Atti del Congresso nazionale del colore. Il colore nell’ambiente umano, sous la direction de l’Istituto nazionale del colore (Padoue, 10-11 juin 1957), « Messaggero di San Antonio », Padoue, 1959, p. 214-218. Republié dans GRIGNOLO, Roberta (dir.). Marco Zanuso, Scritti sulle tecniche di produzione e di progetto. Milan : Silvana Editoriale - Mendrisio Academy Press, 2013, p. 145-149. Traduit de l’italien par Guillemette Morel Journel et Annalisa Viati Navone.
Le développement de la recherche scientifique en matière de technique et de technologie, notamment dans le domaine du traitement des matières synthétiques et de certaines matières naturelles, met aujourd’hui à la disposition des bureaux d’études techniques un vaste éventail de possibilités d’utilisation de la couleur dans la production d’objets qui font partie de notre vie quotidienne. La bicyclette, la machine à coudre, les voitures, les machines à écrire, les tours, les fraiseuses, les téléphones, les stylos à plume sont nés et sont restés longtemps noirs ; les cuisines, les salles de bains, le papier à lettres, le coton hydrophile sont nés et sont restés longtemps blancs. Depuis quelques années seulement, tous ces objets, ces machines, ces ustensiles sont colorés. Notre œil est donc beaucoup plus fréquemment et intensément stimulé chromatiquement.
Il est pourtant rare que ces messages chromatiques soient coordonnés, reliés, placés dans une relation d’harmonie et de contrastes qui ne soit pas aléatoire.
Le marché agresse souvent avec la couleur vive d’un objet ; depuis ces dernières années, on observe une sorte d’emballement chromatique dans la production d’objets courants et une demande désordonnée sur le marché.
D’une part, les fabricants savent qu’ils peuvent disposer de matériaux aux possibilités chromatiques presque infinies ; d’autre part, les usagers, à la fois fascinés et perturbés par la nouveauté surprenante de formes aux couleurs vives, sont attirés par celles-ci ; ils se réjouissent d’enrichir leur maison, leur lieu de travail, leur vie, par des objets, des ustensiles – des choses qu’ils considèrent comme nouvelles et vivantes ; mais ils ne savent guère les mettre en relation et, souvent, elles provoquent dans leur ensemble une discontinuité et une disharmonie qui agitent leur sens de la couleur plutôt qu’elles ne l’éduquent.
La métamorphose chromatique qu’ont connue ces dernières années les voitures, d’abord en Amérique puis en Europe, en est l’illustration. Le recours à deux couleurs, qui visait au départ à différencier le toit de la carrosserie, a envahi les flancs des voitures et progressivement gagné en agressivité et en manque de scrupules, jusqu’à arriver à des combinaisons qui ne peuvent que perturber le volume et la forme du véhicule lui-même.
Lorsque Ford disait : « Je produirai pour les Américains des voitures de toutes les couleurs, de sorte que les Américains préféreront toujours la couleur noire », je pense qu’il voulait par là créer un marché qui lui soit favorable. Ce qui est certain, en revanche, c’est que sa voiture était absolument noire, elle renonçait à toutes les parties qui n’étaient pas noires, du brillant au mat, de la mécanique à l’habitacle ; c’était un très bon design (et à l’époque, cela n’existait pas encore), même du point de vue de l’utilisation de la couleur. Ce type de spider maniable et robuste, conçu pour les routes de campagne, juché sur ses roues étroites, est devenu une sorte de marque de fabrique de la plus grande industrie automobile du monde.
Je l’ai dit, les choses ont radicalement changé. Lors d’une récente visite au centre de recherche de General Motors à Détroit, on m’a dit que, en 1956, l’une des marques les plus chères du groupe avait produit 600 000 voitures qui, grâce à l’application systématique d’un système de variations de deux ou trois couleurs, étaient toutes différentes les unes des autres. Une telle information ne pouvait que confirmer le sentiment de désarroi que la coloration désordonnée des voitures m’avait déjà donné dans les rues américaines, surtout à cause de l’incohérence que je percevais fréquemment entre la forme et la couleur qui lui était appliquée. Est-il en effet possible qu’une forme soit conçue pour supporter des applications de couleurs aussi différentes ?
Le design des voitures américaines et, malheureusement, dans une moindre mesure, de certaines voitures européennes, découle d’une caractéristique du marché qui suggère au fabricant la plus grande flexibilité dans l’interprétation, non pas tant des besoins du consommateur, que de l’excitation maximale d’un marché en croissance, où la nouveauté et la différenciation sont des conditions nécessaires pour augmenter les ventes.
Vous vous êtes certainement déjà fait les observations que je viens de formuler : elles désignent une situation réelle dans ses aspects les plus négatifs, et nous montre le danger de cette application forcée [de la couleur] à l’objet usuel, qui tend à se propager.
Pour ramener le discours sur le design industriel et la couleur à des termes plus positifs, reprenons quelques considérations sur le design. Comme chacun sait, le design industriel est un terme anglo-saxon ; on a tenté à plusieurs reprises de le traduire, mais il est aujourd’hui internationalement accepté et sa signification me semble pouvoir être résumée ainsi : « conception intégrée et programmée d’un objet produit industriellement en masse ».
Lorsque l’on parle de design industriel, ou plutôt de designers, on a tendance à considérer l’aspect formel du problème, c’est-à-dire que l’on a tendance à accorder une importance particulière à la contribution esthétique qui, par l’action nouvelle du designer, devient partie intégrante du processus industriel de production. Je suis d’accord avec cela, parce que c’est là que réside la garantie renouvelée que le produit industriel de masse, auparavant limité à la satisfaction de fonctions mécaniques et utilitaires, peut interpréter et satisfaire les besoins et les aspirations esthétiques, sociales et humaines de la civilisation contemporaine.
Cependant, il est important de souligner le caractère spécifique d’un projet intégré et programmé qui place le concepteur au centre d’une convergence d’énergies et de compétences différenciées se complétant. Comme le dit Moholy-Nagy dans son livre Vision in motion : « Designing is not a profession, but an attitude ». C’est l’intégration des exigences technologiques, sociales et économiques, des besoins biologiques et des effets psychologiques des matériaux, de la forme, de la couleur, du volume et de l’espace : c’est une manière de penser coordonnée en vue de créer des relations.
Le designer intervient dans le processus de production par l’intermédiaire d’une équipe, c’est-à-dire avec la collaboration de compétences propres aux domaines de la science, de la technologie et de la sociologie, qui lui garantissent que son propos formel, chromatique, volumétrique et spatial sera réalisé. Aucune forme n’existe séparée de la couleur, de même qu’aucune couleur n’est concevable si elle n’est pas appliquée à une forme.
La couleur ne peut donc pas être un élément accidentel dans la conception formelle, spatiale et volumétrique du designer, et une connaissance approfondie de tous les aspects techniques et technologiques de cette question est indispensable pour que ce dernier puisse adapter ses [celles de la couleur] capacités expressives et fonctionnelles aux exigences de sa conception créative.
En définitive, le problème de la couleur dans le design revêt deux aspects : l’un concerne le moment de la conception, ses expressions possibles, ses conditions techniques et technologiques, sa problématique complexe en somme, qui est absorbé, non disjoint des autres éléments, comme l’une des hypothèses formelles dans le travail de l’équipe ; et ceci, je dirais, est l’aspect méthodologique qui concerne, théoriquement, la condition première de la problématique.
L’autre aspect nous intéresse, non pas tant d’un point de vue théorique, que comme une observation de la réalité dans laquelle le problème se développe.
Je reviens à mon point de départ. La recherche scientifique, les progrès de la technologie et la technique des nouveaux matériaux offrent des gammes infinies de matériaux colorés et colorables. La production s’en sert pour stimuler la distribution, le marché : le consommateur subit une sorte de bombardement chromatique, et en est finalement désorienté.
Ce discours, on peut le tenir sur la couleur dans le design comme sur la forme, comme sur tout ce qui concerne, toujours dans le champ du design, la relation entre la production et la vente. Cette relation est plus souvent perturbée par des exigences de production liées à l’exploitation hâtive d’un marché que par le développement et l’éducation du consommateur.
Peut-être aurais-je dû parler davantage de couleur et moins de design industriel, peut-être aurais-je dû en parler avec plus d’euphorie, puisque ce congrès est consacré à la couleur.
Enfin, il me semble que face à la perspective d’une ‘chromatisation’ (si vous me permettez cette expression) plus intense de nos vies, nous devrions nous préoccuper des expériences considérées comme acquises, pour que de nouveaux développements se fassent avec une plus grande coordination, une conscience plus profonde, un plus grand souci d’apporter à nos yeux, non pas un bombardement chromatique, mais une véritable éducation à la couleur.