« Pioneering in co-op programs », conférence donnée à l’occasion de la 20e International Design Conference Aspen (IDCA), jeudi 19 juin 1970. Traduit de l’américain par Frédérique Entrialgo.
Ma participation à ces conférences est une expérience nouvelle pour moi. Je dois reconnaître qu’Aspen est un des plus beaux jardins du monde. Quand on m’a demandé à mon arrivée si j’étais déjà venue à Aspen, j’ai avoué franchement que je n’en avais jamais entendu parler. C’est un endroit fantastique et les quelques jours que j’ai passés ici m’ont permis de comprendre comment la beauté d’un lieu, la chaleur d’un accueil et la convivialité peuvent agir sur nos manières de voir la vie.
Mais ce cadre est très éloigné de la saleté, de la crasse, de la pauvreté et des problèmes que rencontre la population du ghetto où je travaille chaque jour. Les habitants du quartier d’Harlem doivent constamment lutter pour leur simple survie. Le contraste est effrayant. Beaucoup de participants, que j’ai rencontrés ici à Aspen, vivent dans un autre monde. Ils n’ont aucune idée de ce à quoi la vie ressemble dans cette autre facette des États-Unis. Ils se bercent d’illusions dans un monde rêvé et dans une fausse perception de sécurité intérieure. Ils ne se soucient plus ni des gens en tant qu’êtres humains ni du besoin désespéré de développement des habitants de ce pays.
Beaucoup de conférenciers représentent de grandes entreprises qui concentrent la majeure partie du pouvoir et des ressources matérielles de ce pays. Le temps est venu qu’aux États-Unis, le tout-puissant monde des affaires soit rappelé à une réalité : il ne rend pas à la population des ghettos ce qu’il lui prend. Je dois donc me demander si ce groupe est vraiment sérieux lorsqu’il affirme vouloir changer l’environnement par le design pour tous les citoyens de ce pays.
L’environnement, c’est les gens. Les gens et leur épanouissement sont une part essentielle de tout programme visant à faire évoluer le cadre de vie aux États-Unis. On ne peut pas concevoir ce type de changement sans s’intéresser profondément et véritablement à tous ceux qui composent une large part de ce pays.
Vous lisez dans les journaux et voyez sur les écrans de télévision tous les pires aspects de nos ghettos – comme les explosions de colère d’habitants frustrés qui se révoltent contre l’absence de ramassage des ordures pendant quatre semaines. Certains d’entre vous pourraient même nous considérer comme une bande de parasites, une épine dans le pied des designers, des urbanistes et des architectes. Vous râlez parce que notre présence dans les quartiers du centre-ville vous empêche de travailler tranquillement derrière vos jolies planches à dessin.
Les habitants des ghettos sont des gens magnifiques. Beaucoup d’entre eux, malgré leur pauvreté, s’impliquent totalement pour enclencher des changements constructifs dans leur vie et dans leur quartier. Mais ils sont écœurés et fatigués de toujours se faire avoir par le système et des structures de pouvoir. Ils ont l’impression que les professionnels du design et de l’aménagement du territoire se servent de leurs problèmes et de leurs horribles conditions de vie pour obtenir des subventions, des fonds gouvernementaux et des exonérations de taxe, sans aucun souci réel de les améliorer ou de les atténuer.
Je me suis impliquée dans le mouvement pionnier du programme co-op, auprès des personnes qui agissent pour un changement bénéfique de leur vie et de leur quartier, parce que j’ai le sentiment que les professionnels, les politiciens et les soi-disant leaders noirs ont laissé tomber les habitants du ghetto. Il faut qu’aujourd’hui vous compreniez des faits qui pourraient vous surprendre. Les habitants du ghetto sont des êtres humains. Ils ont des qualités humaines. Ils veulent contribuer de manière constructive à résoudre certains problèmes graves des centres-villes. Et oui, ils ont des droits légaux – qui ne se réduisent pas à l’intégration, aux droits civils et à l’augmentation des prestations sociales.
Les habitants du ghetto en ont marre. Les jeunes du ghetto en ont marre ! Les mères isolées en ont marre ! Les pères sans travail et sans diplôme n’en peuvent plus ! Si mes frères et sœurs du ghetto ne vous transmettent pas ce message, alors ils ne disent pas les choses telles qu’elles sont. Ou alors vous ne les laissez pas vous les dire aussi franchement. Et souvenez-vous, et n’oubliez jamais, que donner un gros chèque de fin de mois à quelques Noirs ne change rien pour le reste de tous les autres Noirs.
Auditeurs, auditrices, vous devez bien comprendre cela. S’il vous plaît, remportez avec vous dans votre quartier, dans votre entreprise, l’idée que nous vivons un jour nouveau. Les choses doivent changer. Nous devrons tous donner un peu à ce pays pour qu’il en reste quelque chose. Nous ne pouvons tout simplement pas tolérer ou nous autoriser à laisser faire, jour après jour, cette polarisation rampante, résultat d’une situation économique injuste. On doit arrêter de rejeter la faute sur Washington, sur les politiciens, sur les syndicats, sur les autres. Nous devons admettre que nous sommes individuellement responsables de sa progression, ne serait-ce que parce que nous ne parvenons pas à nous exprimer contre cela.
Bien sûr, il y a des racistes parmi nous, sinon plus encore de partisans de Wallace et d’Addonizio1 qui utilisent le racisme pour gagner des voix. Mais le gros problème aux États-Unis aujourd’hui est que nous sommes individuellement égoïstes et égocentriques. On se fiche complètement des autres et de leurs problèmes. Nous ne parvenons plus à tendre la main.
Un changement radical s’est produit à Harlem parce que des citoyens se sont organisés et ont utilisé collectivement leur propre green power et leurs qualités humaines pour résoudre les problèmes de leur quartier. Les résultats obtenus à court terme par ce mouvement ont été immenses. Ce devrait être une leçon pour l’Amérique tout entière.
En 1967, les habitants de ce quartier en ruine ont rejeté un programme d’aménagement qui proposait de construire onze projets de bâtiments à loyers modérés portés par le gang des hard hats de Peter Brennan2, comme unique solution aux problèmes de logement de leur quartier. Les habitants noirs et portoricains en avaient assez d’être toujours exclus des perspectives d’emploi que ces projets de construction généraient dans leur quartier.
Ils ont créé leur propre « conseil du logement » qui fut alors reconnu par la ville et le gouvernement fédéral comme le vecteur légal de contribution de la population du quartier aux programmes de renouvellement urbain. Ce conseil de quartier a fait en sorte que les résidents puissent assister aux réunions de la City Planning Commission et du Board of Estimate où des décisions importantes seraient prises concernant les difficultés de leur quartier. Ce qui jusque-là était caché se révélait. La participation organisée et constructive des habitants du ghetto devenait réalité et l’action pour le meilleur commençait.
En juin 1968, avec 250 000 $ récoltés de leur poche, les habitants du quartier ont créé et ouvert avec succès un supermarché coopératif détenu, exploité et contrôlé par eux-mêmes. Il comblait aussi le besoin désespéré du quartier d’avoir accès à une nourriture de qualité, à des prix abordables, et a offert des emplois et des stages pour ses habitants. Il a apporté aux personnes noires la fierté et la dignité dont elles avaient trop longtemps été privées.
En plus de ces deux organismes de quartier, ils ont formé par la suite une société de promotion immobilière qui a demandé le financement d’un projet de construction de 384 unités de logement dans le quartier à des niveaux de loyers abordables pour ses habitants. Par ailleurs, dans le cadre de ce projet de logement, ils ont aussi construit un autre supermarché coopératif. Ils ont pu obtenir un plan hypothécaire FHA 236 de 11 300 000 dollars pour financer le projet de logements. La taille et le nombre des pièces correspondra à leurs besoins parce que l’architecte aura conçu et dessiné le projet avec eux et pour eux.
De plus, ils ont aussi fondé une société coopérative de construction qui servira de relais pour utiliser les forces vives des habitants du quartier, qui ont des compétences dans les métiers du bâtiment mais qui sont toujours écartés des opportunités offertes par les programmes d’offre d’emploi liés à ces projets. Une grande entreprise de construction reconnue s’est associée à la coopérative pour un contrat d’un total de 8 millions de dollars consacrés au projet de construction. Elle apportera l’expertise, la solidité financière et l’expérience nécessaires aux exigences fédérales dans le domaine du bâtiment.
Ces projets apportent et vont continuer d’apporter de nouvelles conditions de vie aux habitants de ces ghettos. J’admire profondément le dévouement et l’engagement de ces résidents, leur esprit précurseur dans les manières de monter des coopératives qui entraînent des changements positifs dans leur vie et dans leur quartier. Comme l’une des habitantes l’a dit lors de la réunion de mercredi dernier : « C’est presque trop beau pour être vrai. Je ne pensais pas pouvoir être encore là pour vivre ce moment. On nous fait des promesses depuis des années, mais rien n’a jamais été fait pour résoudre nos problèmes. » Ils ont réellement changé les choses dans leur propre cadre de vie, là où les professionnels les avaient laissés tomber.
Je ne suis pas entrée dans cette description détaillée de la manière dont s’en sont sortis les habitants de 40 blocs d’un quartier délabré de Harlem pour servir mes propres intérêts ou raconter le petit rôle que j’ai joué dans leur projet. Il serait vain pour moi de croire que ce fait isolé est la solution globale à la destruction qui ronge ce grand pays. Mais, en vous parlant de cet exemple aujourd’hui, j’ai l’espoir de poser une base à partir de laquelle, avec toutes vos compétences et vos moyens, vous pourrez commencer à penser à des actions de groupe consacrées à la résolution de certains des graves problèmes auxquels ce pays doit faire face.
Avec tout le respect pour les professionnels aguerris que nous sommes – Noirs et Blancs –, nous ne sommes pas réalistes dans la manière dont nous essayons de résoudre nos problèmes. Les Noirs, les Portoricains, les Mexicains et les Indiens pauvres trouveraient extrêmement difficile, voire impossible, de se reconnaître dans notre approche du changement environnemental, dans les problèmes de pollution de l’air et de l’eau, le contrôle de la circulation automobile de masse, l’écologie et autres, qui constituent les principaux sujets de discussion à cette conférence. Vous devez commencer à comprendre que ce sont des problèmes qui relèvent des valeurs et des standards de la bourgeoisie blanche. Vous ne pouvez pas et ne pourrez jamais y intéresser tout le monde à moins de vous intéresser vous-mêmes aux problèmes qui mettent en jeu leur simple survie.
Si, en tant que fers-de-lance du changement environnemental, vous voulez être honnêtes et sincères et mettre vos talents et vos moyens au service de la résolution de ces problèmes, comme Stewart Udall3 l’a déclaré lundi, vous commencez dans le pire lieu pour le faire. Une révolution environnementale ne peut s’initier dans un espace aussi limité. Elle doit commencer là où les conditions sont les pires – les quartiers pauvres de ce pays –, et s’intéresser aux gens et au développement de leurs capacités. En réalité, ce sont plutôt les habitants du ghetto de Harlem qui ont entamé leur propre révolution environnementale – ils font leurs propres trucs – en dépit de l’absence de designers et d’urbanistes professionnels. Ils ne peuvent pas se sentir concernés par des choses comme l’air pur, l’eau pure ou l’écologie. Imaginez ce qui pourrait être accompli par votre expertise, le poids de vos richesses et de vos expériences combinées, liées à un groupe d’habitants du ghetto. Ces gens sont des êtres humains, bien que leurs moyens soient limités, et ils doivent pouvoir comprendre et s’identifier à tous les efforts qui seront faits pour améliorer leur vie quotidienne.
Vous avez de plus l’arrogance de croire que vous pouvez résoudre de grands problèmes nationaux, qui impliquent la vie et les modes de vie des gens, en restant dans votre petit monde confortable du design. Demandons-nous pourquoi ce pays est plus divisé aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été dans toute son histoire ! Tirons-nous parti de nos belles techniques et de nos technologies scientifiques ? Ce que nous avons à faire est d’utiliser le pouvoir de détermination de groupes tels que le vôtre pour définir des priorités nationales auxquelles les gens pourront s’identifier et dans lesquelles ils pourront utiliser leur potentiel pour avancer avec force, plutôt que de trébucher sans cesse sur nos trajectoires égoïstes.
Tout mouvement environnemental sincère signifie aujourd’hui inclure les personnes et leur potentiel à tous les niveaux de la société. C’est bien plus que de chercher à diminuer la pollution de l’air et de l’eau ou à mieux éliminer les déchets. Cela doit inclure toutes les vies, tous les humains, toutes les activités. Il est vital de prendre la direction d’un changement significatif de la qualité du cadre de vie de tous. Cela doit impliquer d’améliorer la qualité de vie économique de tous les citoyens quelle que soit leur couleur de peau. Pour faire de grandes avancées dans l’action vers un changement radical, nous devons assembler différemment les composants de notre économie. Nous sommes condamnés à l’échec si nous ne le faisons pas.
Les designers professionnels peuvent entraîner un changement environnemental simplement en redirigeant leur énergie et leurs idées vers ce que sont vraiment le progrès et la croissance. Il faut regarder cela en face. Vous avez abandonné les villes et les quartiers défavorisés qui ont vraiment besoin de vos talents et de vos moyens. Oui, je sais, certains d’entre vous ont gaspillé leur talent en essayant de concevoir des villes entières sans tenir compte des personnes qui y vivaient et de leurs problèmes économiques. Une bonne manière de faire du design est de faire des projets avec les gens qui ont besoin de ces projets. Sinon, le travail des designers est perdu parce qu’il n’est pas respecté par les gens et ne fait que créer des problèmes pour eux-mêmes et pour les autres. Pour le progrès et le changement, vous, designers, devez permettre aux gens de prendre part aux processus de design qui les concernent. Ils doivent davantage être en mesure de s’autodéterminer et de se diriger eux-mêmes. Vous devez redéfinir et étudier votre rôle dans cette révolution environnementale.
Qu’est-ce que ça me rapporte ? C’est la grande question que vous devez vous poser maintenant. Bien sûr, nous sommes des êtres humains égoïstes et autocentrés. Pourtant, la réponse est simple. Les hommes et les femmes qui ont commencé à revendiquer leur droit individuel à l’auto-détermination et à définir eux-mêmes les droits de leur groupe ont besoin d’une véritable assistance professionnelle pour atteindre leurs buts. Les retours que vous pouvez obtenir et que vous obtiendrez de toute assistance que vous leur porterez dans cette direction seront pour vous incommensurables. Vous seriez vraiment créatifs et imaginatifs… Vous rendriez vraiment un service, et sans aucun doute, vous pourrez obtenir en retour des commandes générées par vos succès.
Mais vous devez dévier de votre trajectoire actuelle de programmes de re-design matériel qui correspondent à des problèmes et à des valeurs bourgeoises. Vous devez impliquer les gens, et les problèmes des gens ainsi que le développement de leurs compétences dans votre révolution environnementale.
Vos plans techniques sophistiqués de développement des quartiers des centres-villes ne servent à rien si vous n’obtenez pas le support actif des citoyens de ces quartiers et ne planifiez pas avec eux. J’attire votre attention sur le fait qu’ils s’intéressent à votre soutien et insistent pour l’obtenir afin que vous les aidiez à utiliser au mieux leurs compétences dans tous les projets. Cela ne signifie pas qu’il faut juste inscrire de faux employés noirs en trompe-l’œil sur vos fiches de paie. Cette méthode ne fonctionne juste plus.
L’actuel groupe sélectif et fermé connu sous le nom de syndicat devrait vous inciter, vous, les professionnels, à laisser pourrir tous vos jolis plans dans la poussière à moins qu’ils ne permettent aux Noirs et aux Portoricains de prendre part à l’action. Vous savez que ce qu’ils font est illégal et extrêmement injuste. Dénoncez-le, vous le devez, et joignez vos forces à celles des Noirs pour mettre fin à ce non-sens.
Les chantiers de construction lancés à New York ces dernières années sont sur le point de s’arrêter à cause de cette impasse. Les Noirs et les Portoricains persistent dans leur détermination à se faire entendre. Car après tout, ils n’obtiennent jamais les emplois espérés et peuvent davantage se permettre de tenir bon que les hard hats et leurs problèmes bourgeois de paiement des échéances de prêts hypothécaires de leur nouvelle maison en banlieue. La crise du logement n’ira pas mieux, elle s’empirera, à moins que vous n’y fassiez quelque chose.
De plus, les lois fédérales sont maintenant du côté des habitants de ces quartiers. La disponibilité des fonds pour le renouvellement de la ville repose sur le fait qu’elle implique les habitants. Les habitants sont prêts à collaborer avec vous et à continuer à avancer pour changer leur cadre de vie.
Ce que j’ai tenté de démontrer ici aujourd’hui, c’est comment les habitants du quartier sont déterminés à s’en sortir de manière constructive. La violence et la polarisation croissantes ne sont pas dues à des demandes injustifiées et déraisonnables de la part de personnes noires pauvres et non éduquées. Ces dernières ne font que persister dans leurs objectifs de développement économique qui résulte du développement matériel de leur quartier.
Alors la grande question est : est-ce que vous allez continuer à travailler dans vos petites tours d’ivoire, à faire des projets de design, en vous efforçant de vous protéger de ces graves problèmes humains qui peuvent à terme détruire notre pays ? J’affirme que, en tant qu’Américains impliqués et concernés, vous ne pouvez pas vous le permettre. C’est une décision que vous devez prendre.
George Wallace (1919–1998), homme politique sudiste, gouverneur à quatre reprises de l’Alabama ; Hugh Joseph Addonizio (1914–1981), membre du parti démocrate et maire de Newark (New Jersey), condamné à dix ans de prison pour corruption. (NdE)↩︎
Peter Joseph Brennan (1918–1996) est un homme politique américain, membre du parti démocrate et président des Building and Construction Trades Council of Greater New York, dont l’un des emblèmes est le casque de chantier (hard hat). (NdE)↩︎
Stewart Lee Udall (1920–2010), secrétaire américain à l’Intérieur sous les administrations Kennedy et Johnson. Il interviendra cette même année aux Conférences d’Aspen avec une communication intitulée « The Environment Revolution: What It’s About. Where It’s Going », dans laquelle il dénonce l’euphorie techno-futuriste et où il invite à une nouvelle prise de conscience écologique. (NdE)↩︎