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Nouvelle méthode d’approche. Le design pour la vie

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À partir de son expérience d'enseignant et de designer publicitaire, Moholy-Nagy propose à la fois une réflexion critique sur ce qu'est devenu le design –soumission à la logique mercantile– depuis les avant-gardes des années 1920-30, et une analyse des aspects essentiels qu'il est nécessaire de prendre en compte dans la conception et les conditions de fabrication. Découvrir les potentialités du système technique, les investir et concevoir ainsi de nouvelles formes adaptées aux conditions de l'époque : tel devrait être le travail du design. L'auteur repositionne les rôles et l'action du design dans une approche globale qui investit toutes les sphères individuelles et sociales. Son action est alors transversale et selon l'auteur, ne doit pas être une spécialité mais une attitude ouverte : « Le grand problème du design, c'est qu'il doit servir la vie ». Texte proposé et présenté par Annick Lantenois.

Le design industriel, un nouveau regard sur la vie

Nouvelle profession, le design industriel ne s’est pas encore suffisamment préoccupé d’analyser précisément les questions posées par la production industrielle, sa technologie, ses techniques de vente et de distribution. Si elle veut se stabiliser, la profession doit se pencher dès maintenant sur ces questions. Par le passé, les designers industriels qui se sont imposés dans ce pays étaient au départ scénographes, peintres ou architectes, c’est-à-dire des créateurs qui avaient mis leur imagination et leur invention au service d’une nouvelle esthétique dégagée de la tradition artisanale et fondée sur les possibilités nouvelles offertes par la production de masse. Plus un métier est ancien, plus sa mémoire paralyse l’imagination du designer. Il est plus simple de concevoir un nouveau produit qui soit fondé sur les dernières découvertes scientifiques et techniques que, par exemple, de tenter de réinventer d’autres modes de fabrication et des formes nouvelles dans le domaine d’un artisanat très ancien comme la poterie.

La forme, dit-on, « procède de la fonction » ; autrement dit, la forme d’un objet est définie par le travail auquel il est destiné. Après un million d’années d’empirisme, la nature a produit des formes bien adaptées à leur fonction. L’homme a suivi le même chemin, mais son histoire étant beaucoup plus courte, il n’a pas pu égaler l’abondance des formes fonctionnelles de la nature. L’ingéniosité de l’être humain n’en a cependant pas moins produit d’excellents résultats, en particulier à chaque moment de son histoire où il a su assimiler les nouvelles données scientifiques, technologiques, esthétiques de son époque. Il faut donc apporter un complément au vieil adage ; la forme ne procède pas seulement de la fonction, elle procède également des progrès de la technique et des arts ainsi que du contexte sociologique et économique d’une époque donnée, ou en tout cas elle devrait le faire.

Le design est profondément influencé et déterminé par les facteurs économiques. Il est par exemple fondamentalement différent en Amérique de ce qu’il est en Europe. Un pays comme les États-Unis, où abondent richesses, matières premières et ressources humaines, peut se permettre le gaspillage. L’économie américaine a ainsi intégré structurellement la rotation et le renouvellement rapide des produits de consommation, en déclarant les produits obsolètes bien avant qu’ils ne soient techniquement dépassés. Le design européen, au contraire, ayant pour cadre une civilisation ancienne et une économie aujourd’hui essentiellement exportatrice, s’efforce de produire des marchandises à durée de vie élevée et tente de préserver ses matières premières. Autrement dit, la vocation exportatrice de l’Europe exige que soit pris en considération le désir des consommateurs de dépenser moins et d’acheter moins fréquemment, car l’argent dépensé en importations représente une perte pour les économies nationales. On note actuellement aux États-Unis une tendance à accroître les exportations. Alors qu’il y a peu, le pays exportait surtout des capitaux, il est aujourd’hui dans l’obligation de rechercher des marchés à l’étranger afin de rentabiliser son potentiel de production et d’empêcher le chômage. La concurrence commerciale au niveau mondial conduira donc un jour ou l’autre l’Amérique à réviser sa théorie de l’« obsolescence forcée », qui veut qu’une marchandise soit remplacée par un nouveau modèle avant que le précédent ne soit devenu techniquement obsolète. Il est encore difficile d’évaluer quels bouleversements culturels, sociaux et économiques provoquera cette révision, mais d’ores et déjà une remarque s’impose : la théorie et la pratique de l’obsolescence artificielle ne pourront qu’entraîner, à long terme, une désagrégation culturelle et sociale, car elle détruit chez les individus le sens du qualitatif et la capacité de jugement. La continuité d’une culture vient de ce qu’elle a su accorder plus d’importance à la qualité qu’à la nouveauté. Or actuellement le designer, au lieu d’être poussé à défendre des valeurs visant à l’instauration d’une société organique, ce qui devrait être son objectif, sa responsabilité et son devoir, se voit forcé, dans une société où les « nouveautés » se succèdent rapidement et où les vendeurs et publicitaires sont rois, à satisfaire uniquement le goût du public pour le sensationnel et l’apparence de la nouveauté. Le « design » d’un produit n’est donc aujourd’hui trop souvent qu’un « habillage » simplement destiné à accélérer la vente. Sa caractéristique essentielle est d’être « différent », même si la fonction du produit reste inchangée. La tâche du designer consiste à donner un « style » ou une « ligne » à un produit déjà connu et à changer ce design aussi souvent que possible, cela pour le plus grand bénéfice du vendeur.

Soumis à la forte pression des vendeurs, le designer s’est mis à pratiquer un « styling » superficiel. Le résultat en est par exemple l’« aérodynamisme » qui depuis une dizaine d’années est devenu le style dominant, à l’instar de l’ornementation il y a trente ans.

La vitesse et le mouvement qui caractérisent notre époque justifiaient certes l’invention de l’aérodynamisme. Mais cette invention concernait à l’origine les objets mobiles et il n’y avait aucune raison de l’appliquer par exemple à des cendriers. Nous devons en réalité opposer la même résistance au profilage systématique des objets que celle que nous opposions jadis à l’utilisation systématique de la symétrie censée apporter « harmonie et équilibre ». Il faut reconnaître cependant que le profilage permet de réaliser des économies substantielles de production. Grâce en particulier aux nouvelles méthodes d’emboutissage, de pressage, de coulage et de moulage induites par la production en série, il contribue à faciliter l’assemblage et la finition des objets.

Un designer fera donc d’autant mieux son travail qu’il se sera familiarisé avec les arts, les sciences et les nécessités sociales et économiques de son époque et qu’il aura compris les principes mécaniques de base du problème particulier qu’il doit résoudre, ainsi que les procédés industriels en jeu. Sa tâche, cependant, n’est pas de concurrencer celle de l’ingénieur qui, de son côté, ne doit pas s’imaginer que le design est de sa compétence. Il faut au contraire que tous deux travaillent en étroite collaboration, qu’ils soient disposés l’un et l’autre à échanger des idées et des suggestions susceptibles d’améliorer la production, la fonction autant que « l’aspect » du produit, c’est-à-dire visant sa perfection psychophysique.

Axiomes

L’acquisition de techniques et de compétences accroît le potentiel créatif de l’individu. Avec l’expérience, ses capacités intellectuelles s’affinent et son potentiel affectif, à son tour, s’en trouve renforcé.

Ainsi se conjuguent et se renforcent mutuellement les forces qui agissent sur l’individu.

Quiconque a acquis une expérience dans un métier impliquant l’utilisation d’un matériau particulier sera capable, s’il a compris les mécanismes de sa tâche, d’appliquer cet acquis au travail d’autres matériaux. Chaque matériau demande en effet la même démarche : il s’agit avant tout d’en comprendre les propriétés et par là même de déterminer l’utilisation spécifique qui peut en être faite. Il en découle que certaines formes, justifiées et valables dans un matériau donné, ne peuvent être transposées de façon satisfaisante dans un autre matériau, même si la fonction de l’objet reste identique.

Les designers industriels et les fabricants commettent souvent l’erreur d’ignorer cet axiome. Prenons un exemple : les matrices d’acier où sont produits en série les moulages en plastique servant à la fabrication de manches d’outil n’ont bien sûr pas les mêmes caractéristiques que les tours qui servaient jadis à la fabrication des manches de bois « typiques ». Et pourtant, les nouveaux manches imitent les anciens. Leur concepteur n’a pas tiré les conclusions qui s’imposaient du changement de mode de fabrication entraîné par la production en série. Résistant inconsciemment au progrès, il a décalqué la forme obsolète du manche fabriqué au tour sur le nouveau matériau. Les exemples de ce genre sont légion. Les bureaux métalliques sont souvent de simples copies de bureaux en bois ; les appareils d’éclairage électrique des imitations de candélabres ou de lampes à huile ; de la même manière, les charpentes des bâtiments en acier et béton armé sont souvent camouflées derrière des murs de pierre ou de brique. L’inverse peut également se produire. Sous la pression de nouvelles inventions, d’anciens objets peuvent connaître une seconde jeunesse. Depuis l’invention de l’éclairage au gaz, par exemple, la vieille lampe à pétrole a été reconçue de manière à éclairer non plus au moyen d’une mèche imbibée de pétrole mais grâce à un gaz sous pression.

Tout outil, tout matériau, tout processus, qu’il soit d’ordre technologique ou organique, a ses qualités intrinsèques et c’est un des devoirs essentiels du designer que de parvenir à les comprendre et à les utiliser.

La mer déferle sur une plage sablonneuse : les vagues dessinent de subtiles ondulations sur le sable.

La peinture d’un mur s’écaille : sa surface est zébrée d’un réseau de fines rides.

Une voiture avance dans la neige : ses pneus y laissent des traces profondes.

Une corde tombe : elle forme des courbes harmonieuses sur le sol.

Quelqu’un a coupé une planche : on voit les traces de la scie.

Tous ces phénomènes, résultats de divers processus, peuvent se résumer en un diagramme de forces où s’opposent celles qui s’exercent sur les divers matériaux et celles qui sont dues à la résistance de ces mêmes matériaux1. Si les éléments, les forces et les processus coïncident de manière optimale, on peut alors parler de qualité « objective ». Il faut cependant se garder de considérer cette « coïncidence optimale » et cette « qualité objective » comme des critères absolus. Tributaires de nouvelles découvertes, ces critères peuvent bien sûr évoluer et de nouveaux « optimums » supplanter les anciens. C’est d’ailleurs en partie ce que ce livre veut montrer dans les domaines du design, de l’éducation et des arts. Cette idée vaut en outre pour la société elle-même, qui est le cadre global des activités humaines.

Elle vaut également pour toute forme d’expression. Prenons un exemple isolé : celui du dessin au trait. Les griffonnages d’un enfant ou d’un adulte ont, autant que le dessin parfait du maître, un caractère spécifique que nous pourrions appeler leur qualité « subjective ». Ces dessins résultent tous d’un diagramme de forces comprenant d’une part la pression et le mouvement de la main du dessinateur et d’autre part les forces de résistance constituées par le matériau et les outils utilisés (papier, pigment, pinceau, crayon, plume, etc.). Plus le dessinateur parvient à exploiter harmonieusement ces éléments et leurs combinaisons, plus il arrive à les dominer tout en restant naturel, meilleur sera le résultat. La maîtrise des matériaux, en ce qu’elle élimine le fortuit, constitue un premier pas vers cet optimum dont nous parlions plus haut. S’il veut atteindre cette qualité « objective » en trouvant un juste équilibre entre les forces organiques qui vont s’exercer, l’artisan doit d’abord maîtriser les éléments de son travail. Ceux-ci sont d’une grande diversité et leurs diverses combinaisons peuvent moduler les résultats. Selon les outils ou les moyens utilisés (plume ou pinceau, encre, aquarelle, détrempe, papier ou toile) et selon les forces employées (pression de la main, mouvements souples ou saccadés par exemple), il pourra suggérer telle ou telle connotation et ainsi modifier sensiblement le résultat final. Il pourra également, au lieu d’outils manuels, utiliser des machines comme l’aérographe, ou le pistolet à peinture.

L’exploitation de toutes ces possibilités permettra à l’artisan de mieux comprendre l’utilisation raffinée et subtile qu’il peut faire des techniques traditionnelles ou révolutionnaires et d’en saisir les qualités intrinsèques quels que soient les arts ou, plus globalement, quelles que soient les activités humaines considérées.

Qualité de relations

En abordant la question de la « qualité des processus » dans le dessin au trait, nous n’avons fait qu’analyser les éléments constitutifs de la technique utilisée. Si nous désirons qu’ils s’organisent en une synthèse cohérente et significative, nous devons faire en sorte qu’ils deviennent les éléments constructifs d’un réseau de relations complexes. C’est de ce réseau de relations que naîtra la nouvelle qualité qui a pour nom « design ».

Le design : une attitude, pas une profession

Le design a de nombreuses connotations. Faire du design c’est utiliser des matériaux et des processus de telle manière que leur organisation soit la plus productive et la plus économique possible et que tous les éléments nécessaires à une fonction donnée y soient intégrés de façon harmonieuse et équilibrée. Le design n’est donc pas une simple question d’apparence. Il renvoie en réalité à l’essence des produits et des institutions ; il exige une démarche à la fois pénétrante et globalisante. Il représente une tâche complexe qui nécessite d’intégrer aussi bien des critères technologiques, sociaux, économiques que des données biologiques et les effets psychophysiques produits par les matériaux, les formes, les couleurs, les volumes et les relations spatiales. Faire du design, c’est penser en termes de relations. C’est appréhender le cadre et le cœur des choses, les buts immédiats aussi bien que les buts ultimes, dans le sens biologique du terme en tout cas. C’est ancrer la spécificité d’une tâche dans une globalité complexe. Le designer doit être formé non seulement à l’utilisation de divers techniques et matériaux mais aussi à une réflexion concernant les fonctions organiques. Il doit savoir que le design est indivisible, que les caractéristiques internes et externes d’un plat, d’une chaise, d’une table, d’une machine, d’un tableau, d’une sculpture ne peuvent être disjointes. Il faut faire en sorte désormais que la notion de design et la profession de designer ne soient plus associées à une spécialité, mais à un certain esprit d’ingéniosité et d’inventivité, globalement valable, permettant de considérer des projets non plus isolément mais en relation avec les besoins de l’individu et de la communauté. Aucun sujet, quel qu’il soit, ne saurait être soustrait à la complexité de la vie et traité de manière autonome.

Le design est présent dans l’économie de la vie affective, dans la vie de famille, dans les rapports sociaux, dans l’urbanisme, dans le travail que nous faisons ensemble en tant qu’êtres civilisés. Finalement le grand problème qui se pose au design est qu’il doit servir la vie. Dans une société saine, cette exigence devrait avoir pour effet d’encourager toutes les professions à jouer pleinement leur rôle puisque ce sont les rapports qu’elles entretiennent entre elles qui donnent à une civilisation ses qualités particulières. Cela implique donc que chacun s’acquitte de sa tâche avec la largeur de vue d’un vrai designer, c’est-à-dire en essayant toujours de l’intégrer dans un cadre plus vaste. Cela implique par ailleurs la disparition de toute hiérarchie entre les arts (peinture, photographie, musique, poésie, sculpture, architecture). Aucun domaine ne doit plus être privilégié, pas plus celui de l’esthétique industrielle qu’un autre. Chacun d’eux vaut par lui-même en ce que le design peut y accomplir la fusion de la fonction et du contenu.

Les potentialités du design

Le design contemporain a débuté aux États-Unis il y a une cinquantaine d’années avec l’affirmation d’Adler et de Louis Sullivan : « La forme procède de la fonction ». Ce principe, à l’époque, ne fut pas apprécié à sa juste valeur, mais plus tard, à la suite des travaux de Franck Lloyd Wright, de ceux du Bauhaus et de ses nombreux disciples en Europe, la notion de « fonctionnalisme » finit par devenir l’idée phare des années 19202. Le mot ayant rapidement tourné au cliché et ayant perdu la netteté de son sens originel, il est nécessaire aujourd’hui de réévaluer son contenu à la lumière des réflexions actuelles.

On peut juger de la richesse du principe selon lequel « la forme procède de la fonction » en l’appliquant à des phénomènes se produisant dans la nature « où à tout processus correspond une forme nécessaire qui s’incarne toujours dans des formes fonctionnelles. Celles-ci obéissent à la loi de la distance la plus courte entre deux points : un refroidissement ne se produit que sur des surfaces exposées aux refroidissements ; une pression qu’aux points où elle s’exerce ; une tension que sur des lignes de tension. Le mouvement crée pour lui-même des formes de mouvement : à chaque énergie correspond une forme d’énergie » (Raoul Francé).

L’homme n’a cessé d’utiliser les suggestions fonctionnelles de la nature. Ustensiles, instruments, récipients, outils sont nés de l’observation de la nature. Néanmoins la technologie humaine est très loin d’avoir égalé les innombrables applications de ce principe fonctionnel que la nature a élaborée empiriquement au cours de son évolution. L’homme « fait de son mieux », mais ses résultats dépendent de son savoir et de sa pratique, qui sont limités, de sa capacité à raisonner et à ressentir. Bien qu’il sache depuis fort longtemps adapter des objets à leur « fonction », ceux-ci sont restés très longtemps grossiers, trop lourds, exigeant pour leur fabrication une dépense excessive de matériau et de travail, du moins si l’on s’en tient aux critères actuels. Il suffit par exemple de comparer une cabane en rondins avec une demeure de l’époque coloniale ; un tabouret primitif avec une chaise rococo finement sculptée. Dans chaque cas, la forme procède bien de la fonction, mais la maison et la chaise ont bénéficié des progrès technologiques intervenus entre-temps. Dans la conception d’un objet, l’importance accordée à la fonction n’est donc pas seulement due au souci de faciliter les problèmes mécaniques de fabrication ; elle répond également à des nécessités d’ordre biologique, psychophysique et sociologique.

De nouvelles découvertes, de nouvelles théories et de nouvelles méthodes de recherche scientifique ont produit de nouvelles applications technologiques dans tous les domaines de la production. L’électricité, le moteur à essence et le moteur diesel, l’avion, le cinéma, la photographie en couleur, la radio, la métallurgie, les nouveaux alliages, les plastiques, les matériaux stratifiés, toutes ces inventions allaient entraîner aussi, inévitablement, des modifications de design.

L’histoire de la chaise est un exemple très révélateur. Une chaise, d’un point de vue fonctionnel, est faite pour s’asseoir. Sa forme, cependant, dépend des matériaux, des outils et des techniques utilisés. L’artisan d’autrefois n’avait à sa disposition qu’un seul matériau adéquat pour sa fabrication : le bois. Avec du bois et quelques outils manuels, il pouvait faire du beau travail. La chaise Windsor aux fins chevillons, le tabouret rococo aux pieds sculptés, galbés et élancés sont des chef-d’œuvre de travail sur bois, élégants et d’une grande légèreté. La révolution industrielle a ajouté au bois de nouveaux matériaux tels le contreplaqué, les matières plastiques, les tubes d’acier sans soudure qui imposent l’abandon des outils manuels au profit de la machine. Le problème est maintenant d’arriver à utiliser ces matériaux et ces machines avec la même compétence que celle dont nos précurseurs faisaient preuve avec leurs moyens limités. Aujourd’hui, on sait produire de nouvelles formes de chaise : des sièges à deux pieds au lieu de quatre, des sièges à quatre points d’assemblage, ou sans assemblage du tout, au lieu des quarante ou cinquante points d’assemblage traditionnels. Demain, on s’assoira peut-être sur des sièges reposant uniquement sur des coussins d’air comprimé3.

Inertie mentale

Ainsi, pour être un bon designer, il faut avoir une connaissance exhaustive de toutes les ressources contemporaines et être capable d’en dégager toutes les tendances. C’est une tâche qui ne paraît pas impossible. On aurait pu croire en tout cas que les connaissances scientifiques et technologiques actuelles allaient trouver rapidement leurs applications dans le domaine du design. Ce fut pourtant loin d’être le cas. Il fallut un siècle après l’introduction de l’eau courante dans les maisons d’habitation pour qu’on ose enfin élargir le bec des bouilloires de manière à pouvoir les remplir correctement sous le robinet sans retirer le couvercle. On constate le même décalage dans le temps en ce qui concerne les poignées isolantes des fers à repasser. Au début, les poignées, qui étaient en fer, étaient recouvertes de chiffons ; ensuite on les fabriqua en bois (à la main d’abord, puis au tour) ; enfin on en arriva au plastique, mais en reprenant telle quelle la forme des anciennes poignées. Ce n’est que récemment que les poignées furent repensées, en fonction des propriétés du nouveau matériau et des possibilités offertes par la fabrication en série et indépendamment des contraintes du façonnage au tour.

Beaucoup d’objets anciens sont l’expression directe de leur méthode artisanale de fabrication. Ils sont souvent copiés par les designers industriels, mais aujourd’hui sans aucune raison valable. Il est vrai que plus un artisanat est ancien, plus la forme des objets qu’il produit est difficile à modifier4. C’est le cas par exemple de la poterie. Des assiettes carrées seraient sans doute plus pratiques que des rondes car plus faciles à ranger. Mais les premières assiettes ayant été faites au tour, elles ont gardé ensuite leur forme ronde et ce malgré les nouvelles méthodes de coulage et de moulage qui permettent une totale liberté de forme. Quand l’assiette aura changé de forme, il est probable que, par un effet d’entraînement, c’est toute la vaisselle qui sera ensuite progressivement modifiée. Elle le sera d’autant plus qu’on estime qu’à l’avenir la plupart des foyers seront équipés d’un lave-vaisselle (sans doute combiné avec le lave-linge) ; il faudra donc que la vaisselle s’adapte à la machine et vice-versa.

L’expérience montre, cependant, qu’il est assez difficile de se dégager d’habitudes de pensée bien ancrées. On pourrait par exemple grâce aux techniques de la production en série, et à condition bien sûr de les appliquer de manière plus fonctionnelle et plus scientifique, fabriquer dès maintenant des produits de meilleure qualité, moins chers et « plus beaux » en raison de leur « qualité objective ». Mais chaque fois que quelques designers plus astucieux essaient de s’opposer à cette inertie mentale, ils se heurtent à une résistance opiniâtre.

Forte de nouvelles découvertes et de l’expérience acquise, la révolution industrielle entre aujourd’hui dans une nouvelle phase. La période où les machines-outils n’étaient que le simple prolongement d’outils manuels est révolue. À la machine faite pour multiplier la force musculaire va s’ajouter une technologie électronique conçue pour se substituer aux sens de l’homme. Grâce à de nouveaux principes de production et de contrôle, de nouvelles formes vont naître qui répondront à d’anciens besoins et d’anciennes fonctions. La scie, par exemple, sera peut-être un jour remplacée par un procédé électronique de coupe utilisant la chaleur des ondes ultracourtes et le tissage des textiles par le coulage. Les inventions, basées désormais sur des principes plutôt que sur des « pratiques ayant fait leurs preuves », pourront permettre non seulement de trouver des solutions plus économiques et plus humaines aux problèmes de fabrication mais aussi de rendre la vie plus facile à vivre. D’autres exemples, plus banals, peuvent illustrer mon propos. La tondeuse à gazon, le rasoir électrique, le sèche-mains, le séchoir à cheveux et le pistolet à peinture, par exemple, ne sont pas le prolongement de procédés anciens, mais résultent d’une analyse radicalement différente de principes répondant à de nouvelles normes scientifiques et technologiques. La même idée pourrait s’appliquer à de nombreux autres objets. Le marteau du mécanicien, entre autres, pourrait être lesté de mercure pour le rendre plus puissant à la percussion et plus léger ensuite à relever, ou bien repensé de manière à fonctionner à l’électricité comme c’est déjà le cas pour les ciseaux.

En dépit de toutes ces possibilités, cependant, il ne faut jamais perdre de vue que l’élément humain, le rythme biologique du corps et ses proportions doivent rester le critère essentiel d’évaluation du progrès technologique et du rôle qu’il doit jouer dans nos vies.

Formes

C’est en appliquant de nouveaux principes à la fabrication d’objets anciens qu’on aboutit à la création de nouvelles formes. Celles-ci ne sont pas forcément « parfaites » d’emblée. Il faut parfois des siècles pour qu’un type d’objet parvienne à une qualité réellement satisfaisante (satisfaisante à tous points de vue, s’entend). Le travail du designer, en cette période fertile en bouleversements révolutionnaires, est certes en pleine évolution : il doit de moins en moins à la pure intuition et exige chaque jour davantage une connaissance maîtrisée de tous les aspects fondamentaux de son domaine d’intervention (arts, sciences, ingénierie, économie, connaissance du marché). Cependant, dans certains domaines, tel celui du mobilier d’intérieur, son travail n’a pratiquement pas évolué, ce qui montre la complexité d’un système fondé sur la loi de l’offre et de la demande et sur un pouvoir publicitaire tout puissant dont les consommateurs sont souvent les victimes. Mais revenons au mobilier d’intérieur.

Vers la fin du xixe siècle, les familles aisées soucieuses d’afficher leur respectabilité et leur attachement aux valeurs « culturelles » se lancèrent dans la « consommation ostentatoire » d’antiquités, telle que meubles, luminaires et autres objets provenant de châteaux et monastères européens, objets désormais coupés de leur contexte d’origine. L’imitation d’ancien devenant une source potentielle de profits, il s’en suivit une production en série de faux meubles d’époque qui, la publicité et la baisse des prix aidant, se transforma en véritable effet de mode. Cela eut pour conséquence non seulement la perpétuation de modèles fonctionnels obsolètes mais aussi, paradoxalement, une relative stagnation des prix, car les principes de production de masse ne pouvaient s’appliquer aussi efficacement à l’imitation de meubles anciens qu’à la création de meubles nouveaux impliquant l’utilisation de matériaux nouveaux et de machines récentes.

L’ère de l’assemblage

C’est souvent grâce aux inventions nouvelles que le design résout le mieux les problèmes fonctionnels. Aucune tradition, aucun précédent ne vient alors gêner l’approche initiale. C’est ainsi que furent conçus par exemple la machine à vapeur, le moteur électrique, le téléphone, la radio ou la cellule photoélectrique, toutes formes élaborées à partir de considérations de fonction et grâce aux procédés de production les plus modernes de leur époque.

La technologie propre à la révolution industrielle n’a pu effectivement voir le jour que grâce à la division du travail qui, seule, a permis de dépasser les techniques d’assemblage traditionnelles et d’inventer de nouveaux procédés de production en série, comme le convoyage. Ce sont ces nouvelles techniques, basées sur l’utilisation du boulon, du rivet et de la vis, qui ont rendu possible la diversification de la production à partir d’un certain nombre de pièces de base, telles que profilés, barres, tubes, vis, boulons, charnières, roulettes, etc.

Grâce à elles, on a pu également stocker en grandes quantités matières premières et produits semi-finis tout en réduisant les risques financiers liés à la production, celle-ci étant modulée en fonction des ventes prévues.

Profilage

Plus tard, avec l’ouverture de nouveaux marchés, il fallut trouver des méthodes de production en série plus efficaces afin de produire davantage. Au boulonnage, rivetage et vissages succédèrent le soudage, le moulage, les tôles ondulées ou cintrées. Le cintrage d’une tôle plane est devenu aujourd’hui un procédé courant qui permet de renforcer sa résistance ; en la cintrant dans toutes les directions, comme une coquille d’œuf, on obtient une excellente rigidité de structure, et cela sans ossature, par la seule résistance de l’enveloppe. Ces formes arrondies furent surtout utilisées par l’industrie automobile qui bénéficia notamment, dans ce domaine, des études cinétiques et des essais en soufflerie pratiqués par la recherche aéronautique. Utilisant ces techniques sur une grande échelle, l’industrie automobile parvint à amortir assez facilement les investissements nécessaires en matrices et nouvelles machines, en particulier grâce à la production massive et au volume de ventes important qui en résultèrent.

La carrosserie aérodynamique d’une voiture est réalisée aujourd’hui par une opération unique d’emboutissage de tôle d’acier planes. Du point de vue de sa structure, elle a la solidité d’un véritable « œuf d’acier ».

Les designers, particulièrement dans les années trente, appliquèrent ensuite ces principes à la conception d’une multitude d’objets, allant du simple batteur électrique pour la cuisine aux navires ou aux locomotives. Cette « folie » de l’aérodynamisme fut bien sûr très excessive, ne serait-ce que parce que dans la nature la notion d’aérodynamisme ne s’applique qu’aux corps mobiles, les formes allongées et arrondies permettant de réduire les frottements externes dus au déplacement. Apparemment donc, rien ne motivait l’application du principe aérodynamique aux charnières de porte de réfrigérateur ou autres objets statiques. Et pourtant cette utilisation généralisée du profilage avait une justification. Les angles vifs disparaissant au profit de surfaces arrondies, les opérations de coulage, de moulage et d’emboutissage ainsi que le travail de finition (chromage, nickelage, polissage, émaillage et laquage) s’en trouvaient grandement facilitées. C’est l’application de ce principe qui permit par exemple le fantastique essor de l’industrie de guerre américaine. C’est encore grâce à ce procédé qu’on put commencer à produire en série des instruments de précision comme les instruments de vol pour l’aviation qui étaient jusqu’alors fabriqués de manière artisanale. Cela étant, toutes ces bonnes raisons ne sauraient justifier le profilage systématique de tout et de n’importe quoi.

Nouvelles conditions de travail

Les conséquences possibles de cette utilisation de la forme unique comme base de la production sont innombrables. Ce nouveau principe du design qui permet de fabriquer en série, par pressage ou moulage automatique, des objets faits d’une seule pièce, permettra à l’avenir de réduire considérablement le nombre de points d’assemblage et, partant, peut-être de mettre fin également au principe de la chaîne elle-même5. On supprimerait de cette manière l’une des causes majeures de fatigue à la fois psychique et physique de l’ouvrier, qui tient principalement à la sous-utilisation inouïe qui est faite de ses compétences. Les conséquences désastreuses tant sur le plan biologique que social de cette division pathogène du travail devraient d’ailleurs constituer la préoccupation principale du designer. Son travail devrait aller au-delà de la simple mise en œuvre d’un savoir et de techniques, au-delà d’une analyse des procédés de fabrication pour inclure une dimension humaine et sociale. Bien pensé, le design devrait viser à éliminer toute fatigue de la vie de l’ouvrier. Sa fonction sociale est incontournable.

Autres implications sociales

Les relations employeur-employés, le problème du chômage, la nécessité d’un salaire minimum, l’accroissement de l’espérance de vie, toutes ces questions et bien d’autres ont modifié nos conceptions traditionnelles des structures de la société et par voie de conséquence notre propre conception du design. L’amélioration du niveau de vie et l’émancipation des femmes ont introduit dans les foyers les appareils ménagers –réfrigérateurs, aspirateurs, machines à laver, etc. De façon similaire, la réflexion en matière de santé publique, rendue nécessaire par la croissance de la population urbaine, a popularisé les techniques élémentaires d’hygiène et finalement imposé la salle de bains dans les nouvelles habitations. La prise de conscience des aspects néfastes de la vie urbaine (pénibilité du travail en usine, entassement, pollutions diverses) a également mis en lumière la nécessité d’aménager les quartiers insalubres, le rôle capital que pouvait jouer dans ce domaine les constructions préfabriquées et l’importance de créer des lieux de détente et de loisir – ce qui montre bien les implications sociales du design. Le sport, le cinéma, la radio, la télévision, les voyages, les foyers municipaux, la notion même de week-end sont autant d’éléments à placer dans la même catégorie.

Économies de production

Naturellement bien d’autres paramètres sont à prendre en compte si l’on veut comprendre l’ensemble des composantes de ce qui constitue un design « fonctionnel ». L’une de ces composantes les plus importantes est sans doute la distribution. La distribution de masse a en effet apporté des modifications considérables à l’organisation de la vente et multiplié les industries de service. Elle a accéléré le développement des modes de transport – bateau, train, automobile, camion et avion. Elle a donné naissance à l’industrie du conditionnement, aux meubles à bon marché, aux wagons-citernes, aux chambres froides pour denrées périssables, aux surgelés, aux conserves, à la publicité, à la vente par correspondance, aux catalogues et aux représentants de commerce.

Mais cette économie fondée sur la production de masse contient également en germe de graves problèmes. Bien que le capitalisme prône la « libre entreprise » et l’application stricte de la « loi de l’offre et de la demande », les investissements en machines propres à assurer la production en série ainsi que la concurrence acharnée sur les marchés mondiaux ont pour conséquence une planification, en réalité beaucoup plus rigide et agressive que les tenants de l’économie de marché veulent bien l’admettre. Les études de marché à base de données statistiques complexes sur la production et les ventes ainsi qu’une forte agressivité au niveau commercial sont devenues des nécessités absolues pour l’entreprise.

Quand une production se chiffre en millions d’unités, toute économie, aussi infinitésimale soit-elle, réalisée sur le prix d’un matériau ou sur une manipulation quelconque résulte au bout du compte en une réduction substantielle des coûts. On raconte qu’une entreprise ayant réduit de quatorze à treize gouttes de soudure une certaine opération aurait réalisé une économie annuelle de trente millions de dollars ainsi que d’une importante quantité de matériau. La « récupération » est une autre forme d’économie. Aujourd’hui, on récupère par exemple l’argent contenu dans le révélateur photographique, les graisses de cuisine pour fabriquer de la glycérine, la sciure de bois pour faire du plastique, des déchets pour faire de la rayonne, etc. Ces économies ont entraîné à leur tour d’autres économies au niveau de l’organisation du travail, de la simplification des tâches et de l’élimination des déchets. Elles ont également permis d’améliorer les méthodes de conditionnement, les mesures de sécurité dans les entreprises et même de développer de nouvelles formes de réinsertion pour les travailleurs handicapés. Il faut signaler, dans ce domaine de la planification des économies dans la production industrielle, la contribution remarquable de Taylor et Gilbreth dont les études de mouvement ont permis des gains de productivité substantiels.

Cela dit, la mécanisation croissante ainsi que le développement de l’électronique auront sans doute pour conséquence inévitable, à terme, une diminution des horaires de travail et des besoins en main-d’œuvre. Outre les problèmes de chômage qui se poseront alors (qui impliquent des considérations d’ordre politique non pertinentes ici), il faudra donc, étant donné le temps libre dont disposera dès lors l’individu, trouver le moyen de répondre à ses besoins en matière de loisirs. Ce qui met en lumière, une fois de plus, la nécessité pour le designer d’intégrer la dimension sociale du travail.

Le rôle de l’intuition

Y aurait-il une recette permettant de prévoir les nouvelles tendances du design ? Tout nouvel objet, d’une certaine manière, bénéficie pour sa réalisation technique des derniers acquis de la science, y compris des progrès de la psychologie et de la sociologie. On pourrait donc estimer que tout produit fabriqué à partir de ces données peut atteindre une certaine forme de perfection. En vérité, il subsiste toujours des impondérables difficiles à évaluer.

Une fois qu’un objet a été réalisé, il est certes possible d’analyser bon nombre de ces impondérables en revenant sur les étapes concrètes et objectives de sa conception. Mais les vrais problèmes se posent avant la réalisation, donc avant même la conception d’un objet. La pratique montre qu’un designer est toujours placé au départ devant un certain nombre de possibilités ayant chacune une plus ou moins grande qualité « objective ». Pour réaliser une structure, par exemple, on a le choix entre divers matériaux, mais une fois ce matériau choisi, entre diverses manières de l’utiliser. Si, dans la construction d’un immeuble, une colonne en béton armé est aussi satisfaisante structurellement, qu’elle soit de section hexagonale, pentagonale ou carrée, laquelle faudra-t-il choisir ? Dans le même ordre d’idée, faudra-t-il un éclairage fluorescent ou incandescent, des fenêtres à division horizontale ou verticale, des escaliers droits ou en spirale, des fauteuils en acier tubulaire à deux ou quatre pieds ? Ces choix existent d’ailleurs dans tous les domaines. Vaut-il mieux une vaisselle de faïence ou de verre ? Des avions à voilure haute ou basse ?

Face à cette multitude de choix scientifiques et technologiques, la réponse du designer sera essentiellement du domaine de l’intuition, qu’il s’agisse de tendances ou de formes visuelles et plastiques à définir ou du rôle psychologique majeur qu’elles ont à jouer. Un choix se détermine non par rapport à un élément unique et considéré pour lui-même mais par rapport aux relations qu’il entretient avec la globalité du vivant. Il sera d’autant plus judicieux qu’il aura su exprimer son époque et anticiper les tendances à venir. Pour parvenir à ce choix, l’artiste comme le designer devront utiliser aussi bien leur capacité de jugement que leur intuition, leur raison que leur sensibilité. L’élément décisif, cependant, sera leur capacité à visualiser la totalité de la tâche à accomplir, dans sa matérialité même, avant son exécution, et à en percevoir instantanément tous les aspects. C’est à la précision et à la clarté de cette vision intérieure qu’on mesurera l’ingéniosité du designer.

Les certitudes de l’intuition s’expriment souvent beaucoup mieux dans le travail lui-même qu’au niveau verbal. Le processus intuitif s’exprime avec une rapidité et un degré de conviction bien supérieurs à tout processus conscient. Le conscient, plus intimement lié au verbal, raisonne selon les structures traditionnelles du langage. Il y a donc une certaine limitation de la pensée consciente par le verbal qui tend à conformer celle-ci au domaine syllogistique des effets et des causes. L’intuitif est le domaine fluide de tous les sens réunis, dont l’activité est sans cesse créatrice de nouvelles formes et porteuse de nouvelles significations.

La création d’un bon designer est toujours une anticipation inconsciente de futures tendances, car elle contient en elle tous les éléments d’ordre culturel et social propres au climat spécifique d’une époque et donc porteurs des développements à venir. S’il est assez facile de retrouver ces éléments dans les œuvres du passé, il est par contre beaucoup plus ardu de dégager, dans le présent, les traits distinctifs d’une époque. En effet, l’état de fluidité dans lequel ils se présentent empêche toute vision rétrospective. Et pourtant bon nombre de découvertes et de formes nouvelles, à l’époque de la révolution industrielle, furent des anticipations artistiques qui au bout du compte rencontrèrent l’approbation du public en raison même de la vision esthétique personnelle de leurs créateurs6.

Car l’une des raisons qui expliquent l’influence directe et durable de l’artiste, c’est que son langage sert de filtre direct à sa sensibilité sans qu’il lui soit nécessaire de passer par l’analyse consciente et rationnelle.

À leurs débuts, les nouvelles technologies n’étaient pas du domaine du spécialiste mais de l’ingénieur. L’enseignement supérieur et en particulier les études littéraires et classiques ne s’étaient pas adaptés au développement industriel. Les nouvelles générations durent, peu à peu, être conditionnées à l’existence de la machine ainsi qu’aux nouvelles formes significatives, aux usages et potentialités de cette nouvelle période. Pour des raisons purement pratiques donc, la machine entra dans les mœurs. Cela ne suffisait pas. Il fallait aussi qu’au-delà du machinisme et de ses ramifications universelles le public comprenne que son contexte idéologique lui-même était en train de changer : la planification, en effet, se substituait de plus en plus à l’esprit de « libre entreprise ». Mais on était alors encore trop peu conscient de la nécessité criante qu’il y avait à offrir aux gens une formation appropriée qui leur permettrait de maîtriser cette situation nouvelle. Heureusement, l’une des caractéristiques (d’ailleurs inattendues) de l’art moderne est qu’il entretient par certains aspects des rapports cachés mais réels avec la vie « pratique ». (On pourrait même dire que tout travail créatif aujourd’hui participe d’un vaste mouvement d’éducation indirect visant, à travers la vision dynamique, à transformer les modes de perception et à jeter les bases de nouvelles qualités de vie.)

Vers 1920, les nouveaux artistes découvrirent la dimension esthétique inhérente au travail de l’ingénieur. Ils commencèrent à regarder ponts, derricks, émetteurs radio, tunnels, escalier en spirale et toutes sortes de machines7 d’un œil aussi enthousiaste que naïf. Pour la première fois, ils voyaient dans des structures techniques, considérées jusque-là comme répondant uniquement à des normes de fabrication et de production, des qualités formelles et affectives. Ces explorations nouvelles entraînèrent une période de simplification, d’abord dans les œuvres d’art, puis dans le design lui-même. Ce fut une période de purification ; on supprima toute décoration ou ornementale dans le mobilier, l’architecture et l’appareillage. Après quoi vint le tour des catégories de pensée traditionnelles.

Les impressionnistes et les cubistes découvrirent les qualités sensuelles et affectives authentiques des textures grâce à une ingénieuse combinaison d’outils, de machines et de matériaux qui vint remplacer l’art de l’ornementation. Ils eurent au fond l’intuition, dès leurs premières études, de l’importance de la texture industrielle. Aujourd’hui, les objets produits en série à base de plastique ou autres matériaux ont besoin d’une texture authentique et fonctionnelle, ne serait-ce que pour les protéger de la corrosion et de l’abrasion. Mais avant qu’on puisse attribuer à ces textures une signification esthétique véritable, il convient d’abord de se familiariser avec leurs applications. Beaucoup d’aspects restent à explorer dans ce domaine : la différence entre texture organique et texture mécanique ; la question des réactions chimiques, de leurs interactions et de leurs combinaisons possibles ; ou encore celle de la transparence, qu’on emploie pour différents produits mais aussi en architecture. La transparence, née de la photographie, de la surimpression photographique et de la peinture, a eu par la suite bon nombre d’applications pratiques, dans le domaine du mobilier par exemple, afin de réduire l’encombrement des pièces (meubles transparents, dessus de table en verre, tubes d’acier ou de plexiglas utilisés pour les pieds de table et de chaise).

Au cours de ces trente ou quarante dernières années, on s’est beaucoup intéressé à la question de l’opposition positif-négatif. Celle-ci ainsi que la complémentarité des couleurs et d’autres oppositions comme noir-blanc, horizontal-vertical, chaud-froid, fluide-solide, opaque-transparent, sont depuis toujours les éléments fondamentaux de l’expression créatrice, chaque période historique ayant privilégié à son tour telle ou telle opposition binaire. Mais l’opposition de valeurs positives-négatives, notamment, n’a pas toujours intéressé les peintres. À la Renaissance, par exemple, la tendance était au traitement illusionniste des objets, eux-mêmes placés dans l’« espace » illusionniste de la surface peinte. La toile, recouverte dans son intégralité, était rythmée par les relations créées entre les objets et par leur disposition dans le tableau. C’était donc l’aspect positif qui prédominait. On voit se constituer chez Rembrandt, à travers ses contrastes ombre-lumière, une relation visuelle plus étroite entre positif et négatif. Mais c’est Cézanne qui le premier réévalua véritablement le rapport plein-vide de la toile. Dans les tableaux qu’il laissa « inachevés », il établit en effet une nouvelle structure picturale en donnant une valeur égale aux parties peintes et aux parties vides8.

C’est une tendance semblable qui apparaît dans les tableaux au trait volontairement simplifié de Matisse et sur les toiles apparemment non terminées de Picasso. Dans les tableaux mentionnés plus haut, dont la toile était entièrement peinte, l’« objet d’art » était une unité fermée, indépendante et statique. La nouvelle approche instaura des relations plus marquées entre les parties et le tout ; elle permit de découvrir une nouvelle dynamique dans les rapports internes entre le plein (le positif) et le vide (le négatif). Elle créa un nouveau type d’articulation de la surface picturale en activant les tensions spatiales par la diminution ou l’augmentation des contrastes. Ce principe fut utilisé intentionnellement dans les collages cubistes, dans les têtes plurielles de Picasso et de Braque et plus tard par Malevitch, Mondrian et les peintres constructivistes. Il acquit ensuite une importance encore plus grande lorsque positif et négatif furent pris en tant qu’éléments d’interchangeabilité, comme en photographie (grâce à la solarisation par exemple) et en sculpture. On prend souvent, pour illustrer le jeu du positif et du négatif, l’exemple de la sculpture et de son moule, le moule représentant le négatif et la sculpture le positif. Et pourtant, éclairé d’une certaine façon, le moule négatif peut apparaître comme positif. Archipenko, par exemple, a longuement expérimenté ces possibilités d’interchangeabilité entre positif et négatif dans ses sculptures. Au-delà de sa signification purement artistique, en effet, ce principe est riche de potentialités dans le domaine de la production et de l’esthétique industrielles, en particulier en ce qui concerne la fonte, le pressage et le moulage d’objets fabriqués à partir de verre, de plastique, d’acier ou de métaux légers. Pour ces procédés de production, une bonne compréhension des rapports positif-négatif est d’une importance capitale. La conception de produits profilés et la recherche de procédés économiques pour les fabriquer ne peuvent faire l’économie d’une réflexion approfondie sur la nature de cette question9.

Ce sont donc les artistes qui, bien avant le monde de l’industrie, ont posé ce genre de questions. Visionnaire et prophétique, leur travail a inconsciemment préparé l’opinion à accepter cette transition dans l’évolution des esprits.

Avant-garde

Sous la pression de nouvelles nécessités ont surgi des individus résolus, à l’esprit ouvert, animés du fervent espoir de créer un ordre social plus juste et prêts à se battre et à se sacrifier pour lui. Soumis à des bouleversements brutaux, des artistes, des écrivains, des scientifiques et des philosophes, prenant soudain conscience, au-delà de leurs satisfactions professionnelles individuelles, de leurs devoirs et responsabilités envers la communauté, sont devenus les révolutionnaires d’une utopie réaliste. Ils ont reformulé leurs objectifs et clarifié leurs positions, aidant ainsi à créer de nouveaux outils de recherche tant au niveau intellectuel qu’affectif – instaurant un nouveau processus de recherche scientifique et artistique à des fins sociales. Voltaire, Rousseau et les Encyclopédistes ont ouvert la voie à Fourier, Proudhon, Marx, Bakounine, Kropotkine et Lénine ; Pascal à Faraday, Maxwell, Pasteur, Rutherford, Einstein ; Lamarck à Darwin, Mendel, Pavlov ; Lavater à Freud ; Beethoven à Debussy, Schönberg, Stravinski, Bartok, Varèse ; Poe à Petöfi, Heine, Thoreau, Whitman, Rimbaud, Dostoïevski, Tolstoï, Joyce ; Sullivan à Wright, Loos, Le Corbusier, Gropius ; Courbet à Manet, Cézanne, Seurat, Kandinski, Picasso, Léger, Malevitch et Mondrian. Tels sont les noms qui symbolisent les efforts infatigables et les résultats de la persistance de l’esprit de recherche.

Diffusion du savoir

Grâce à tous ces hommes, le champ du savoir s’est élargi et il s’est forgé un nouvel état d’esprit permettant d’autres manières de vivre. Il restait cependant à trouver le moyen de diffuser ces connaissances nouvelles. A priori le système éducatif semblait l’instrument le mieux adapté. Très professionnalisé, cependant, il se cantonna dans la formation rapide de spécialistes dont les horizons restèrent relativement étroits. Il fallait donc imaginer une éducation aux vues plus larges, mettant à profit les capacités de synthèse de l’artiste qui seul est capable d’exprimer les idées d’une époque visuellement ou par d’autres moyens sensoriels. Naturellement, afin de transmettre ces idées sous forme sensible, l’artiste se doit d’abord d’en être imprégné lui-même. Malheureusement, il n’a le plus souvent pas conscience de la nécessité ou de la possibilité de cette performance intuitive. Sa capacité de synthèse ne s’exprime la plupart du temps que postérieurement à l’œuvre elle-même, que celle-ci ait tenté de retranscrire ou d’imaginer le réel. Pendant des siècles, le peintre a été avant tout un témoin chargé de garder la mémoire des événements, des gens, des incidents, des objets, des paysages. Mais lorsque la photographie est née, fournissant le moyen mécanique d’une précision sans précédent d’enregistrer le réel, l’artiste a dû remettre son rôle en cause, et cela de manière radicale.

Si l’on considère les œuvres des meilleurs représentants de ce nouveau courant artistique, on constate qu’elles témoignent à la fois d’une connaissance prodigieuse de leur matériau et d’une volonté profonde de diffuser et de communiquer d’autres critères de discrimination et d’équilibre. Ils ne sont pour l’instant qu’une poignée et sont souvent mal compris ou attaqués. Ils sont donc fréquemment contraints de se réfugier dans leurs « catacombes », pour y préserver leur foi en leur travail d’avant-garde, y retrouver un climat de confiance mutuelle et un public bienveillant.

Adaptation des esprits

Un jour ou l’autre, il faudra que les esprits s’adaptent à ce monde nouveau et à ses artistes d’avant-garde. C’est la compréhension des avantages économiques et spirituels qu’ils pourront retirer de ce nouvel état de chose qui aidera le mieux les gens à changer d’attitude. Il se peut qu’il faille du temps pour parvenir à un consensus universel concernant ces nouvelles orientations de vie et tendances du design, car les gens sans convictions nettes se laissent facilement influencer par l’appel au sentiment et les séductions de la « nouveauté ». L’appel au sentiment fonctionne sur des clichés affectifs éculés, telle la nostalgie du « bon vieux temps ». Quant à la publicité vantant la nouveauté pour la nouveauté, elle ne sert guère qu’à créer une illusion de demande organique là où n’existe aucun besoin. Ce type de truc publicitaire, qui n’est souvent rien d’autre qu’une stimulation artificielle des ventes, n’aura jamais d’autre conséquence que commerciale car il dépend des effets de mode qui sont par nature insaisissables et ne peuvent entraîner qu’une simulation de développement organique. Pour lutter contre ces effets pervers, il faut rééduquer une nouvelle génération de producteurs, de consommateurs et de designers en revenant aux bases mêmes du design pour retrouver un nouveau savoir fondé sur des bases sociobiologiques. Les nouvelles générations qui auront reçu cette éducation seront invulnérables aux tentations des modes, prétextes à fuir toutes responsabilités économiques et sociales. Les principes de cette éducation ne pourront être établis qu’en conjuguant résolument les disciplines et les techniques les plus efficaces que la recherche aura auparavant scrupuleusement élaborées et testées.

In Peinture. Photographie. Film et autres écrits sur la photographie, Vision in Motion. Chicago : Paul Theobald, 1947 pour l’édition originale ; Jacqueline Chambon, 1993 pour la 1re édition française, traduction de l’anglais par Jean Kempf et Gérard Dallez ; Gallimard, « Folio essais », 2007, pour l’édition consultée.


Présentation par Annick Lantenois

Ce texte de László Moholy-Nagy, publié en 1947, un an après sa mort, peut être considéré comme la synthèse de sa conception du design ; conception forgée lors de son enseignement au Bauhaus entre 1923 et 1928 et de la direction du New Bauhaus en 1937 à Chicago, et nourrie de ses activités dans la publicité, notamment lors de son exil en Angleterre entre 1934 et 1937. Par de nombreux aspects, ce texte est encore d’actualité : relations entre technique, conception et fabrication, prise en compte de l’individu dans ses diverses facettes (physique, intellectuelle, affective) et dans ses rapports sociaux. L’économie est également l’un des axes structurant sa conception du design. Si sa comparaison entre l’Europe et les États-Unis est devenue inactuelle sous la pression de la mondialisation, en revanche, sa critique de la soumission du design aux impératifs de la logique économique basée sur la nouveauté constante et l’obsolescence programmée, est, elle, toujours d’actualité. À ce titre, ce texte peut être mis en relation avec celui d’André Gorz, « Le travail dans la sortie du capitalisme » et avec celui de Bernard Stiegler, « Perspectives : relations entre besoins, attentes et usages », dont bien d’autres textes sont lisibles sur le site d’Ars Industrialis [https://arsindustrialis.org/]. Il pourrait également faire écho au manifeste First Things First lancé par Ken Garland en 1963 [http://www.kengarland.co.uk/KG published writing/], et repris en 2000 par une trentaine de designers graphiques [http://indexgrafik.fr/first-things-first-2000-dabord-lessentiel-2000/]. Bien sûr, cette liste n’est pas exhaustive…


  1. Une idée presque identique est formulée dans l’ouvrage de Sir D’Arcy Wentworth Thompson On Growth and Form] (Cambridge University Press, 1942), p. 16 : « Pour résumer, la forme d’un objet consiste en un “diagramme de forces” au moins en ce sens que de celle-ci nous pouvons comprendre ou déduire les forces qui s’exercent ou se sont exercées sur lui. Dans le cas d’un solide, toujours dans la même perspective, ce diagramme est celui des forces qui se sont exercées sur lui quand il a été formé. »↩︎

  2. Bauhaus est un mot créé de toutes pièces. Il signifie « maison de la construction » non seulement au sens matériel mais au sens philosophique du terme. Le Bauhaus a été fondé par Walter Gropius en 1919 à Weimar. Gropius est aujourd’hui directeur du département d’architecture de la Graduate School of Design de l’université d’Harvard.↩︎

  3. Le public n’est pas toujours disposé à accepter des conceptions aussi révolutionnaires. Les chaises en contreplaqué créées par l’Institute of Design de Chicago paraissaient au départ si légères que les gens hésitaient à s’y asseoir. C’est une même réaction de méfiance qui accueillit la première chaise à tubulure d’acier conçue par Marcel Breuer. D’ailleurs, lorsque les réticences cessèrent, elle fut souvent mal utilisée. Breuer, tenant compte du fait que l’acier est conducteur de la chaleur, avait en effet conçu sa chaise de manière que le corps de l’utilisateur ne soit pas en contact avec la structure métallique. Mais ses imitateurs, s’en tenant à l’apparence des choses, copièrent sa chaise sans se soucier de ce paramètre important. Je me souviens aussi qu’en 1916 à Amsterdam la police ordonna à un architecte de placer deux colonnes sous un balcon cantilever en béton armé. Elle exigeait un support, fût-il en carton-pâte, car « l’avancée risquait d’effrayer le public ».↩︎

  4. On trouve un exemple classique de cette attitude conservatrice dans une description du Mellon Institute de Pittsburgh, laboratoire de recherche de renommée nationale fondé en 1937. Une brochure publiée par l’Institut et intitulée « Conception du nouveau bâtiment » contient une série de conclusions ahurissantes.

    « Bien que d’autres types d’architecture aient été envisagés, la préférence est allée d’emblée au modèle grec. L’architecture de la Grèce antique allie en effet une grande beauté à la simplicité qui sied au pays qui a vu naître la science. Car c’est bien dans la philosophie grecque et dans la grande curiosité intellectuelle de ses habitants que la science moderne a vu le jour. L’architecture du bâtiment se devait donc d’être le signe tangible du lien qui unit cette science commençante à la science actuelle et future, telle que l’illustrent les travaux et les projets de l’Institut. Les besoins de l’Institut nécessitaient la construction d’un bâtiment d’environ 185 000 m3. Le choix architectural imposait un bâtiment très large par rapport à sa hauteur, c’est-à-dire dont les proportions soient l’inverse de celles d’un gratte-ciel. De manière à conserver au bâtiment sa ligne basse et horizontale tout en respectant le volume demandé, il a donc été nécessaire de construire trois étages en sous-sol, le plus bas reposant sur le socle rocheux. Ces trois étages souterrains constituent à eux seuls près de la moitié du volume total du bâtiment.

    « Le premier niveau se trouve presque à trois étages de profondeur du côté rue et à deux étages de profondeur du côté opposé. La machinerie des ascenseurs ne pouvant se trouver sur le toit en raison de l’architecture du bâtiment, une fosse creusée dans le roc a été prévue à cet effet sous le premier niveau. Quant aux installations de ventilation, elles se trouvent sous le toit.

    « Le toit, d’une conception inhabituelle, préserve la beauté architecturale du bâtiment en dissimulant les tuyaux et conduits essentiels à l’aération des laboratoires. »↩︎

  5. Les applications possibles de ce principe sont multiples. On peut par exemple imaginer des meubles moulés sans aucun pont d’assemblage ; ou encore des vêtements coulés, pressés ou moulés en une seule pièce au lieu d’être assemblés et cousus à partir d’un grand nombre de pièces de tissu.↩︎

  6. Édouard Manet, chef de file des impressionnistes, proposa un jour de peindre une série de fresques à l’intérieur de la mairie de Paris célébrant la « beauté » des gares et marchés couverts de la capitale française. L’opinion officielle de l’époque ne voyant que laideur dans des sujets aussi « techniques » déclina son offre. Quinze ans plus tard, la même opinion publique (le « goût officiel », comme l’appelle S. Giedion) s’opposa également à la construction de la tour Eiffel qui allait, selon elle, défigurer honteusement la ville. Cinquante ans plus tard, les constructivistes découvraient la beauté non seulement de la tour Eiffel mais aussi de la machine, dont ils traduisirent la précision et la fonctionnalité dans leurs propres images, leur propre langage visuel.↩︎

  7. En 1916 les dadaïstes, et en particulier les peintres Francis Picabia et Marcel Duchamp, célébrèrent la beauté des ready-made (tels qu’un porte-manteau ou un urinoir) à une époque où il était considéré comme avilissant pour un artiste de se préoccuper de sujets aussi triviaux.↩︎

  8. Le portrait inachevé de George Washington qu’on peut voir partout aux États-Unis est impressionnant moins par son sujet que parce que la partie vierge de la toile, que Stuart n’a pas eu le temps de « recouvrir », focalise accidentellement l’attention sur les traits du visage de Washington.↩︎

  9. L’« Égyptienne », famille de caractères typographiques rendue célèbre entre autres par son utilisation par Napoléon Ier, est une bonne application de ce principe. Comparée à d’autres caractères excellents mais plus anciens, tels que le Didot, le Walbaum ou le Bodoni, elle présente un équilibre parfait de ses caractéristiques positives et négatives qui facilite une lecture de loin.↩︎