Lors de son année de diplôme à la Hochschule für Gestaltung Ulm, Gui Bonsiepe (1934-) s’associe à son enseignant Otl Aicher pour la conception d’annonces publicitaires1. Activités qu’il réitérera les années suivantes pour Hermann Miller2, IBM Selectric3 ou encore Bofinger4. Parallèlement à ces contrats, il rejoint l’école, cette fois-ci en tant qu’enseignant aux côtés de Tomás Maldonado avec lequel il co-signe certains articles dans le journal interne5. En 1968, lorsque la HfG Ulm ferme ses portes, Gui Bonsiepe accepte la proposition de l’Organisation internationale du Travail (OIT) et occupe le poste de conseiller auprès de PME chiliennes6. C’est à partir de cette période et du fait de son caractère opportuniste que Gui Bonsiepe s’intéresse, plus particulièrement, à la relation entre l’industrialisation et le développement économique, seule apte, selon lui, à garantir l’émancipation sociale et politique des pays de la périphérie7. En 1973, en tant que consultant missionné par l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (UNIDO) et à la demande du Conseil international des Sociétés de Design industriel (ICSID), Gui Bonsiepe publie Development Through Design, un rapport à partir duquel il établit la nécessité d’un développement des politiques industrielles par le prisme du design. En 1976 et à l’instar de Victor Papanek, Gui Bonsiepe est invité au symposium « Design for Need. The Social Contribution of Design8 » organisé par l’ICSID au Royal College of Art de Londres ; à cette occasion, il continue de défendre sa thèse selon laquelle « [...] le design industriel de la périphérie est la contrepartie dialectique du design industriel du centre9 ». Au gré de ses expériences en tant que conseiller, designer et enseignant dans les pays de la périphérie (Argentine, Brésil, Chili, Cuba et Inde), Gui Bonsiepe a appris à se méfier du Design for Need dont il redoute une certaine duplicité, celle d’un colonialisme culturel et économique et ainsi, s’il est attentif aux propositions émises par Victor Papanek dans son célèbre ouvrage Design pour un monde réel, il ne s’y résout pas, cherchant les occasions d’en débattre publiquement. D’abord publiée en allemand dans la revue form10, puis en espagnol dans summa11 et en italien dans Casabella12, la critique de Gui Bonsiepe à propos du livre éponyme de Victor Papanek fait opportunément polémique. Son sévère réquisitoire, dont il justifie la virulence par ce qu’il perçoit d’arrogant dans le texte, est devenu inacceptable aux yeux de son premier destinataire qui s’en défend, quelques mois plus tard, dans Casabella13. Alors même qu’ils sont tous deux reconnus comme des figures du Design for Need, la fermeté de leurs propos en vient à former une débâcle idéologique radicalement éclairante.
Assez rapidement dans sa critique, Gui Bonsiepe souligne la manière outrageuse qu’a Victor Papanek – « messager du salut14 » – d’épingler le designer comme le principal responsable de la dégradation de l’environnement, en d’autres termes, « un dilettante privilégié qui gaspille son temps et son énergie dans un carnaval de gadgets pour attirer les consommateurs ostentatoires15 ». Ainsi fustigée, la figure du designer est en proie à aux attaques de Victor Papanek qui use de démagogie tout au long de son ouvrage en plaidant contre une situation qu’il juge inacceptable – le design de son époque – et en faveur d’un design qu’il enseigne, celui des besoins de la vie réelle. Gui Bonsiepe, en revanche, n’aurait jamais opéré une telle dévaluation du design et de ses confrères car sa formation à l’école d’Ulm lui a prouvé que le design était déjà un moyen d’opérationnalité critique16. Il l’accuse alors de détériorer l’image de l’école et d’appauvrir la compréhension du fonctionnalisme vers une interprétation non déterministe des relations entre forme/esthétique et forme/fonction, alors que dans certains cas, il s’en remet bien volontiers à un déterminisme technologique.
Par ailleurs, Gui Bonsiepe repère dans l’ouvrage trois propositions distinctes de faire du design pour les pays en voie de développement, cependant elles sont toutes les trois problématiques puisqu’elles engagent toujours une position dominante des designers du centre sur ceux de la périphérie. Même la dernière, celle que semble privilégier Victor Papanek, repose sur l’installation de designers du centre dans les pays de la périphérie afin de former les travailleurs locaux. Pour Gui Bonsiepe, si Victor Papanek avait tiré les conséquences de ses expériences avec l’ONU, il n’en ferait pas une solution pour le tiers-monde. En effet, si Victor Papanek semble défendre une certaine autonomie de la conception et de la production, Gui Bonsiepe, passablement irrité par sa définition du design pour le tiers-monde, l’accuse d’un symptôme centre-périphérie, c’est-à-dire d’ignorer délibérément les forces productives et notamment celles des classes ouvrières. Pour Gui Bonsiepe, installé depuis 1968 au Chili comme conseiller, la voie de l’autonomie et de l’autosuffisance est à chercher dans l’industrie locale, seule apte à rester en dehors de toute dépendance économique au marché mondial. C’est en ce sens que Gui Bonsiepe reproche à Victor Papanek de propager une définition élargie du design. Les expressions multilingues désignant le designer comme un « touche-à-tout, bon à rien » ne manquent pas, dans form, on lit « Hans-Dampf-in-all-Gassen17 », dans summa, « El diseñador como comodín18 » et dans Casabella, « jack-of-all-trades19 ». La despécialisation ainsi revendiquée par Victor Papanek constitue pour Gui Bonsiepe une « alternative ressortie de la naphtaline20 » qui s’appuie non sans ambiguïtés sur la combinaison d’un conservatisme artisanal et de quelques ruses technologiques. Si pour Gui Bonsiepe, Victor Papanek vénère Richard Buckminster Fuller « comme un mentor21 » en accordant tout intérêt à sa planification globale, il n’empêche que son recours aux solutions artisanales marque le paradoxe même de sa position. Avec l’exemple de sa radio Tin can, il l’accuse également de donner l’illusion d’un design adapté au contexte indonésien alors que ce produit est, en réalité, « noyé dans le cliché du sauvage nécessiteux22 ». Pour Gui Bonsiepe, Victor Papanek fait erreur, la quête d’identité qu’il semble percevoir dans les pays de la périphérie et qu’il encourage, maladroitement, par l’appropriation esthétique de la radio est à plus forte raison motivée par le désir d’autonomie de la population vis-à-vis d’un design du centre. Et ainsi, l’ajout de coquillages sur l’extérieur de la radio ne permet pas, comme le prétend Victor Papanek, le participatif mais au contraire, impose le recours à l’artisanat et à ses limites. Gui Bonsiepe regrette ainsi l’intérêt trop marqué de son confrère envers un design à faire soi-même qui ne peut constituer qu’une réponse partielle, pour ne pas dire marginale, aux besoins. Plus encore, Gui Bonsiepe dénigre Victor Papanek de mener une « croisade blafarde [de] petit bourgeois23 » avec ses étudiants et remet en doute son intégrité morale en l’accusant de complicité avec l’armée américaine qui, à partir de cette radio bon marché, peut équiper les populations les plus reculées et indépendantes du centre d’un instrument idéologique de masse.
Pour la diffusion de ce texte, nous remercions spécialement Gui Bonsiepe, Clive Dilnot et Lara Penin de leur soutien.
1 Bonsiepe écrit et conçoit avec Otl Aicher des annonces pour la firme Braun ou encore un dossier de presse pour la vaisselle compacte TC100 du designer Nick Roericht. Voir : Gui BONSIEPE et Otl AICHER. « 6 Anzeigen für die Firma Braun », Weltwoche, 17 octobre 1958. Gui BONSIEPE, Otl AICHER et Nick ROERICHT. « Pressepaket über das Kompaktgeschirr TC100 », form, n° 15, 1961.↩︎
2 Gui BONSIEPE. « Annoncenserie für die Hermann Miller Collection », 1961-1962.↩︎
3 Gui BONSIEPE. « IBM Selectric », form, n° 17, 1962, p. 34-41.↩︎
4 Gui BONSIEPE. « Prospekt für die Firma Bofinger », 1960.↩︎
5 Citons ici l’un des premiers : Tomás MALDONADO et Gui BONSIEPE. « Wissenschaft und Gestaltung/Science and design », Ulm - Zeitschrift der Hochschule für Gestaltung / Journal of the Ulm School for Design 10/11, 1964, p. 10-29.↩︎
6 Ce territoire n’était pas tout à fait étranger à Bonsiepe car déjà en 1964, il avait été invité en pays limitrophe – en Argentine – par Tomás Maldonado qu’il considérait à la fois comme « [son] professeur, ami et mentor intellectuel ». Pour Gui Bonsiepe, Tomás Maldonado était « l’un des théoriciens du design les plus importants du xxe siècle – un véritable géant, même si ses œuvres n’étaient pas très connues en dehors du contexte linguistique espagnol et italien ». Cf. James FATHERS et Gui BONSIEPE. « Peripheral Vision: An Interview with Gui Bonsiepe Charting a Lifetime of Commitment to Design Empowerment », Design Issues, vol. 19, n° 4, automne 2003, The MIT Press, p. 44-56. En ligne : https://www.jstor.org/stable/1512091↩︎
7 Les dénominations « pays du centre », « pays de la périphérie », « pays en voie de développement » et « tiers-monde » sont utilisées pour rester fidèle au contexte historique.↩︎
8 Les actes du symposium ont fait l’objet d’une anthologie : Julian BICKNELL et Liz MCQUISTON [The Royal College of Art] (dir.). Design for Need, The Social Contribution of Design. Oxford - New York - Toronto - Sydney - Paris – Francfort : Pergamon Press - ICSID, 1977.↩︎
9 Traduction personnelle. Gui BONSIEPE. « Precariousness and ambiguity: industrial design in dependent countries* », in Julian BICKNELL et Liz MCQUISTON [The Royal College of Art] (dir.), Design for Need, ibid., p. 13. « [...] industrial design on the periphery is the dialectical counterpart of industrial design at the centre. *»↩︎
10 Gui BONSIEPE. « Bombast aus Pape » [Grandiloquence en carton], form, n° 61, 1973, p. 13-16.↩︎
11 Gui BONSIEPE. « Piruetas del neo-colonialismo » [Pirouettes du néo-colonialisme], in Alcira Gonzáles Malleville (dir.), summa, n° 67, septembre 1973, p. 69-71.↩︎
12 Gui BONSIEPE. « Design e sottosviluppo » [Design et sous-développement], in Alessandro Mendini (dir.), Casabella n° 385, janvier 1974, p. 42-44.↩︎
13 Victor PAPANEK. « La risposta di Papanek a Bonsiepe. Prima l’amicizia, poi la polemica. Replica a una recension » [Réponse de Papanek à Bonsiepe. L’amitié d’abord, puis la polémique. Réaction à une recension], Casabella, n° 396, déc. 1974, p. 53. Consulté à partir de la traduction anglaise de Lara Penin dans Lara PENIN (dir.). The Disobedience of Design. Gui Bonsiepe, « Victor Papanek: Reply to Bonsiepe’s Book Review ». Londres : Bloomsbury, 2022, p. 343-346.↩︎
14 Traduction personnelle. Gui BONSIEPE. « Bombast aus Pape », op. cit., p. 15. « V. Papanek – ein Heilsverkünder ?* *»↩︎
15 Traduction personnelle. Gui BONSIEPE. « Gui Bonsiepe: Review of Design for the Real World by Victor Papanek », traduction anglaise par Anke Grundel [à partir de Gui Bonsiepe, « Design e sottosviluppo », Casabella, n° 385, janvier 1974, p. 42-44], in Lara PENIN, op. cit., p. 337.↩︎
16 James FATHERS et Gui BONSIEPE. « Peripheral Vision: An Interview with Gui Bonsiepe Charting a Lifetime of Commitment to Design Empowerment », Design Issues, op. cit., p. 52. « However, in university courses you are obliged to think about what you're doing, and to reflect on your activity and not just on your own activity but what is going on around you. This is typical of the Ulm approach, of which I would consider myself an exponent – an exponent of “critical operationality”. » En ligne : https://www.jstor.org/stable/1512091↩︎
17 Gui BONSIEPE. « Bombast aus Pape », op. cit., p. 15.↩︎
18 Gui BONSIEPE. « Piruetas del neo-colonialismo », op. cit., p. 71.↩︎
19 Traduction personnelle. Gui BONSIEPE. « Gui Bonsiepe: Review of Design for the Real World by Victor Papanek », art. cité, in Lara Penin (dir.), The Disobedience of Design, op. cit., p. 341.↩︎
20 Gui BONSIEPE. « Bombast aus Pape », op. cit., p. 15. « Alternativen aus der Mottenkiste* *».↩︎
21 Gui BONSIEPE. « Gui Bonsiepe: Review of Design for the Real World by Victor Papanek », art. cité, in Lara Penin (dir.), The Disobedience of Design, op. cit., p. 341.↩︎
22 Ibid., p. 340.↩︎
23 Traduction personnelle. Gui BONSIEPE. « Bombast aus Pape », op. cit., p. 13. « Der bläßliche Kreuzzug eines Kleinbürgers* *».↩︎