus tard, en 1969, dans The Architecture of the Well-Tempered Environment. Il participe, à cette même période, aux initiatives des étudiants de la Bartlett School of Architecture, University College, en contribuant aux cours alternatifs, à travers un programme parallèle qui mènera à la création de la School of Environmental Studies et en septembre de la même année, le chercheur écrit un autre article important, « The Great Gizmo » (Industrial Design, septembre 1965).

Le double ancrage de Banham, entre journalisme – il est, dès 1952, l’année de son Bachelor of Art (BA), engagé à temps partiel chez Architectural Review comme « literary editor » – et activités universitaires, donne à tous ses écrits la vitalité, l’immédiateté, et le concret souligné par Peter Hall7, mais aussi, de façon très anglaise, ce statut iconoclaste et une grande liberté dans sa posture académique. On voit à quel point les deux positions sont liées dans cet article satirique. L’enquête et le terrain sont primordiaux pour Banham qui tisse aux références théoriques et cultivées celles populaires – marques, émissions ou série T.V., pulp, etc. (§ 12 à §22) – qu’il regarde dans la tradition établie dans les années 1950 par les séminaires de l’Independent Group à l’I.C.A. Si les dessins de Dallegret devenus fameux sont intrinsèquement liés au texte, on peut souligner – en tout cas, ce fut le parti-pris de cette petite étude – l’importance de la documentation visuelle que rassemble l’auteur du texte en particulier avec la photographie Fig. 5 et Fig. 9. Et l’on peut même y relier l’expérience a posteriori du pique-nique amical et familial en 1967 sur le sol de la bibliothèque vide de la Faculté d’Histoire d’Oxford, pris en photo par James Stirling Fig. 12 alors que ce dernier était en train de livrer le bâtiment. C’est un exemple des pieds de nez dont Banham parsème son parcours, mais également une expérience – pique-niquer en intérieur sur le sol de béton immaculé d’une bibliothèque vide de tout ouvrage, que l’on peut regarder comme un équivalent inversé de la baignade sur la plage du campus de Southern Illinois que le professeur raconte dans son texte [§11]. Happy Christmas !


  1. Los Angeles (2008), Théorie et design à l’ère industrielle (2009), L’Architecture de l’environnement bien tempéré (2011). Traductions Antoine Cazé, préface Frédéric Migayrou, Luc Baboulet, chez HYX. Citons aussi dans les traductions françaises Le brutalisme en architecture (Parenthèses, 2013).↩︎

  2. En français, voir : De Londres à Los Angeles : Récits critiques, 1955-1988 (La Villette, 2004). Voir aussi « Big Doug, Small Pieces », traduit par Antoine Cazé, in C. GEEL. Les grands textes du design. Paris : IFM/Regard, 2019, p. 210-223.↩︎

  3. Les principaux membres en plus de Banham sont Richard Hamilton, Eduardo Paolozzi, Lawrence Alloway, John McHale, William Turnbull, Toni del Renzio, Nigel Henderson, Alison et Peter Smithson, Ronald Jenkins, etc.↩︎

  4. C’est même la profession de foi de ces « jeunes indépendants », qui mènent la vie dure aux caciques Herbert Read et Roland Penrose, fondateurs de l’Institute for Contemporary Art, où ils opèrent ce que l’on pourrait appeler une sorte d’entrisme à partir des années 1952-1953. En produisant des séminaires un peu obscurs, ces jeunes gens préparent en silence l’éclosion d’un pop anglais revigorant et précurseur.↩︎

  5. Voir Reyner Banham Loves Los Angeles (1972) et l’inénarrable K7 Baede-Kar. Sur Vimeo : https://vimeo.com/22488225.↩︎

  6. Voir notice du Frac Centre : https://www.frac-centre.fr/auteurs/rub/ruboeuvres-65.html?authID=49&ensembleID=126&oeuvreID=619.↩︎

  7. In Mary BANHAM, Paul Barker, Sutherland LYALL, Cedric PRICE. A Critic Writes. Essays by Reyner Banham. Berkeley, Los Angeles : University of California Press, 1996, p. xi-xv.↩︎