In On n’y voit rien. Descriptions. Chap. 1. Paris : Gallimard, « Folio essais », 2000, p. 11-27. © Éditions Denoël, 2000, 2005.
Cara Giulia,
Cette lettre, un peu longue, risque de t’étonner, de t’irriter même peut-être. J’espère que tu ne m’en voudras pas, mais il faut que je te l’écrive. Comme je te l’ai trop vite dit, je n’arrive pas à comprendre comment il t’arrive parfois de regarder la peinture de façon à ne pas voir ce que le peintre et le tableau te montrent. Nous avons la même passion pour la peinture ; comment se fait-il qu’au moment d’interpréter certaines œuvres, nous puissions être aussi loin l’un de l’autre ? Je ne prétends pas que les œuvres n’auraient qu’un seul sens et qu’il n’y en aurait donc qu’une seule « bonne » interprétation. Ça, c’est Gombrich qui l’a dit, et tu sais ce que j’en pense. Non, ce qui me préoccupe, c’est plutôt le type d’écran (fait de textes, de citations et de références extérieures) que tu sembles à tout prix, à certains moments, vouloir interposer entre toi et l’œuvre, une sorte de filtre solaire qui te protégerait de l’éclat de l’œuvre et préserverait les habitudes acquises dans lesquelles se fonde et se reconnaît notre communauté académique. Ce n’est pas la première fois que nous n’avons pas le même avis mais, cette fois, je t’écris. Je n’espère pas vraiment te convaincre mais, peut-être, te faire t’interroger et faire vaciller ce qui a l’air d’être pour toi des certitudes et qui, pour moi, t’aveugle.
Je laisse de côté le Psyché et Cupidon de Zucchi. Il y aurait beaucoup à dire, tu peux l’imaginer, après la lecture que tu en as proposée le mois dernier. Ce sera pour une autre occasion peut-être. Je ne te parlerai que de ton intervention sur le Mars et Vénus surpris par Vulcain de Tintoret (Fig. 1). Plusieurs fois, tu as touché juste et tu m’as fait voir ce que je n’avais pas vu. Par exemple, tu as raison de dire que Vulcain, penché au-dessus du lit et du corps nu de Vénus, évoque un satyre découvrant une nymphe. J’aime cette idée du désir inopiné du mari devant le beau corps de sa femme. Mais j’en tire, tu le verras, des conclusions très différentes des tiennes. De même, quand tu dis que l’érotisme de ce corps, généreusement offert au regard, incite les femmes qui regarderaient le tableau à s’identifier à la déesse de l’amour, ta conclusion commence bien. Mais quand, ensuite, sous le prétexte que seul Vulcain serait digne, alors que Vénus serait honteuse et Mars ridicule, tu estimes que cette incitation est morale, que Tintoret exploite les pouvoirs de l’image et les séductions de son pinceau pour canaliser le désir féminin (ce ne sont pas tes termes, mais c’est à peu près ça), je ne te suis plus. Tu affirmes, par exemple, que Vénus cherche à couvrir sa nudité surprise ; mais qu’est-ce qui te dit qu’elle ne la dévoile pas au contraire, cette nudité, pour séduire Vulcain ? Pourquoi n’y aurait-il pas de l’humour dans ce tableau ? J’ai l’impression que, toi, si rieuse d’habitude, tu n’as pas voulu faire joyeusement de l’histoire de l’art. Comme si c’était un devoir professionnel de ne pas rire, ni même sourire. Ce ne serait pas sérieux. Serio ludere, « jouer sérieusement », tu connais pourtant ce proverbe de la Renaissance, et son goût pour le rire et le paradoxe. On dirait que, pour être sérieuse, tu devrais te prendre au sérieux, être seriosa et non seria comme vous dites en italien, montrer patte blanche à ces gardiens de cimetière qui se drapent dans la prétendue dignité de leur discipline et, au nom d’un triste savoir, veulent qu’on ne rie jamais devant la peinture. Toi, Giulia, seriosa ? Par pitié !
Alors, si tu n’as pas déjà jeté cette lettre, je reprends tout de zéro. Je suis bien d’accord que, dans ce tableau, Tintoret a traité de façon inattendue le thème rebattu de Mars et Vénus surpris par Vulcain. D’habitude, Mars et Vénus sont nus, couchés dans le lit de l’adultère, pris dans le filet que Vulcain, averti par Apollon, a fait tomber sur eux. Rien de tout cela dans le tableau conservé à Munich. Vénus est nue, c’est sûr, et elle est bien étendue sur le lit. Mais elle y est seule ; Mars s’est réfugié sous la table, en armure, casque en tête, tandis que Vulcain, un genou sur le lit, soulève le léger tissu qui dissimule le sexe de sa femme. À côté, sous la fenêtre, dans un berceau, Cupidon s’est abandonné au sommeil. On n’a jamais vu et on ne verra jamais plus ce thème traité de la sorte. D’après toi, en le représentant de façon aussi paradoxale, Tintoret aurait voulu, par un contre-exemple, exalter les mérites de la fidélité conjugale. Ce ne serait pas la première fois que l’adultère de Vénus serait exploité pour faire peur aux jeunes mariées. J’en conviens. À l’appui de ta thèse, tu invoques les nombreux textes publiés à Venise pour condamner l’adultère et les images érotiques. Je deviens perplexe. Ce n’est pas parce que ces textes existent, ce n’est même pas parce qu’ils auraient été publiés en même temps que le tableau était peint qu’ils contribuent nécessairement à expliquer ce tableau. Ce serait trop simple.
Il peut exister, au même moment dans une même société, des points de vue ou des attitudes contradictoires. Tu le sais aussi bien que moi. Pour appuyer ton point de vue, tu es allée jusqu’à suggérer que le tableau pourrait faire allusion à un épisode de la vie privée de Tintoret et s’adresser à sa jeune épouse. Là, tu vas décidément trop loin. D’abord, nous ignorons tout d’un tel épisode et, si le tableau date à peu près de 1550 (c’est ce que tu as, toi-même, proposé), c’est sans doute l’année où Tintoret se marie, mais il a alors trente-deux ans. Ce n’est pas parce qu’il finira, près de quarante ans plus tard, par ressembler à son Vulcain qu’il faudrait y voir, déjà, un autoportrait déguisé, ni même son délégué dans le tableau. D’accord ?
Je viens au principal. Ton interprétation repose sur un principe simple, que tu as énoncé à peu près dans ces termes : le Mars et Vénus surpris par Vulcain de Tintoret n’est pas une représentation habituelle du thème, c’est donc une allégorie. C’est un peu court ! Tout ce qui est inhabituel n’est pas nécessairement allégorique. Ça peut être sophistiqué, paradoxal, parodique, je ne sais pas. Comique, par exemple. Tu as bien signalé que Mars était ridicule, à moitié caché sous la table avec son casque sur la tête. Mais tu t’es empressée de rabattre la dimension morale sur cette situation de vaudeville : d’après toi, la position ridicule de Mars rabaisserait l’amant pour mieux mettre en valeur la dignité mélancolique du vieux mari bafoué. Mais quelle dignité mélancolique ? Vulcain est tout aussi ridicule ! Regarde ! Que fait-il, au juste, ce mari bafoué ? Que cherche-t-il entre les cuisses de sa femme ? Quelles preuves ? Quelles traces Mars a-t-il bien pu laisser là ? Je n’insiste pas. Son geste et son regard me font plus penser à une polissonnerie de l’Arétin qu’à une exhortation morale. D’ailleurs, tel que Tintoret nous le présente, ce pauvre Vulcain n’est pas seulement boiteux : à force de taper sur son enclume, il a dû devenir sourd comme un pot. La preuve : il n’entend même pas le chien. Et, pourtant, il en fait du bruit, le cabot : il aboie tout ce qu’il peut pour indiquer où est Mars. Un vrai roquet. Mais Vulcain n’entend rien ! Tu devines pourquoi ? Ce n’est pas tellement qu’il soit sourd ; c’est qu’il pense à autre chose. À ce moment précis (et Tintoret a tout fait pour nous montrer qu’il représentait un instant), Vulcain oublie ce qu’il était venu chercher. Il est distrait. Ce qu’il voit là, entre les cuisses de sa femme, le rend aveugle (et sourd) à toute autre chose. Il ne voit plus que ça, il ne pense plus qu’à ça. Je n’invente rien. Il suffit de regarder dans le grand miroir qui est derrière lui pour voir ce qui va se passer, dans l’instant qui suit.
À propos, deux mots sur ce miroir. Tu n’as pas signalé qu’il était bizarrement placé. Non seulement il occulte en partie la fenêtre qui nous fait face, mais il est situé très bas, pratiquement à la hauteur du lit de Vénus et plus bas, en tout cas, que le berceau où dort Cupidon. En fait, si tu regardes bien, il n’est pas accroché au mur ; il doit être posé sur un meuble, dissimulé à nos yeux par la table sous laquelle Mars s’est caché. Mais qu’est-ce qu’il fait là ? À quoi peut-il servir, si bas placé ? À refléter les ébats de Vénus ? C’est bien possible. Je ne doute pas qu’on trouvait ce genre de dispositif à Venise au xvie siècle. Mais cette hypothèse nous éloigne encore plus d’une représentation moralisante. À moins qu’il ne s’agisse pas vraiment d’un miroir. Tu as dit qu’il pouvait s’agir du bouclier de Mars. Dans ce cas, c’est un drôle de bouclier. Ce n’est pas seulement sa taille qui me gêne (il est vraiment très grand), c’est surtout qu’il puisse servir de miroir. Je croyais que c’était le bouclier de Persée qui était lisse et poli, au point de pouvoir pétrifier Méduse. Il est vrai qu’Énée aussi avait un bouclier-miroir. Erasmus Weddigen le rappelle à propos de ce tableau. Fabriqué par les cyclopes, c’était un bouclier enchanté qui faisait apparaître sur sa surface le destin futur, grandiose, de Rome. Ce rapprochement est arbitraire (d’ailleurs, tu ne l’as pas évoqué) mais il me va. Parce que, justement, que voit-on dans le miroir-bouclier de Tintoret ? Tu n’as parlé que du reflet (mal visible) d’un second miroir, placé hors champ, de notre côté de la scène : ce serait le miroir de Vénus à sa toilette, posé au bord du lit et se reflétant dans le bouclier de Mars. (Belle image, soit dit en passant, du désir partagé : le miroir de l’une se reflétant dans le bouclier de l’autre et le transformant en miroir d’amour.) Weddigen parle aussi de ce miroir hors champ mais, puisque tu n’as rien dit de son texte, je laisse de côté la reconstruction optique qu’il propose et les conclusions qu’il en tire. Elles sont très éloignées des tiennes, mais peu importe. Pour toi, ce miroir que nous ne voyons pas, ce miroir caché permettrait à Vénus de voir Vulcain arriver par le fond alors même qu’elle tournerait le dos à la porte – et tu as brillamment opposé ce miroir, instrument de tromperie, à l’autre, posé contre le mur, miroir révélateur de vérité. Admettons. Mais de quelle vérité s’agit-il ?
Weddigen et toi parlez abondamment du reflet du miroir de Vénus dans le bouclier de Mars. Ce n’est pas moi qui vous reprocherai de vous intéresser à un détail à peine visible. Mais vous ne dites rien de ce qui se montre manifestement dans ce même bouclier : Vulcain de dos, penché sur le corps de Vénus. Pourtant, regarde mieux : c’est un reflet singulier, étrange, anormal. Car, de son action au plus près de Vénus à son reflet dans le miroir, Vulcain a changé de position. Regarde ! Au premier plan, il n’a que le genou droit sur le lit ; sa jambe gauche est tendue, un peu raide (normal, pour un boiteux), et son pied gauche repose sur le sol, assez loin du lit. Au contraire, dans le miroir, comme le montrait très bien le détail que tu as projeté, Vulcain semble avoir aussi le genou gauche (devenu son genou droit dans le reflet) posé sur le bord du lit. Je ne pense pas, mais pas du tout, que ce soit une maladresse ou une inattention du peintre. Au contraire, face à nous, bien en évidence, le miroir nous montre ce qui va se passer dans l’instant qui va suivre celui qui est représenté au premier plan du tableau : Vulcain va grimper sur le lit – et on imagine bien la suite. L’idée te paraît saugrenue ? Pas tellement : s’il s’agit du bouclier-miroir de Mars, il fonctionne comme celui d’Énée et montre le futur (proche) de cette scène de vaudeville. Et, si, comme tu le penses, c’est un miroir révélateur de vérité, il indique la leçon à tirer de la scène que nous voyons, la moralité de la fable. Reste à savoir de quelle vérité, de quelle moralité il s’agirait.
Qu’arrive-t-il en effet à Vulcain ? Il est venu interrompre les ébats (non entamés) de Vénus et de Mars. Cependant, au lieu d’écouter le chien, il va chercher entre les cuisses de sa femme la preuve de son infortune supposée mais, à ce que montre le miroir, ce qu’il voit là lui fait oublier tout le reste. Il est pris sous le charme du sexe de son épouse et se retrouve, c’est toi qui l’as dit, excité comme un satyre découvrant une nymphe. Weddigen évoque, lui, entre autres, Tarquin s’apprêtant à violer Lucrèce. Apparemment, le rapprochement est paradoxal – après tout, Vulcain et Vénus sont mariés et c’est elle l’infidèle. Mais c’est assez bien vu en fait, car l’emportement sexuel dans lequel se trouve pris Vulcain est très explicite dans le dessin préparatoire (Fig. 2) conservé à Berlin : en l’absence de Mars, de Cupidon et du chien, Vénus semble vouloir fuir tandis que Vulcain a tout l’air du violeur passant à l’acte. Dans le tableau, la mise en contexte de cette pose typique lui fait perdre sa violence explicite : Vulcain n’est plus (au premier plan) qu’un vieillard toujours vert (dans le miroir). Pour moi, ce décalage (exceptionnel) entre la scène et son reflet est essentiel à l’idée que Tintoret s’est faite de son tableau, à ce qu’on appelait son invenzione : il condense le nœud comique du tableau et la moralité qu’on peut tirer de la petite comédie imaginée par Tintoret à partir d’Ovide.
Parce que ce tableau est comique. Excuse-moi d’insister, Giulia, mais il le faut puisque l’idée ne t’a pas effleurée – et tant pis si je suis un peu lourd ! Mars est ridicule, caché sous la table comme l’amant dans le placard. Vulcain est comique, qui s’y laisse prendre une fois de plus, aveuglé par la fente de Vénus. Comique aussi, le roquet qui aboie avec rage en vain. Même Cupidon endormi est comique : épuisé par ses propres efforts, il s’est vaincu lui-même (ce n’est plus Omnia vincit Amor, mais Amorem vincit Amor). Le vase de verre posé sur le rebord de la fenêtre est plus subtil, parce que plus irrévérencieux sans doute : il fait sourire car il évoque irrésistiblement la transparence du vase virginal de Marie « qui-n’a-jamais-connu-d’homme ». Et même la construction perspective pourrait bien avoir un rôle comique latent : elle dramatise la scène en conduisant le regard vers la porte par où Vulcain est entré, mais elle mène, du même coup d’œil et dans un mouvement souligné par l’index pointé de Mars, vers un four manifestement éteint. Celui de Vulcain ? ou celui de Vénus, que Vulcain va devoir, après l’avoir refroidi par sa propre faute, s’employer à rallumer ?
Finalement, seule Vénus n’est pas vraiment drôle. Elle se trouve, sans doute, dans une situation inconfortable ; elle a risqué l’humiliation et le ridicule. Mais, une fois de plus et contrairement à ce que raconte Ovide, elle va s’en tirer au moindre effort – sinon au moindre prix : combien coûte une passe avec Vénus ? Quel cadeau va lui faire son mari satisfait ? En tout cas, ce n’est pas cette fois que Vulcain l’attrapera et fera rire tous les dieux à ses dépens. Occupé comme il va l’être, il ne verra ni n’entendra Mars sortir sur la pointe des pieds de son armure. Or, si cette fable a une moralité – grivoise, bien sûr, et machiste –, c’est là qu’elle réside : toutes les mêmes, ces femmes, des catins, des séductrices qui nous trompent, nous les hommes, qui exploitent notre aveuglement, qui se jouent de nous et de notre désir, qui nous mènent par le bout du nez (du sexe, en fait) et nous ramènent au rang soit de jeunes butors obligés de se cacher sous une table, soit de cocus contents.
Mes conclusions sont donc radicalement opposées aux tiennes. Tu vas me dire que tout cela est divertissant, joli, bien conduit, mais que ce n’est qu’une interprétation subjective, que je n’ai pas de texte pour justifier ce que j’avance. Erreur ! À cause de toi, grâce à toi, pour pouvoir t’écrire et que tu me prennes au sérieux, j’ai cherché des textes. Je n’ai pas mis longtemps à les trouver. Le mérite ne m’en revient pas, c’est Beverly Louise Brown qui évoque à propos de ce tableau les multiples textes hostiles au mariage, publiés alors à Venise dans la tradition de Juvénal, Boccace ou Érasme. Elle cite Anton Francesco Doni, Lodovico Dolce, mais aussi les farces, nouvelles et autres commedie erudite qui ne parlent que de couples mal assortis, de maris trompés et de cocus ridicules. Son article est impeccable et, franchement, le contexte qu’elle suggère me paraît plus pertinent, plus convaincant que les références que tu as invoquées de ton côté. Mais, à la limite, peu importe. Ce que je trouve plus significatif, c’est que je n’ai pas eu besoin de textes pour voir ce qui se passe dans le tableau. Les étudiants pourraient en témoigner : il y a longtemps que je le commente de cette façon. C’est peut-être là l’essentiel de ce qui nous sépare. On dirait que tu pars des textes, que tu as besoin de textes pour interpréter les tableaux, comme si tu ne faisais confiance ni à ton regard pour voir, ni aux tableaux pour te montrer, d’eux-mêmes, ce que le peintre a voulu exprimer.
Autre chose. Tu as voulu, à toute force, trouver un thème matrimonial dans ce tableau. Pourquoi pas ? Peindre un tableau contre le mariage, c’est encore traiter le thème matrimonial. Mais, toi, tu veux qu’un tableau « matrimonial » exalte le mariage. Ce n’est qu’une idée toute faite, conséquence néfaste de la manie (d’origine anglo-saxonne, me semble-t-il) de voir dans tous les tableaux de femmes nues des « tableaux de mariage ». Au départ, l’hypothèse n’était pas fausse et elle a donné de bons résultats. Dans la société chrétienne de la Renaissance, après tout, c’est le mariage qui légitime la sexualité. (Marguerite de Navarre dit qu’il est une « couverture ».) Avec la mythologie, c’est lui qui autorise le spectacle de la nudité. (Et encore…) Mais il ne faudrait pas simplifier. En 1550, la femme nue est banale, en peinture. C’est bien pour cela que l’Église commence à s’en préoccuper. Et puis, pour ce Mars et Vénus surpris par Vulcain, que sait-on de la destination du tableau ? Tu l’as dit toi-même : on ignore tout de son origine et des conditions de sa commande. Pour des raisons stylistiques, on le date maintenant de 1550 environ mais on ne sait toujours pas pour qui, ni à la demande de qui il a été peint. La pose de Cupidon faisant référence à un marbre de Michel-Ange possédé par les Gonzague de Mantoue, on suppose parfois que le tableau était destiné aux Gonzague. Mais il ne fait pas partie de la collection Gonzague vendue en 1623, et l’hypothèse reste donc très fragile. En fait, on ne sait rien sur le tableau avant 1682, quand il est vendu en Angleterre. Pire encore, comme le souligne aussi Beverly Louise Brown, il n’a laissé aucune trace dans les œuvres d’artistes contemporains. Autrement dit, à peine peint, il disparaît de la circulation. Étonnant tout de même, pour un tableau d’un tel maître… Faisons une hypothèse : et s’il avait été peint pour une grande courtisane de Venise, à la demande d’un de ses amants – pourquoi pas un jeune Gonzague ? Quand je t’ai proposé cette hypothèse, tu n’as pas voulu la retenir. Pourquoi ? Tu sais comme moi qu’à Venise certaines courtisanes étaient des femmes estimées, admirées, respectées – sauf par l’Église sans doute, mais certainement par certains ecclésiastiques. Est-ce qu’on doit imaginer qu’elles vivaient dans des chambres de bonne, dans de sordides maisons de passe ? Qu’il n’y avait aucun tableau dans les pièces où elles recevaient et, parfois, tenaient salon ? Je pense à la belle Tullia d’Aragon et je trouve que le Mars et Vénus surpris par Vulcain de Tintoret aurait été bien à sa place dans son salon, sa chambre ou son antichambre, qu’il en aurait satisfait le « decorum », comme on disait, et que tout le monde en aurait perçu sans hésiter la veine comique.
Tu n’es pas d’accord, je le sais, avec cette idée. Je n’ai ni texte ni documents d’archives pour prouver ce que j’avance et, donc, ce n’est pas historiquement sérieux. Mais je crains, moi, que ce sérieux historique ne ressemble de plus en plus au « politiquement correct », et je pense qu’il faut se battre contre cette pensée dominante, prétendument historienne, qui voudrait nous empêcher de penser et nous faire croire qu’il n’y a jamais eu de peintres « incorrects ». C’est le principe de l’iconographie classique qui, sinon, y perdrait son latin et ses certitudes. Jean Wirth a écrit là-dessus de jolies choses au début de son lmage médiévale.
Je ne sais pas si tu m’auras lu jusqu'au bout. Je l’espère : il n’y a qu’à toi que je pouvais envoyer une telle lettre. Je me rappelle que tu aimes, toi, remettre en cause les idées reçues – même quand ce sont les tiennes. Tu te souviens de notre discussion sur la Chambre des époux, la Camera degli sposi, de Mantegna ? Là aussi, déjà, nous n’étions pas d’accord. Et si c’était le mariage qui nous séparait ?
Con tanti abbracci vigorosi
L’Hospitalet, juillet 2000