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L’art de la passe/co-présence, disponibilité et usage dans l’œuvre de Franz West.

Commentaire du texte de Nicolas Bourriaud

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FR
abstract

Dans « L’art de la passe/co-présence, disponibilité et usage dans l’œuvre de Franz West », publié en 1997, Nicolas Bourriaud rapproche les œuvres de Franz West (1947–2012), et plus particulièrement ses « Passstücke », avec la notion d’esthétique relationnelle théorisée par le critique d’art et commissaire. En effet, les « Passstücke » font quitter aux spectateur·ices leur place traditionnelle contemplative pour entrer dans une relation active à l’œuvre. Ils appellent le contact et le mouvement induits par leurs matérialités. Mais les « Passstücke » n’ont pas de fonction. Leurs expériences sensibles visent à l’usage des sculptures pour elles-mêmes, dans des gestes qui n’ont rien de performant ou d’efficace. Les sculptures agissent comme des objets transitifs qui nous « passent » quelque chose, et que nous laissons disponibles aux autres, et également aux réparations. Car les « Passstücke » s’usent, et génèrent un cycle d’usage et d’entretien perpétuel dans lequel les spectateur·ices sont un des rouages. Commentaire du texte de Nicolas Bourriaud.

« L’art de la passe/co-présence, disponibilité et usage dans l’œuvre de Franz West », de Nicolas Bourriaud, est publié en 1997 dans le catalogue monographique de Franz West édité par la Villa Arson et le FRAC Champagne-Ardennes. L’année suivante, le critique d’art et commissaire publie Esthétique relationnelle (Dijon : Presses du réel), ouvrage aujourd’hui mondialement connu dans lequel il théorise, explicite et exemplifie cette notion. Via des œuvres de nombreux·ses artistes (Rirkrit Tiravanija, Félix González-Torres, Liam Gillick, Dominique Gonzales-Foerster, etc.), il montre l’émergence d’une esthétique de la rencontre, de la proximité et de la résistance au formatage social.

Le texte qui nous occupe ici, sur le travail de Franz West, permet d’articuler historiquement les pratiques de l’art minimal et conceptuel avec cet art relationnel nouveau. Pour autant Franz West ne se situe ni du côté minimal et conceptuel, ni du côté relationnel, peut-être parce que, de culture autrichienne, il s’est entre autres nourri de l’actionnisme viennois et des sculptures de Bruno Gironcoli.

Ce texte a été fondamental pour définir la notion de « sculpture d’usage1 » dans ma thèse de doctorat de création, intitulée « La sculpture contemporaine envisagée comme une situation : modes de production, objets, usages2 ». S’il semble évident que la sculpture, médium du volume et de l’espace, soit destinée à une perception par contact, il est pourtant rarement possible de toucher ces œuvres, en raison de l’économie de marché de l’art et des principes de conservation des œuvres muséales. Cela a produit chez bon nombre d’artistes contemporain·es une façon d’envisager le médium exclusivement visuel, ou hybridé à la performance. Or Nicolas Bourriaud, par l’étude des Passstücke – sculptures à manipuler – de Franz West, étaye que l’expérience esthétique proposée par la sculpture contemporaine peut être haptique et accessible à tou·tes, et ce en passant par un usage dénué de fonction. L’usage des Passstücke décorrèle le contact, la manipulation et le mouvement d’un but à atteindre, d’une réussite ou d’une efficacité. Il nous invite à effectuer des gestes proches de ceux du quotidien en les détachant de toute notion d’accomplissement. Comme l’écrit Nicolas Bourriaud, « il y a un robot en nous, que l’œuvre de Franz West cherche à secouer. On exécute des gestes bizarres, induits par un objet en plâtre et puis on fait la sieste3 ». Ces gestes bizarres au contact d’un objet dont nous ne comprenons pas la fonction nous ramènent à notre expérience physique d’un ici et maintenant. Pour en avoir fait l’expérience, il y a quelque chose d’intime4 et d’émouvant à manipuler un Passstuck. Une modeste sculpture de plâtre nous révèle l’intensité de notre conscience sensible au présent, ainsi que la nécessité du contact dans l’existence humaine5 et la compréhension de notre environnement.

L’expérience des Passstücke met également du sens dans nos relations aux objets du quotidien, qui ne sont pas interchangeables, anonymes et jetables, mais qui ont chacun un corps, une densité et une présence singulière, qu’on peut percevoir si on prend le temps d’entrer en relation avec eux. L’expérience des Passstücke redonne de la valeur aux objets d’usage courant. Comme le disait le designer Andrea Branzi à l’historienne du design Catherine Geel dans un entretien pour France Culture :

Les objets qui sont dans la maison, autour de l’homme, ne sont jamais des instruments complètement fonctionnels, mais doivent plutôt être compris comme des présences amicales, des porte-bonheurs, donc comme des animaux domestiques qui vivent autour de l’homme, pour ces mêmes raisons. […] La relation entre l’homme et ces objets se réalise également sur un plan symbolique, affectif, littéraire, et aussi un peu mystérieux. Ce n’est pas exactement compréhensible. Comment définir la relation entre un homme, un siège, un vase… ? C’est toujours quelque chose qui appartient à l’autobiographie, au mystère des liaisons entre l’homme et l’univers inanimé6.

Le texte de Nicolas Bourriaud montre comment les Passstücke densifient nos relations avec les objets inanimés, et annonce l’intérêt de celui-ci pour les pratiques artistiques qui révèlent les relations avec notre environnement. En 2018, Nicolas Bourriaud, alors directeur de La Panacée-MoCo à Montpellier, sera le commissaire de l’exposition-manifeste Crash Test, la révolution moléculaire, au sein de laquelle il présentera des œuvres d’une génération d’artistes qui travaillent le réel à son niveau moléculaire, en organisant des connections entre la réalité physique/chimique et les cultures humaines.


  1. Celles que je nomme « sculptures d’usages » sont des sculptures à pratiquer non pas dans un but fonctionnel mais perceptif, et qui s’appréhendent pleinement par le contact physique.↩︎

  2. Doctorat en Pratiques et théorie de la création artistique et littéraire (2016, Aix-Marseille Université/ESADMM).↩︎

  3. Nicolas BOURRIAUD. « L’art de la passe/co-présence, disponibilité et usage dans l’œuvre de Franz West », in Franz West. Nice/Reims : Villa Arson/FRAC Champagne-Ardenne, 1997, p. 6.↩︎

  4. Il est possible, pour certains Passstücke, de s’isoler dans une cabine dédiée pour en faire l’expérience.↩︎

  5. Au sujet de l’importance vitale du contact pour l’être humain, voir Claire RICHARD. Des mains heureuses, une archéologie du toucher. Paris : Seuil, 2023.↩︎

  6. Andrea BRANZI et Catherine GEEL. Transmission#1 Andrea Branzi [Entretien]. Saint-Étienne/Paris : La Cité du Design/Les éditions de l’Amateur, France Culture, 2006, p. 56-57.↩︎