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L’adieu aux images ou pourquoi il faut (ne plus) regarder les bunkers

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D’abord lié à une exposition, « Bunker Archéologie » fut réédité sans images… Au-delà des archives, cet article tente des hypothèses quant à cet abandon. Il entend montrer que la guerre eut, pour cette génération, une incidence sur la culture de projet. Déchet impossible à métaboliser, le bunker est une objection massive et mutique à la modernité comme construction. Virilio parle donc du présent. Loin de la poésie des ruines.

Un jour, grâce à la curiosité d’un étudiant1, je me suis demandé pourquoi Bunker Archéologie fut réédité sans images…

À cette question, l’enquête dans les archives apporte une réponse aussi simple qu’efficace : tout simplement parce que Paul Virilio ne les possédait plus2 ! Au terme de l’exposition de 1976 en effet, il lègue l’ensemble documentaire de ce corpus visuel au CCI, impressions et négatifs. Tout se passe alors comme s’il tirait un trait sur près d’une vingtaine d’années d’obsession – du temps de la découverte du Mur de l’Atlantique, et du temps de la pérégrination et des captations photographiques tout au long du littoral, à celui de la rédaction d’une thèse qui fut la matrice du livre comme de l’exposition : « L’architecture militaire du Mur de l’Atlantique ». Expérience de choc, collecte, composition puis écriture. Et finalement, ce don qui installe une distance.

C’est là d’abord un geste subjectif, où l’abandon des photographies vient répéter un adieu antérieur à la peinture : formé à l’art du vitrail, Virilio a d’abord peint et dessiné. Il en témoigne dans L’entreprise des apparences : « la figure m’a toujours parlé […] j’étais occupé ou plutôt préoccupé à peindre et dépeindre, c’est-à-dire à tenter d’interpréter les lignes, les valeurs, les couleurs3 ». Mais son regard est brutalement passé des choses aux intervalles. Selon lui du fait de la guerre qui, en détruisant le décor urbain, fit apparaître des percées et des transparences. Du fait également, il faut le noter, de l’industrie et de sa façon d’affecter les formes. Sa vision a dès lors, dit-il, divergé, focalisant sur une géométrie du découpage.

Comme en écho à cette intersection antérieure d’un pli autobiographique – l’abandon de la peinture – et d’une épiphanie théorique – la découverte de régimes visuels orchestrés par les vides –, l’adieu des photographies de Bunker Archéologie appartient donc à la vie comme à l’œuvre.

Pour un lecteur de cette dernière en effet, ce don des photos ne saurait manquer de raisons méta biographiques.

D’une part, ce dépôt et cet abandon font système avec la mélancolie de l’objet dont ces images sont imprégnées : l’Occupation, et finalement l’attente violente et déçue du Débarquement sur l’Atlantique. De l’autre, plus encore, ce don résonne comme une défaite des images réverbérant l’écho d’un adieu aux armes. Mais où Hemingway évoque le premier conflit mondial, Virilio déposant l’archive prend une marge à l’endroit du second.

Prendre ses distances avec l’héritage de 39-45 aurait donc imposé d’en finir avec la fascination visuelle.

Des lignes de faits s’entrecroisent, qui l’explicitent – l’une personnelle, l’autre fondamentale et une dernière à l’articulation des deux. La première est la nécessité subjective de mettre un terme à cette longue séquence d’obsession optique. La deuxième est l’enregistrement des leçons de la guerre industrielle de masse. La troisième enfin est le passage de la captation photo à l’écriture et l’enseignement.

Cette dernière hypothèse appartient à Valentin Sanitas : l’exposition dessinée, montée puis achevée, un nouveau temps s’ouvre où Virilio laisse la pratique de l’architecture à distance et se fait auteur. Le livre lui sera une réalité se substituant au projet, l’écriture et la doctrine à la photographie et au dessin. Poursuite des mêmes ambitions sous d’autres espèces dira-t-on, parodiant Clausewitz à dessein tant Virilio a fréquenté les pensées de la stratégie.

C’est bien pourquoi, d’ailleurs, on ne peut imaginer que le dépôt des images fut purement anecdotique.

Il tire à tout le moins les conséquences d’un passage : ces bunkers échoués sur la grève signent aux yeux de Virilio la fin des guerres du territoire4 et contraignent la pensée à leur dépassement. L’exposition des images marque donc la clôture d’une patiente enquête où il aura constaté la mort des logiques de l’espace. L’adieu aux images est simultanément congé donné au territoire, tous deux imposés par le blockhaus même.

La disparition du visuel n’est donc pas seulement affectée d’un coefficient mélancolique. Elle fait système avec une constellation.

D’une part, au sein même de l’œuvre, on l’a dit : défaite du terrain et passage d’un régime de la vue à une réflexion sur l’insécurité des corps (telle est la leçon évidente de ces architectures compactes de béton armé : un espace de l’oppression).

D’autre part surtout, Virilio avance dans ce qu’il tire des bunkers et de sa méditation sur la guerre. Au premier chef, l’idée d’une coupure historique, celle-là même qu’Andrea Branzi, par exemple, nomme seconde modernité : le statut des objets changerait dès l’immédiat après-guerre. Et si les deux auteurs ne le formulent assurément pas de la même manière, tous deux cernent à leur façon un segment ouvert par 1945, qui est crise du territoire, de la dimension chez l’autre, et de l’unité chez tous deux.

Et puis, il y a dépassement chez Virilio des premiers enseignements.

D’abord, on le sait, il déduisit du bunker l’échec de la grille moderniste – au profit de l’oblique pour Architecture Principe qu’il fonde avec Claude Parent. Ni le sol et ni les fondements ne sont plus références absolues pour la construction.

Mais avec l’exposition des images et leur don, Virilio fait un autre pas.

Il faut regarder les bunkers pour cesser de les regarder. Il faut enregistrer leur enseignement pour rester vigilant. Empruntant à Maurice Blanchot, on dira que le bunker fait prise pour une mémoire de l’oubli5. Mémoire personnelle du jeune Paul sur les plages de l’Atlantique. Mémoire historique de l’Occupation. Mémoire aussi du modernisme et de l’un de ses dévoiements. Mais oubli impérieux de ces trois mémoires aux fins de demeurer attentif au présent6.

Un oubli qu’il importe bien entendu de dissocier soigneusement de la maxime énoncée en 1971 – tout près donc – par le président Pompidou demandant au moment de gracier Touvier : « Le moment n’est-il pas venu d’oublier ces temps où les Français ne s’aimaient pas7 ? » Cette phrase signe en effet le vœu d’une déréalisation du passé.

Chez Virilio au contraire l’oubli n’est pas amnésie mais changement de focale et dépôt au musée : présence toujours à réactiver donc.

Car il faut bien voir les bunkers tels qu’il les a photographiés : enlisés, affaissés, égarés, ensablés. Bref, une défense qui n’a rien à envier à la ligne Maginot. Une série d’objets qui disent les destructions8. À côté des immeubles écroulés sous les bombardements – « les vieilles façades crevées ont été une leçon d’anatomie pour les jeunes architectes », écrit-il –, ces blocs l’ont obligé à relire le moderne9. Anatomie où le bunker rappelle qu’il n’existe pas de table rase, ce « mythe » moderniste, puisque le terrain est toujours déjà marqué.

Ce qui intéresse Virilio n’est pas le surgissement et la fonction stratégique. C’est l’épave et sa lente agonie. Non la forme perpendiculaire au sol, mais sa désorientation, son affaissement, son absorption par la plage. Déchet impossible à métaboliser et témoin de la défaite, c’est un objet à obsolescence visible où la guerre est venue s’échouer. Indirectement, le bunker est une objection massive et mutique au Bauhaus – à la modernité comme construction/bauen – nous rappelant aux puissances de la destruction.

Qui plus est, le cadrant dans ses photos, Virilio en fait aussi un pur objet. Design plus qu’architecture, si l’on suit les distinctions élaborées par Reyner Banham opposant la durabilité de la seconde à l’éphémère du premier10, devenir-design de l’architecture dès lors que la masse n’est plus fondée. À sa façon, le bunker dit la prise de pouvoir par l’objet. Du fait de l’optique-caméra, l’architecture y devient chose. Non pas microarchitecture. Non pas même miniaturisation (paradoxale) du monumental. Mais arrachement au sol et devenir meuble de l’immeuble.

En finir avec les images, c’est dès lors peut-être aussi résister au devenir-objet du monde. Voire tenter de ralentir l’effritement des inscriptions tectoniques. Ou pire… et plus fidèle sans doute à la pensée de l’auteur, être conséquent avec le fait que le monde lui-même a dépassé le temps des choses et qu’il a dès les années 1970 entamé sa propre dilution dans les flux et les algorithmes.

Il y a du reste chez Virilio une pensée de l’objet, ou plutôt de certains objets – les armes, les optiques, les capsules mobiles enfin. Et il y a une pensée de leur évanouissement. Ainsi la portière de l’automobile attire son attention pour autant qu’elle prolonge la fenêtre télévisuelle. Toutes deux, portière et TV, désintègrent de conserve la structure architectonique traditionnelle. La table sur laquelle on pose le poste comme le garage du pavillon sont des « seuils de transformation » qui provoquent l’anamorphose des structures construites. Bref, en chaque point de cette civilisation de l’objet industriel, la stabilité est dissipée. Fin de la statique et de l’équilibre immobilier11. Au profit d’une logique des mass media.

Virilio réactive donc à sa façon le texte hugolien de Notre-Dame de ParisCeci tuera cela. Mais ce n’est plus l’imprimerie qui épuise la construction des cathédrales. Ce sont ces mass media de l’instantanéité qui disent le passé de la construction architectonique et de la consistance des objets. Une esthétique des relations est ici projetée, qui fait de la TV l’équivalent de la fenêtre et de l’automobile celui de la porte. Hyper présents dans le temps consumériste ouvert sur la fin des années 1960, les objets sont aussi habités par le flux de la dissolution : par l’obsolescence indispensable au marché, par les technologies numériques émergentes, par la cuisine du sens publicitaire.

Allons-nous donc assister, se demande Virilio, à la complète désintégration de l’immeuble ? Est-ce la fin des édifices ?

À la frontière naturelle que constituaient encore les plages de la fin des années 1930 s’est substituée la nouvelle frontière que constitue l’aéroport. Puis viendra la diffraction de l’aéroport lui-même… Perspective sans horizon où importent désormais les systèmes de communication. La limite du cadastre ne fonctionne plus, et l’industrie technologique en opère la transmutation : le temps désormais est vecteur principal. Telle est la théorie déployée par l’auteur.

Quelque chose est donc lové dans la pensée du bunker comme dans l’abandon de ses images : une crise de l’architecture à l’endroit même où celle-ci, brutalement, rencontre la production industrielle : l’obsolescence. En ce sens, architecture comme design sont emportés par cette crise du fondement, et il conviendrait, parodiant Gainsbourg et Gianni Pettena ou Gordon Matta-Clark, de parler d’an-archi-design. Depuis l’ensablement de ces blocs de béton pseudo-modernistes, les disciplines du projet sont démobilisées : arrachées au temps des immeubles, mais d’une mobilité non vectorisée. Elles sont déterritorialisées.

Ce que le bunker aura paradoxalement révélé, c’est cette crise de l’architectonique, forme dégradée de la maîtrise du sol, dit L’espace critique12. C’en est fini de l’espace substantiel, homogène, hérité de la géométrie grecque. Et de la dimension comme telle. Est devenue impossible la « mensuration d’un réel visible offert à tous13 ». Car sont effacés et l’encadrement et le point de vue : « le plein n’existe plus, à sa place une étendue sans limite se dévoile dans une fausse perspective qu’éclaire l’émission lumineuse des appareils ».

Les photos du littoral de l’après-guerre font donc ici l’objet d’une interprétation continue : incarnant la désorientation des axes, l’absorption des vectorisations classiques par le mouvant des sables, les bunkers révèlent leur destin archéologique. En même temps, ils font basculer le regard et rendent incertain et ce qu’ils étaient fait pour regarder – n’oublions pas en effet que ce sont des dispositifs optiques – et ce que nous y voyons. Ils gèlent le point de vue. Ils l’enterrent. Pire, ils en révèlent la texture passée.

Voilà bien ce dont l’adieu aux images de 1976 prend acte, aussi : a disparu la profondeur de champ. L’esthétique de l’apparition est remplacée par celle de la disparition. Et Virilio de noter avec malice que ce n’est pas la Las Vegas de Venturi et Scott Brown qui mérite de fonder le postmoderne, mais Hollywood, cette « zone industrielle du faux-semblant14 ».

On doit à cet égard contraster vivement la série des photographies de l’un et l’autre projet. Au noir et blanc de Bunker Archéologie s’objecte la couleur de Learning from Las Vegas. Mais quoiqu’en dise le Français, l’idée d’un enseignement leur est commune, et tous deux exposent la ruine du moderne. Même si, par ailleurs, les leçons tirées divergent. Le couple américain fait de la ville du jackpot découpée sur l’horizon négatif du désert15 la projection vernaculaire d’une postmodernité s’objectant au Style international. Virilio doute qu’à l’enlisement du bunker puisse succéder une vie en colorimétrie sans accident ni catastrophe. Les premiers en déduisent la construction d’une architecture-image. Le second, la fin de toute construction dans le flux des images. Mais tous deux, à dire vrai, comprennent la mutation d’une construction inéluctablement contaminée par la fin de toute durabilité. Les premiers font du visuel l’objet d’un plaisir, le second y voit la raison d’un deuil. Tous saisissent son devenir simulacre16.

À cet endroit, le pessimisme de Virilio s’objecte aussi à la relance du programme design que tente dans l’après-guerre allemande la Hochschule für Gestaltung d’Ulm. L’histoire en est connue, fondée par la sœur des résistants de la Rose blanche, l’école se voulait le creuset où dénazifier la vie allemande par le biais des objets de la vie quotidienne arrachés à toute sémantisation totalitaire. L’historien de ce moment Paul Betts en tire argument pour intituler son maître ouvrage : L’autorité de l’objet. Et c’est précisément ce point que vise à constester Virilio : loin d’être les dépositaires de quelque autorité morale que ce soit, les objets ont perdu toute densité. Les bunkers sont les derniers. Et la leçon de Sebald (notre contemporain à nous) l’emporte ici sur celle de Dieter Rahms. L’adieu aux images est relégation des icônes.

C’est sur ce point au demeurant que les photographies de Bunker Archéologie se dissocient de celles des Becher. (Ou par exemple de celles de l’Atlas de Gerhard Richter, inventaire encyclopédique mené par l’artiste depuis 1963 et qui lui aussi entreprend l’exhibition d’une mémoire du monde.) Tous assurément visent à faire apparaître une constante typologique et à permettre la comparaison.

Formellement, on pourrait en débattre. Le dispositif frontal des Allemands n’est pas celui qu’il adopte. Le quadrillage en grille des séries non plus. Enfin, le parti pris quasi structural des Becher échappe à l’emprise que la phénoménologie semble exercer sur lui17. Où ceux-ci refusent toute subjectivité au profit de la Sachligkeit, il oscille entre les deux. À leur inventaire face caméra, il préfère une incertitude de la perception. À leur qualification du bâti comme « sculpture anonyme », il oppose un monolithe qu’il tente de dégager de la sculpturalité18.

Dans leurs vocations mémorielles toutefois il y a similitude et les deux relèvent de la tradition de l’archive19. Dans cette constitution de collections aussi, il y a des ressemblances.

Reste que Virilio est architecte et regarde des constructions et leur implantation. Plus exactement, il regarde leur arrachement au site en même temps que leur position. Règne de la situation et non plus de l’ancrage on l’a dit. Mais lieu tout de même. Ainsi, ultérieurement, il analysera le bâtiment du Watergate : « Obviously, everybody at the time was writing about Watergate, but I wrote about the building. […] Although we talk a lot about the events we do not talk enough about their setting. Events take place, Watergate was a place20. »

Car les bunkers ne sont pas des sculptures, et l’image induit en erreur, qui en fait des monolithes. La désorientation qui les enlève à l’orthogonalité produirait plutôt un effet analogue à celui des Minimalistes : elle interroge le corps du regardeur. Et l’architecture se rappelle à notre souvenir comme habitacle. Il y a donc contresens à les figer, et c’est aussi ce que signifie le legs au CCI. Les arracher à l’image, c’est les soustraire à leur semblance d’œuvre. C’est du reste là encore un point de divergence d’avec l’école de Düsseldorf : même s’il partage avec elle l’absentement de la figure humaine dans le champ, chez Virilio l’échelle n’a pas été absorbée par le dispositif de la prise de vue et le corps est sollicité par la culture de projet. Ici, il s’abîme. Pire, il touche à l’âme – à l’angoisse. Au sens où Reyner Banham, évoquant l’architecture de Schindler comme une démarche « pionnière sans les larmes » pouvait écrire, par exemple : « il faudrait être totalement insensible pour vivre dans une œuvre de jeunesse de Corbu ou de Breuer sans être rendu fou par l’angoisse qui a présidé à sa conception21 ». Gageons au reste que l’architecture de l’oblique et de la réactivation du blockhaus vise ce point d’angoisse.

Enfin, le propre de Virilio est de solidariser le statut de l’image et celui de l’architectonique. À la disparition de cette dernière correspond, pour mêmes motifs techniques, la fin de l’image classique. Et de même que nos habitats ne se mesurent plus à la géologie naturelle, de même nos vues sont devenues fantomatiques. Loin du soleil.

Car l’adieu aux photographies signe aussi le constat d’un changement matériel du visuel. Aux prises argentiques de sa pérégrination atlantique se sont substituées, non pas encore nos photos numériques, mais des vues affectées par les dispositifs vidéo. Loin d’être le dépôt d’un réel sur une matière photosensible, les images sont devenues des « interfaces opto-électroniques ». Virilio en identifie la mutation, et le don des négatifs au CCI est sa traduction en acte.

Revenons d’ailleurs sur cette solidarité du bâti et du visuel : il en retrace la genèse dans La ville surexposée. On condensera : désaffection du cadre. La surface-limite est devenue interface mobile. Plus rien ne nous fait face, et nous ne regardons plus selon ce dispositif. La ville moins encore que le reste. La visibilité est désormais sans face-à-face : « privé de limites objectives, l’élément architectonique se met à dériver, à flotter, dans un éther électronique dépourvu de dimensions spatiales22 ». Telle est la surexposition : au tambour des portes succède celui des banques de données, l’espace s’invagine en prolifération des réseaux. Notre rapport à la lumière lui-même s’en trouve affecté, et ces villes super techniques sont celles qui vivent la fin des alternances du diurne et de la nuit dans un faux jour électronique.

Un peu comme Walter Benjamin insistait sur la métamorphose de notre rapport au monde sous la luminescence inédite du bec de gaz dans le Paris du dix-neuvième siècle, Virilio pointe l’incidence d’une lumière émanant désormais en continu de la démultiplication des écrans. Mais loin que ce nouveau système optique s’installe dans le plan et le cadre d’une ville, il en brouille la définition classique et fait par contrecoup de toute cité un village Potemkine qui n’est pas tout à fait là où il rayonne.

En ce sens, de même que le climatiseur constitue l’objet par la grâce duquel les Archizoom voient le quadrillage continu tisser un monde des marchandises avec la No-Stop-City, de même que l’escalier mécanique vient compléter ce dispositif aux yeux de Rem Koolhas et produit un junkspace, de même Virilio fait des écrans le motif d’une désagrégation de l’espace traditionnel. En chaque cas, notons-le, une dynamique des flux remplace aussi bien topique que topographie. En chaque cas aussi un objet industriel diffusé en quantité constitue la matrice de la transformation. L’espace s’affecte de ces séries : climatiseurs, escaliers, écrans à perte de vue. Pire, s’y dissolvent ses constituants classiques (lumière naturelle, horizontalité du sol, verticalité euclidienne, etc.). Et Ordo et decumanus. Et surtout cadre, limite et bord. Il n’y a plus de premier ni d’arrière-plan. Tout devient furtif.

Et tel est bien le destin du bunker, à la fois hyper visible dans sa massivité de béton gris, et en même temps voué à l’absorption par le sable. À la fois point de vue, et en même temps – à ceux de Normandie près – regard aveugle déçu projeté vers un ennemi absenté. À la lisère entre l’ancien temps du territoire frontalier et le temps des regards neutralisés par leur démultiplication même.

Inlassablement dans son œuvre, Virilio aura dessiné les solidarités du lieu et du visible, ou plutôt de l’effritement du local au bénéfice d’une hypertrophie des regards. En arpenteur. Et en architecte-urbaniste. En archéologue paradoxal des temps présents aussi. L’aventure Bunker Archéologie révèle ainsi le caractère décisif du segment 1945-1975. Non pas du tout parce que ce seraient les Trente Glorieuses… Mais parce qu’y décante un effet-guerre. Dernier point, dès lors, le don de photos qui touchent à la guerre nous rappelle au statut de l’archive documentaire. Walter Benjamin en formule le mode d’emploi : « la marque historique des images n’indique pas seulement qu’elles appartiennent à une époque déterminée, elle indique surtout qu’elles ne parviennent à la lisibilité qu’à une époque déterminée23 ». Assumant la réédition de l’ouvrage sans les images, Virilio porte l’accent sur le discours seul. Il désactive le regard. Les archives sont aux archives. Le geste historien de construire le corpus et le document a eu lieu. Il a pris soin de cadrer la lisibilité des photo-bunkers jusqu’au moment de cette exposition au CCI. Et en effet, quelque chose de la guerre, française, est parvenu à s’inscrire dans ces années 1970, entre Le Chagrin et la Pitié d’Ophüls de 1971 et la diffusion TV d’Holocauste. Se séparer des images et les mettre dans des boîtes, c’est dire qu’il ne saurait être question d’en faire l’objet d’une jouissance24.

Bref, pour ce qui concerne l’architecture, Virilio signale par ce refus combien il est éloigné de l’affaire postmoderne. Pour ce qui concerne la guerre, il souligne au fond qu’elle est devant nous et qu’elle épousera d’autres formes qu’il conviendra de lire correctement – des formes qui ont à voir avec la métamorphose de l’image en machine de vision justement. En ce sens, il n’est pas loin des propos récents de Christian Boltanski : « Je pense que nous sommes toujours en guerre, que la guerre ne s’arrête jamais. Parfois la guerre se déroule chez nous, parfois en Afrique ou ailleurs. Mais en tout cas la guerre est constante. Il n’y a pas d’après guerre25. » Il n’y a pas chez lui de travail de la négation, et moins encore dénégation, mais anticipation et déplacement. Délocalisation de la guerre et de la violence jusque dans les espaces virtuels. Son discours parlera du présent, fondé sur ce savoir profond des marques de la violence, il œuvrera sans relâche à tracer la catastrophe. C’est donc sans doute pour barrer l’affect que Virilio se défait des photos. Loin de la poésie des ruines, l’intéresse le diagnostic de son temps.