scrim

Inspecteur général du livre assermenté

auteur(s)
langue(s)
FR
abstract

Ce court texte de Walter Benjamin (1892-1940) est extrait d’un recueil intitulé « Sens unique » (« Einbahnstraße », 1928), composé d’aphorismes, de fragments et de pensées qui témoignent du regard affûté – à la fois critique et sensible – de l’auteur sur tout ce qui l’entoure, de façon intemporelle ou en prise avec l’extrême contemporain.  Dans « Inspecteur général du livre assermenté », considérant l’effet de la publicité (dans ses formes conquérant alors l’espace public) sur l’écriture, Benjamin prédit une transformation de celle-ci de nature à renverser complètement ses formes et son statut depuis l’invention de l’imprimerie. « L’écriture, qui avait trouvé un refuge dans le livre imprimé, où elle menait son existence autonome, est impitoyablement entraînée dans la rue par la publicité, et soumise aux hétéronomies brutales du chaos économique », écrit-il. Loin de le déplorer, Benjamin y voit la condition d’un renouvellement vivifiant de l’écrit, de sa place et de son rôle dans la société. Texte proposé par Jérôme Dupeyrat.

In Sens unique [1928]. Traduit de l’allemand par Frédéric Joly. Paris : Petite Bibliothèque Payot, « Œuvres », 2022, p. 262-265.
Publié sur Problemata avec l’aimable autorisation du traducteur.

Les temps présents se montrent aux antipodes exacts de la Renaissance, et en particulier en fort contraste avec l’époque qui fut celle de l’invention de l’art de l’imprimerie. Qu’il s’agisse en effet d’un hasard, ou non, son apparition se produisit en Allemagne au moment où le livre, au sens éminent du terme, le Livre des Livres, devenait, à travers la traduction de la Bible par Luther Fig. 1, connu du grand nombre. Tout laisse désormais à penser que le livre, dans cette forme transmise de génération en génération, touche à sa fin. Mallarmé, apercevant l’image de vérité de l’à-venir au beau milieu de la construction cristalline de ses écrits assurément traditionalistes, a pour la première fois, avec Un coup de dés, incorporé dans la typographie les tensions graphiques de la publicité (Fig. 2 et Fig. 3). Les essais d’écriture entrepris ensuite par les dadaïstes Fig. 4 n’étaient certes pas le fruit d’un goût pour la construction, mais très exactement des nerfs à fleur de peau de littérateurs, et pour cette raison s’avérèrent bien moins résistants que la tentative de Mallarmé, qui procédait de l’essence de son style. Mais cela permet justement de prendre, de cette façon, la mesure de l’actualité de ce que découvrit Mallarmé, dans sa chambre fermée à double tour, en harmonie préétablie, tel une monade, avec tous les événements décisifs de ce temps, en économie, dans la technique et la vie publique. L’écriture, qui avait trouvé un refuge dans le livre imprimé, où elle menait son existence autonome, est impitoyablement entraînée dans la rue par la publicité, et soumise aux hétéronomies brutales du chaos économique. C’est l’initiation implacable de sa forme nouvelle. Si, des siècles durant, elle se mit progressivement à s’allonger, passant de l’inscription verticale à l’écriture manuscrite, qui repose inclinée sur des pupitres, pour finalement se coucher dans la typographie, elle commence maintenant, tout aussi lentement, à se relever à nouveau. Le journal, déjà, est plus lu à la verticale qu’à l’horizontale, et le cinéma comme la publicité poussent entièrement l’écriture à la dictature de la verticale. Et avant même que le contemporain en vienne à ouvrir un livre, un tourbillon de lettres changeantes, colorées, discordantes, s’est abattu sur ses yeux, si dense que les chances qu’il pénètre dans le silence archaïque du livre sont devenues faibles. Les nuées de criquets pèlerins de l’écriture qui aujourd’hui, déjà, assombrissent chez les habitants des grandes villes le soleil du prétendu esprit, iront en s’épaississant année après année. D’autres impératifs de la vie sociale mènent plus loin. Le boîtier pour fiches, ou cartothèque, autorise la conquête de l’écriture à trois dimensions, un contrepoint tout de même surprenant à la tridimensionnalité de l’écriture telle qu’elle apparut à l’origine sous la forme de runes ou de nœuds. (Et aujourd’hui déjà, le livre, comme le montre le système de production scientifique actuel, fait office de médiateur vieillissant entre deux systèmes de classement de fiches différents. Car tout l’essentiel se trouve dans la boîte à fiches du chercheur, de l’écrivain, et le savant qui s’y plonge l’incorpore à son propre boîtier pour fiches, à sa propre cartothèque.) Mais une chose ne fait vraiment pas de doute : le déploiement de l’écriture ne restera pas attaché, sur le mode de l’imprévisibilité, aux prétentions au pouvoir d’une activité chaotique en science et en économie ; vient au contraire le moment où la quantité se transforme en qualité, et où l’écriture, qui pénètre toujours plus profondément dans la zone graphique de son imagéité nouvelle et excentrique, s’emparera d’un coup des contenus adéquats. Des poètes qui seront alors, d’abord et avant tout, comme aux premiers temps, des calligraphes, ne pourront contribuer à cette écriture figurative qu’à la condition de s’ouvrir aux territoires où (sans faire grand cas d’elle-même) s’accomplit sa construction : au moyen du diagramme statistique et technique. Avec pour justification une écriture convertible internationale, ils rénoveront leur autorité dans la vie des peuples et trouveront un rôle en comparaison duquel toutes les aspirations à un renouvellement de la rhétorique s’avèreront seulement être des rêvasseries de vieux Franconiens.