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Les sorties de route d’une exposition convenue au CCI : La mesure du temps (1979)

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« La mesure du temps » est une exposition réalisée par le centre de Création industrielle au Centre George Pompidou avec le ministère de l'industrie dans le cadre d'INOVA 79. Son commissaire, le théoricien en design et concepteur Thierry Chaput a alors pour mission de faire de cet évènement, consacré à la valorisation de l'innovation technique, l'occasion d'un état de la technologie horlogère. Il faut dire que l'exposition suit de près plusieurs évènements marquants dans l'histoire de la métrologie du temps, de la chronobiologie et des modes de communication. C'est pourquoi nous nous attarderons à contextualiser cette exposition qui n'a pas eu le droit à un catalogue, bien que ce ne soit pas là l'objet principal de notre recherche. En effet, ce qui est plus distinctif encore pour cette exposition est moins dans son contexte historique que dans la capacité de son commissaire à travailler sous contrainte. La petitesse du lieu et du budget accordé par le CCI à l'exposition à laquelle s'ajoute la contrainte de l'itinérance et d'INOVA 79 font de celle-ci un parfait exemple d'évènement mesuré résistant par tous les moyens à la démesure du sujet qu'il aborde. Il est vrai que face aux autres ex-positions de Thierry Chaput « La mesure du temps » fait exception dans l'inconsistance de sa mise en scène et la rigidité de la chronologie qui s'y installe. Dès lors qu'advient-il du rôle de commissaire dans cette exposition impossible ? Que reste-t-il de Thierry Chaput dans ces 51 panneaux suspendus à l'identique comme autant de potentiels restés en suspens ? Avec ces questions en tête, avancer sur les traces, aussi minces soient-elles, de cette exposition amène à voir son déroulement sous un autre jour : les plus petites exceptions faites à la ligne de conduite de cette exposition historique et progressiste prennent une tout autre dimension. On peut alors postuler qu'à travers ces hors champs, ces moments où le ton, le propos ou l'intention de l'exposition change momentanément alors que rien ne laissait deviner cet à-côté, nous pourrons peut-être retrouver l'individualité de Thierry Chaput au sein du CCI. D'autres documents sur les expositions qui ont précédé ou suivi « La mesure du temps »ainsi que les quelques écrits de leur commissaire seront également utiles pour continuer de sortir l'exposition des cadres où elle a été mise. Ainsi finirons-nous de démontrer que, contre toute attente, un tel évènement n'était pas condamné à être une illustration du progrès entre les mains de Thierry Chaput, lui qui avait toutes les clefs en main pour comprendre à quel point « la mesure du temps de plus en plus précise pèse sur l'activité économique et sociale de notre vie et sur son évolution. »

Introduction

En 1967, la seconde est définie à partir d’une horloge atomique à jet de césium, et seulement sept ans avant cette exposition, en 1972, le temps universel et le temps atomique sont unifiés avec l’adoption du temps universel coordonné (qui est alors environ 100 000 fois plus précis et stable que celui des éphémérides). Ainsi l’exposition La mesure du temps du commissaire, théoricien en design et concepteur Thierry Chaput constitue déjà un précieux témoignage de cette mutation des techniques de comptage issue d’un moment clef dans l’histoire de la métrologie du temps. Elle se place exclusivement du côté de la mesure du temps, excluant la question de sa représentation mais pas celle de ses applications dans la vie quotidienne, malgré le ton essentiellement descriptif qu’elle adopte. L’objectif d’un tel événement au centre de documentation du CCI semblait être de montrer l’omniprésence insoupçonnée des techniques de comptage du temps dans des objets, des dispositifs et des usages connus de tous. Elle reste donc centrée sur le fonctionnement même des garde-temps et prend, à l’occasion de l’INOVA 79, une dimension démonstrative sur l’avancée des techniques horlogères (Fig. 1).

Mais avec un sujet aussi vaste que celui du temps (quand bien même il se voit ici cantonné à sa mesure) et un budget aussi restreint que son espace d’exposition, Thierry Chaput sait qu’il ne pourra pas tout dire du sujet qu’il aborde avec l’exposition itinérante La mesure du temps en 1979. Étant donné le lien étroit qu’entretient l’exposition avec le ministère de l’Industrie dans le cadre d’INOVA 79, on sait qu’une partie non négligeable de l’exposition devait être consacrée aux récentes innovations techniques afin de soutenir des industriels français. Pour toutes ces raisons on serait en droit de supposer un travail sans intention particulière de la part de Thierry Chaput qui tenait alors plus un rôle d’exécuteur dans une exposition déjà pensée par d’autres pour lui. Aussi est-il vrai que dans sa forme très conventionnelle de cartels ordonnés par ordre chronologique, l’exposition ne créait ni anachronismes, ni interactions entre les textes suspendus et les objets exposés sous verre. En somme elle se présente à nous comme un état de la technique horlogère, avant tout pensé pour l’itinérance. Mais ce n’est qu’en ayant à l’esprit le peu de marge de manœuvre accordée à cette exposition que l’on réalise l’importance des quelques prises de liberté qui y subsistent. En effet, lorsque le commissaire d’exposition a dû méticuleusement choisir ce qu’il jugeait nécessaire d’être dit et montré sur la mesure du temps, il a aussi accordé du temps et de l’espace à quelques propos non promotionnels, démonstratifs ou historiques. On trouve donc quelques exceptions faites à la description chronologique et progressiste attendue pour cette exposition. Des sorties de route que nous sommes, même rétrospectivement, en mesure de déceler tant la nature des propos ou des objets exposés diffère ponctuellement du cheminement établi. Pourtant rien dans la scénographie ne laisse deviner ces écarts faits à la ligne de conduite de l’exposition. Ils sont comme des hors-sujets discrets dont la présence ne se manifeste que dans une vue d’ensemble de l’exposition et de son contexte. Ainsi, c’est essentiellement en croisant les textes des panneaux rédigés par Thierry Chaput avec les documents préparatoires et promotionnels de l’exposition que l’on peut espérer repérer ces détours. Cette vue d’ensemble est d’autant plus inédite que l’exposition n’a finalement jamais eu droit à son propre catalogue et c’est à travers cette cartographie des détours que nous pourrions trouver un autre niveau d’interprétation de La mesure du temps et ainsi remonter aux intentions propres à Thierry Chaput dans son travail. Dans l’optique de vérifier les hypothèses que nous aurons formulées avec cette première cartographie, des temps plus courts seront certainement consacrés à des analyses comparatives de La mesure du temps avec d’autres expositions de Thierry Chaput.

Premier écart, le temps c’est de l’argent

La première et plus importante contrainte dans la conception de cette exposition, pour Thierry Chaput, aura certainement été l’itinérance. Le fait que la production doive voyager dans différents lieux limitera grandement les potentiels scénographiques, réduisant celle-ci à un ensemble de panneaux suspendus et d’objets sous verre où les seconds illustrent les premiers. Si les objets prennent tant une dimension illustrative c’est avant tout parce que les textes sont pensés pour être exposés sans eux. En effet, seul le Centre Georges-Pompidou qui accueille le premier La mesure du temps aura le privilège d’exposer de véritables gnomons, sphères armillaires, horloges et instruments de comptage en tous genres. C’est en tout cas ce que nous laisse penser cette lettre du musée des Beaux-Arts de Besançon qui demandait à ce que La mesure du temps soit exceptionnellement accompagnée de sa collection d’objets lors de son passage dans leur galerie (Fig. 2). Les objets, ainsi exposés sous cloche et devant l’accrochage des 51 cartels, n’ont au mieux que le rôle de témoin historique dans cet état de la technique horlogère. Ou du moins c’est ce que l’on pourrait imaginer au premier regard porté sur les photographies des vues de salle au sein desquelles on peut pourtant déjà remarquer une première exception : alors que tous les autres instruments sont présentés pour illustrer une révolution technique dans la façon que nous avons eue de compter le temps, on trouve devant un panneau intitulé Le temps c’est de l’argent une horloge pointeuse qui ne présente aucune spécificité technique mais plutôt une spécificité symbolique (Fig. 3). Ce symbole, c’est celui d’une horlogerie qui a accompagné ou même rendu possible le comptage et l’optimisation du temps de travail pour la production industrialisée. Un travail sans place pour l’initiative et la créativité où une organisation dite scientifique réduit l’homme à sa part rationnelle. Ainsi l’horloge pointeuse est le seul objet de cette exposition à ne pas être indifféremment posé en témoin d’une technique de comptage du temps, mais plutôt en manifeste d’un rapport au temps, ici un rapport mercantile. Dans le court texte qui accompagne l’horloge pointeuse, Thierry Chaput renouvelle l’exception en adoptant un ton très différent du ton descriptif utilisé dans les autres cartels de l’exposition pour dénoncer cette marchandisation du temps sous ses plus récentes formes :

Au cœur du mécanisme de la production, moteur de nos sociétés industrielles : la mesure du temps. Le chronomètre de l’agent de bureau des méthodes et l’horloge-pointeuse en sont les instruments les plus symboliques. À travers le salariat et la course à la productivité, le temps est devenu une marchandise. Soumis aux lois de la valeur d’échange, le temps est désormais une denrée. Le temps libre lui-même doit être acheté, loin d’être du temps « perdu » que l’on peut dépenser en pure perte il s’agit de temps « gagné ». La conscience d’avoir acheté, « bien gagné » le temps libre des vacances nous interdit d’en faire l’espace d’une disponibilité totale et nous contraint à le remplir1.

Ce changement dans la nature de l’objet exposé et le ton du texte qui lui est attaché semblent nous indiquer que Thierry Chaput abandonne momentanément la neutralité apparente de l’exposition pour faire passer certains messages en adéquation avec ses convictions. En cherchant à vérifier cette hypothèse dans les documents préparatoires de l’exposition, on constate que le plan du scénario communiqué à l’équipe accordait sur le papier une place non négligeable à ce chapitre dénonçant une marchandisation du temps, bien plus grande que celle qui lui sera finalement concédée (Fig. 4). Bien que petites, ces prises de libertés dans le cheminement de La mesure du temps indiquent que, même dans une exposition exclusivement centrée sur la technique, Thierry Chaput ne veut en aucun cas se soustraire aux questions d’utilité voire de critique sociale liées au sujet qu’il aborde. Tout semble indiquer que pour lui il n’y a pas d’un côté l’histoire de la mesure du temps et de sa représentation et de l’autre celle des sociétés et de leur usage du temps. Les objets qui mesurent, montrent et imposent un temps plutôt qu’un autre, ne sont jamais neutres. Et même si ce n’est pas à cette histoire croisée des techniques du temps et des sociétés que l’exposition est consacrée, son commissaire semble bien déterminé à y laisser résonner toute l’ambiguïté de nos rapports au temps.

Deuxième écart, en avance sur son temps

Si Thierry Chaput semblait tout désigné pour ce travail d’état de la technique, c’est parce que même en tant que commissaire il avait avant tout une formation de concepteur de produit et d’ingénieur en ergonomie. En 1979 Thierry Chaput était même enseignant à l’École supérieure d’ingénieurs en électronique et électrotechnique et préparait un doctorat sur l’esthétique des micro-technologies et des systèmes numériques avec Edmond Couchot de l’université Paris VIII au département Arts et technologie de l’image. Il publiera d’ailleurs un article dans le deuxième cahier du CCI intitulé Micro-esthétique en désordre en 1986 où il évoque notamment la fragmentation et la complexification des objets techniques avec l’émergence de l’informatique.

« L’évolution des techniques, la miniaturisation et l’électronique […] ont morcelé l’appréciation globale esthético-technique des objets2. » Ces réflexions ne sont pas tardives dans son travail car il avait compris dès La mesure du temps que l’horlogerie serait elle aussi profondément transformée et fragmentée par cette révolution numérique. En effet, à la fin d’une suite de cartels consacrés aux diverses révolutions techniques depuis l’horlogerie mécanique, il prospecte avec justesse sur le fonctionnement des horloges en l’an 2000 alors qu’au moment de l’exposition le GPS, les réseaux de synchronisation et l’horloge à atome de strontium n’en sont qu’à leurs balbutiements.

2000, nos montres ne seront sans doute plus que les satellites d’un générateur de temps central. Comme aujourd’hui dans les aéroports, les gares où une horloge centrale pilote des récepteurs (les horloges que nous utilisons), nos réveils, montres-bracelets seront des micro-récepteurs de temps codé transmis par la voie des ondes3.

Cette mise à distance qu’annonce Thierry Chaput sera plus révolutionnaire encore que l’arrivée du quartz et séparera définitivement la mesure et la représentation du temps qui depuis toujours existaient dans un même objet. Les systèmes de mesure et de représentation du temps, qui entre les mains de l’horloger ne faisaient qu’un, se voient respectivement attribués à la métrologie et au design.

Dans cette mise à distance le comptage a gagné en précision, mais peut-on en dire autant de sa représentation ? A-t-elle, de son côté, gagné en sens, en cohérence ou en pouvoir d’évocation ? Ce n’est pas l’avis de Thierry Chaput qui, dans un nouvel écart fait à la ligne directrice de l’exposition, bascule momentanément du côté de la représentation : « 1970 voit l’avènement des circuits intégrés et de l’affichage digital, moyen de communication qui certes accélère la lecture, mais qui donne du temps une lecture absolue, nie le temps passé et le temps à venir. Progrès4 ? »

Si Thierry Chaput fut à même de reconnaître et d’anticiper ces évolutions dans les technologies et les usages, c’est avant tout parce qu’il avait pleine connaissance des techniques de comptages qui lui étaient contemporaines. Ce sont ces mêmes connaissances qui vont l’aider à mettre en place dans cette partie de l’exposition des cartels explicatifs sur les principes fonctionnels de l’horlogerie. Car bien qu’il soit déjà inattendu de trouver, aussi brèves soient-elles, une dénonciation et une anticipation des techniques horlogères dans une exposition essentiellement historique, Thierry Chaput semble aspirer à ce que les visiteurs ne se contentent pas d’apprendre mais bien de comprendre le fonctionnement même de ces instruments à découper le temps.

Troisième écart, exposer pour comprendre

Thierry Chaput voyait dans la miniaturisation des composants électroniques et leur complexité un potentiel esthétique dont il a fait état dans son article du deuxième cahier du CCI (Fig. 5). Gardant à l’esprit son intérêt pour les composants informatiques, on peut supposer que l’horlogerie trouve dans son parcours une place cohérente en tant qu’ancêtre de la computation. On peut donc concevoir qu’il ait vu dans cet état de la technique horlogère une occasion d’effleurer aussi un état de l’esthétique horlogère qui ne soit pas celle du beau ou de l’ornement mais celle du complexe et de l’effectif. Cependant, cette appréhension du potentiel esthétique des composants internes de nos garde-temps n’est envisageable que si le visiteur comprend leurs interactions et leurs fonctionnements. Ainsi cet état des lieux de la technique, originellement au service d’une démonstration technologique pour les industriels horlogers de pointe, se fait parfois l’occasion d’une volonté de vulgarisation. C’est pourquoi il dédiera la surface de certains cartels à des schémas expliquant le fonctionnement des dispositifs exposés ou photographiés dans un chapitre intitulé Le temps des sciences. Il y consacre un espace aux plus récentes applications de la métrologie du temps et récupère intelligemment les notices d’utilisation fournies par les constructeurs des objets exposés. Graphiquement les schémas sont donc majoritairement issus, et ce à travers toute l’exposition, des notices techniques conçues par les fabricants des radars, balises, phares, sonars et autres technologies présentées à cette occasion (Fig. 6).

De ce fait, même les schémas qui ont été spécialement conçus par le graphiste de l’exposition Jean-Pierre Jauneau arborent une sobriété digne d’un manuel de métrologie (Fig. 7 et Fig. 8). C’est là un signe supplémentaire de l’importance que voue Thierry Chaput au sens et à l’intelligibilité de ce qui est montré. Mais ce n’est qu’en croisant ce constat avec l’article évoqué plus haut que l’on comprend que son intérêt pour les enjeux de la vulgarisation fait de lui un commissaire sensible à l’inquiétant hermétisme des outils informatiques. Son amour pour le graphisme et l’esthétique unique générée par la miniaturisation des composants électroniques et leur ordonnancement sur un circuit imprimé rentre en contradiction avec son admiration pour l’intelligence lisible des dispositifs analogiques ou mécaniques plus anciens. Il semble en fait qu’il avait compris très tôt que nous serions bientôt entourés d’objets dont la complexité nous condamne à les contempler sans les comprendre, tant ils sont les fruits d’une intrication qui peut être sentie mais jamais entièrement décelée. C’est pourquoi l’exposition supposée exclusivement progressiste est parfois teintée d’une nostalgie vis-à-vis de cette « belle lisibilité des relations de causalités5 » des objets pré-numériques.

Mais ne nous y trompons pas, après la lecture de son article du deuxième cahier du CCI, on ne peut que mieux comprendre à quel point l’intérêt et les compétences en informatique de Thierry Chaput impriment au sein de l’exposition une obsession pour la miniaturisation et la programmation. En somme il semble que ce soient bien ses connaissances mais aussi son penchant pour la question de la computation qui lui permettent de décortiquer aussi simplement le fonctionnement d’objets anciens.

Quatrième écart, horloge de chair

Parmi les détours que nous étudions, celui que nous allons aborder ici est certainement le plus éloigné du cœur de sujet de l’exposition. Avant même de se projeter dans le futur de l’horlogerie atomique, de dénoncer un rapport marchand au temps ou d’expliciter le fonctionnement des automates, Thierry Chaput aborde la chronobiologie dans une suite de panneaux intitulés Horloges biologiques. Il y fait figurer quelques informations issues de cette discipline biologique qui étudie les rythmes du vivant. Ces faits scientifiques sur le fonctionnement cyclique du corps humain sont listés dans une partie qu’il appelle L’homme horloge, afin certainement de comparer notre corps au fonctionnement des instruments qui seront exposés plus loin. Il faut dire que cette parenthèse est difficile à assumer dans un événement consacré aux techniques de comptage, et que son commissaire cherche par tous les moyens à raccorder ce hors-sujet au ton et au vocabulaire de l’exposition. Malgré le très peu de photographies sur ce passage de l’exposition (Fig. 9), on peut supposer, à l’aide du premier plan (Fig. 5) suggéré par Thierry Chaput, qu’il a voulu accorder une place de premier ordre aux rythmes biologiques en leur dédiant un chapitre entier et en les disposant dès l’entrée de l’exposition. Ce qui se vérifie dans un autre document (Fig. 10) décrivant l’ordre dans lequel les panneaux devaient être accrochés lors de l’itinérance de La mesure du temps.

Au bout du compte, ce détour par la biologie s’inscrit naturellement dans la description chronologique de l’exposition, aux côtés de « la mécanique céleste » comme origine partagée des premiers découpages du temps. Pourtant ce qui pousse Thierry Chaput à considérer la chronobiologie comme un passage obligé dans cette exposition tient peut-être plus à l’actualité de cette discipline. En effet, l’exposition s’inscrit dans une période de naissance de la chronobiologie qui suit les premières expériences hors du temps très médiatisées de Michel Siffre entre 1962 et 1977 et précède la découverte en 1984 de gènes horloges qui expriment les cadences responsables de nos rythmes biologiques. Le début des années soixante marquait déjà un regain d’intérêt pour l’étude des rythmes biologiques, que l’on doit à la première expérience en libre cours du spéléologue et aventurier français cité plus haut. Curieux des effets qu’aurait un isolement prolongé sur son organisme et son mental, il entreprend le 17 juillet 1962 de vivre reclus pendant deux mois au fond du gouffre de Scarasson dans le Marguareis à la frontière franco-italienne. Il attisera ainsi la curiosité de la Nasa qui réitérera avec lui l’expérience en 1977. Ainsi, les signes annonciateurs de l’existence d’une horloge biologique chez l’homme nécessiteront la création d’une discipline à part en biologie, la chronobiologie. Même si Thierry Chaput ne l’évoque pas directement dans l’exposition il semble bien que, par cette digression, il sache à quel point il est important de vouloir « comprendre l’homme pour un jour lui être utile6 », comme l’a écrit Michel Siffre.

Ajoutons quand même que le manque de considération pour la chronobiologie est toujours d’actualité et que de ce fait il est assez inespéré de trouver, si tôt dans l’histoire des expositions du CCI, un espace dédié à ce sujet, bien qu’il soit petit. On saisit alors une sensibilité propre au travail de Thierry Chaput, soucieux des effets que peuvent avoir nos environnements et nos habitudes sur le bien-être. Il participera d’ailleurs à l’élaboration de l’exposition Travail sous conditions, diagnostic et améliorations la même année que La mesure du temps, dans laquelle il s’intéresse aux facteurs complexes qui définissent les conditions d’exécution d’un travail :

Du point de vue physique : quels échanges existent entre la machine et son opérateur ? Comment le corps réagit-il au bruit, à la chaleur ; quels sont les efforts, les dépenses énergétiques ; quelles sont les situations dangereuses et pourquoi ? Du point de vue psychologique : comment sont perçus le travail et les bâtiments de travail7 ?

Dans cette résistance au sujet initial de l’événement, on peut projeter la capacité de Thierry Chaput à envisager la notion d’affect dans des domaines techniques qui en sont a priori très éloignés. Notamment parce qu’il va jusqu’à parler de perception du temps au même moment, basculant du côté des représentations psychosociales de son sujet dès l’entrée d’une exposition dont on serait en droit d’attendre des représentations techno-scientifiques :

Si l’homme peut concevoir qu’il existe un temps objectif, identique pour tous les individus, il n’en reste pas moins qu’il a une perception subjective du temps qui s’écoule. Pour un enfant de 5 ans, une année paraît beaucoup plus longue que pour un vieillard de 80 ans. […] L’homme passe par une brève période de développement, puis par une longue période d’achèvement et de déclin8.

Voir que Thierry Chaput était parfaitement conscient des paramètres qui conditionnent notre perception du temps et de l’espace rend plus absurde encore la retenue scénographique de l’exposition et vient corroborer l’hypothèse d’un travail sous contrainte. Il serait donc injuste que nous nous arrêtions à la forme de sa seconde exposition au sein du CCI pour conclure cette analyse. Ainsi nous pourrions simplement mettre en perspective ce travail à l’aide de la première (Sous le soleil autrement) ou de la dernière (Les Immatériaux) des expositions de Thierry Chaput au Centre de création industrielle. Expositions à travers lesquelles il a pu exprimer pleinement sa sensibilité au conditionnement scénographique des visiteurs.

Le commissariat selon Thierry Chaput

Un an avant La mesure du temps, Thierry Chaput organisait sur la terrasse du quatrième étage du centre Georges-Pompidou sa première exposition en tant que membre du CCI. Cette terrasse n’avait alors pas fait l’objet d’une programmation depuis la création du bâtiment. Si cette exposition avait lieu en extérieur, c’est précisément parce qu’elle traitait des applications domestiques de l’énergie solaire. Bien qu’assez courte, Sous le soleil autrement déploie des moyens scénographiques impressionnants pour réfuter l’impraticabilité de l’énergie solaire. L’installation de véritables panneaux solaires sur la façade sud du centre donnait lieu à une mesure de l’énergie produite en temps réel et de son potentiel dans des applications domestiques à travers les objets capables de l’exploiter (Fig. 11). « Le matériel d’exploitation domestique de l’énergie solaire existe et l’exposition tend à démontrer la viabilité des systèmes et des installations proposés au public8. » Au-delà de son aspect promotionnel, l’exposition était donc l’occasion d’une véritable mise à l’épreuve de la technologie qu’elle décrivait. Afin de recréer l’expérience d’un cadre domestique, une cuisine solaire fonctionnelle était installée sur la terrasse (Fig. 12) où chaises, tables, téléviseurs et tous supports de communication avaient été peints et encadrés en blanc pour encenser la lumière du soleil. Même lors de l’itinérance des seuls panneaux de l’exposition, celle-ci avait su trouver une forme cohérente en parcourant la France sur une péniche. Ainsi en regardant cette première exposition on vérifie, sous une forme manifeste cette fois, la capacité de Thierry Chaput à transformer un événement de promotion et de vulgarisation technologique en une expérience (on entend ici par l’ambiguïté du terme expérience à la fois l’exploitation sensorielle des spécificités d’un lieu et la mise en présence d’une technologie à évaluer). Il semble donc qu’avec cette première exposition au CCI, Thierry Chaput ait déjà conscience de la légitimité de ces technologies alternatives ou marginales mais aussi de leur potentiel esthétique qui nécessite justement de donner de la visibilité à ces dispositifs techniques toujours plus invisibles aux yeux du tout-venant. Aussi, sa sensibilité pour les concepts de miniaturisation, de conditionnement, de changement de paradigme dans notre rapport au temps ou d’esthétique électronique trouvera tout son aboutissement dans la colossale exposition Les Immatériaux en 1985 aux côtés de Jean-François Lyotard.

Il existe donc indéniablement dans d’autres expositions de ce commissaire de très forts partis pris scénographiques tournés vers l’expérience de la visite. D’ailleurs, plus on le constate plus La mesure du temps fait figure d’exception prudente dans le parcours de Thierry Chaput. Mais nous l’avons vu, il est possible de retrouver, même à travers le peu de représentations qui y subsistent, ses motivations les plus personnelles dans ses plus modestes travaux. Nous avons, en fait, à travers ce texte fait l’épreuve de l’analyse d’une exposition discrète et à la forme retenue en considérant ses plus petits reliefs comme des indices à suivre pour percer à jour les intentions de son auteur. Il faut dire que le premier contact avec les traces de cet événement laisse songeur sur le peu d’intérêt que devait avoir sa forme itinérante. Pourquoi faire une exposition si elle n’a pas de scénographie ou de collection propre ? Certes, on l’a vu, elle peut se faire l’occasion d’une expérimentation comme c’était le cas avec Sous le soleil autrement. Mais les expositions en panneaux itinérants du type de celle que nous avons étudiée ici, semblent plus être le fruit d’une volonté de diffusion rapide des connaissances. Pourtant, une telle volonté suffit-elle à justifier la programmation de ce type d’événement au sein du CCI ? Même si la volonté est louable, répondre positivement à cette question implique de définir l’intérêt d’une exposition ailleurs que dans sa collection ou sa capacité à faire œuvre. On pourrait supposer que le but du CCI n’était, semble-t-il, pas seulement de rassembler un public mais aussi des champs de la connaissance en des lieux et des temps ponctuels. Mais peut-être ce type d’exposition trouve-t-elle tout son sens au-delà même de l’enjeu de la vulgarisation, avec un certain intérêt systématique pour le marginal : on ne peut condamner l’exposition à montrer ce qui est déjà connu car elle peut aussi être le moyen pour un public de faire connaissance avec les inmontrés de leur époque. Même si telle ou telle exposition n’a pas les moyens ou la volonté d’être une œuvre globale et même si elle aborde un sujet éloigné de l’intérêt initial du public, elle mérite d’exister pour que l’envers du décor de nos sociétés ne soit pas seulement décrit et pensé mais aussi mis en présence d’un lieu pour être traversé. On imagine très bien que l’idée d’exposer des créations industrielles (qui est la raison même de la création du CCI) rentre dans le cadre de cette marginalité. Ainsi, Thierry Chaput en faisant preuve de polyvalence au sein du CCI nous pousse à reconnaître la valeur d’une exposition au-delà de l’expérience du visiteur pour ses qualités d’observation, de prévention et de diffusion des connaissances. En qualité de commissaire il semble être de ceux qui savent aussi bien faire des expositions dont on sort en ayant vécu quelque chose que celles dont on sort en ayant compris quelque chose. C’est pourquoi, même dans un projet de moindre envergure comme celui que nous avons étudié ici, il s’évertue à montrer que la question de la mesure du temps est inséparable de celle de sa perception. Aussi pourrons-nous conclure que les nombreuses contraintes qui étaient pour lui autant d’empêchements au moment de la création de l’exposition deviennent plus tard et pour nous des moyens de reconnaître ce qui a fait la spécificité des démarches d’un commissaire. Comprenons bien que la création d’une exposition est toujours un choix et donc nécessairement une contrainte par principe. Mais c’est sous des contraintes extérieures plus nombreuses que le choix de ce qui est dit et montré prend une dimension créative, car ce qui survit à l’épreuve de cette synthèse, c’est l’exposition.

Bibliographie

Ouvrages

CHAPUT, Thierry et André HATALA. « Écrire. (Avec quel stylo ?) »Cree, janvier-février 1974, n° 26, p. 38-43.

CHAPUT, Thierry et Nicole GAUZIT. Document préparatoire à La mesure du temps. Paris : Centre Georges-Pompidou, 1979 (CMP 94033355).

CHAPUT, Thierry. Revue de presse, Sous le soleil autrement, les applications domestiques de l’énergie solaire. Paris : Centre Georges-Pompidou, 1978 (RP 2011019).

CHAPUT, Thierry. Communiqué de presse, La mesure du temps. Paris : Centre Georges-Pompidou, 1979 (CMP 2007101).

CHAPUT, Thierry. Présentation de Le travail sous conditions. Paris : Centre Georges-Pompidou, 1979 (CMP 2007089).

CHAPUT, Thierry. « Micro-esthétique en désordre ». Cahiers du CCI, n° 2, 1986, p. 93-96.

CHAPUT, Thierry. « From Socrates to Intel: The Chaos of Microaesthetics », in Jack THACKARA (dir.). Design after Modernism. Londres : Thames & Hudson, 1988.

CHAPUT, Thierry. Catalogue d’exposition, Sous le soleil autrement : les applications domestiques de l’énergie solaire. Paris : Bibliothèque Kandinsky, 1978 (1978 PARIS 108).

DUFRÊNE, Bernadette. Centre Pompidou, trente ans d’histoire. Paris : Centre Georges-Pompidou, 2007.

SIFFRE, Michel. Hors du temps. L’expérience du 16 juillet 1962 au fond du gouffre de Scarasson par celui qui l’a vécue. Paris : Julliard, 1963.


  1. Thierry CHAPUT. La mesure du temps, texte des panneaux. Paris : Centre Georges-Pompidou, 1979, p. 19.↩︎

  2. Thierry CHAPUT. « Micro-esthétique en désordre ». Cahier du CCI, n° 2, Design : actualités fin de siècle, 1986, p. 93-96.↩︎

  3. Thierry CHAPUT. La mesure du temps, texte des panneaux. Paris : Centre Georges-Pompidou, 1979, p. 9.↩︎

  4. Ibidem.↩︎

  5. Thierry CHAPUT. « Micro-esthétique en désordre », art. cité, p. 93.↩︎

  6. Michel SIFFRE. Hors du temps. L’expérience du 16 juillet 1962 au fond du gouffre de Scarasson par celui qui l’a vécue. Paris : Julliard, 1963, p. 297.↩︎

  7. Thierry CHAPUT. Présentation de Le travail sous conditions. Paris : Centre Georges-Pompidou, 1979.↩︎

  8. Thierry CHAPUT. La mesure du temps, texte des panneaux. Paris : Centre Georges-Pompidou, 1979, p. 5.↩︎