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Entretien avec U,N,A Collective

Sur la commande graphique et l’influence soviétique en Ukraine. Points de vue contemporains.

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A few years after their education at the Kharkiv Academy of Design and Art, the three graphic designers of U,N,A, Collective lead the line and research of the collection "ZNAK! Ukrainian Logotypes. 1910-2019". As practitioners who grew up in the post-Soviet era, they felt the need to take a census, from the genesis to the design of these brands, and to look back on their experience. As designers of another generation, this return to Kharkiv and its archives allows them to take a contemporary look at the history and influence of the Soviet Union in their practice as graphic designers. The interview is conducted by personalities in research such as David Crowley, researcher in visual culture at the National College of Art and Design in Dublin, and Véronique Marrier, head of the graphic design department at the Centre national des arts plastiques (Cnap). They are accompanied by Katya Hudson, a young Anglo-Ukrainian researcher at Kingston School of Art (London).

L’Académie de design et d’art de Kharkiv, ses enseignants et les créations réalisées pour l’industrie ont été au cœur de l’histoire du design graphique ukrainien. Les trois designers graphiques de U,N,A Collective témoignent de la relation entre cette école, dont elles sont issues, son contexte lié à l’histoire de leur pays, et leur pratique en tant que designers.

L’entretien conduit par David Crowley, Véronique Marrier et Katya Hudson s’est déroulé en visio-conférence le 19 novembre 2022.

Pourquoi Kharkiv ?

Katya Hudson

J’aimerais commencer par vous demander pourquoi Kharkiv, et comment vous y avez débuté ? Selon vous, y a-t-il quelque chose de spécifique qui rend l’école de Kharkiv, dont sont issues les principales figures de designers graphiques que vous mentionnez, différente des autres écoles dans son approche du design graphique ?

Uliana, Aliona (U,N,A Collective)

Nous sommes toutes issues de l’Académie de design et d’art de Kharkiv (Харківська державна академія дизайну та мистецтв), ville natale d’Aliona. Avec le temps et la distance, il nous a paru important d’engager une recherche sur cette Académie et son contexte. En 2016-2017, dix années après avoir été diplômées, nous avons commencé à planifier cette recherche. Au-delà de notre intérêt personnel, Kharkiv tenait une place majeure en Ukraine et dans l’Union soviétique. Centre éducatif et scientifique réputé, c’était également un foyer industriel qui a perduré, avec une industrie reconnue et de nombreuses usines.

Contrairement à d’autres écoles dans le pays (par exemple celle de Lviv, spécialisée en arts décoratifs, ou encore celle de Kiev, connue pour la peinture), l’école d’art de Kharkiv est spécialisée en design, avec un accent spécifique sur l’art industriel développé depuis les années 1920. Kharkiv a vraiment joué un rôle essentiel, et l’école de design graphique, ses concepteurs et les créations réalisées pour l’industrie ont été au cœur de l’histoire du design graphique en Ukraine1. Du point de vue d’un designer graphique observant l’environnement visuel actuel de l’Ukraine, il est flagrant de constater que les méthodes contemporaines de création de logotypes sont vraiment différentes de celles du passé soviétique. Nous avons donc décidé de retourner à Kharkiv et à ses archives, en tant que designers d’une autre génération, pour engager ce dialogue avec nos professeurs, de professionnels à professionnels. Nous souhaitions documenter le design graphique, son histoire, son héritage, et montrer son importance et son influence en Ukraine. Pour nous, la question sous-jacente n’était d’ailleurs pas esthétique, mais plutôt celle liée aux pratiques de ces designers graphiques, de la forme pure au logotype, et les méthodes et recherches menées pour les créer.

Structure de la recherche / structures des commissions / structure du système soviétique

Véronique Marrier

Dans un article de Telegraf Design2 (2 novembre 2017), vous mentionnez votre souhait d’accéder aux travaux de la Chambre de commerce de Kiev et d’Odessa. Existe-t-il des archives ? La connexion entre le design et l’industrie y est-elle aussi présente qu’à Kharkiv ?

Uliana, Aliona (U,N,A Collective)

Malheureusement, toutes les archives soviétiques ont été perdues pendant la période de la Perestroïka. Mais les archives centrales des hautes autorités de l’État et de l’administration publique ukrainienne ont conservé d’importantes sources officielles. Bien qu’il ne s’agisse pas d’archives concernant le design graphique, elles comptent des documents relatifs à diverses organisations d’État – comme la branche ukrainienne du Conseil artistique de la Chambre de commerce de l’Union3. Ces archives ne sont pas nécessairement liées à la culture, mais elles rassemblent des documents issus des procès-verbaux et transcriptions des réunions et rencontres du conseil artistique durant lesquelles des logotypes et propositions graphiques étaient examinés et critiqués. Ainsi, nous avons pu découvrir le nom de designers ainsi que ceux d’entreprises ou d’usines pour lesquelles des logotypes avaient été conçus. La majorité de la documentation graphique provient des archives privées des designers ainsi identifiés.

David Crowley

Puis-je vous demander votre ressenti, en tant que jeunes femmes ayant grandi sous l’ère post-soviétique, à l’idée de revenir en arrière et de vous pencher sur l’histoire soviétique ? Cela vous semble-t-il une contrée étrange à explorer ? Serait-ce similaire à un voyage dans le temps, mais dans un autre monde, un autre pays ?

Aliona, Uliana (U,N,A Collective)

Nous sommes nées dans les années 1980 et avons grandi avec l’esthétique de l’Union soviétique. En tant qu’étudiantes à l’Académie des arts et du design, nos professeurs4 du département design – dont la majorité travaillait pour la Chambre de commerce de Kharkiv – nous ont initiées à cette esthétique. Elle était en quelque sorte notre base, nos fondements. Plus tard, lorsque nous avons commencé à voir et à explorer le monde international du design, nous avons bien sûr remarqué des différences : le design graphique nous avait été enseigné comme de la communication visuelle, avec des idées héritées du modernisme et du fonctionnalisme pré-numériques. Les interdictions et les problèmes de l’expérience soviétique y étaient superposés : non pas idéologiques, mais plutôt des restrictions de production, et parfois psychologiques. Nous avons découvert par la suite des moyens d’expression illimités, le pittoresque et l’émotivité. C’est pourquoi revenir à nos études et explorer en détail le travail et l’éthique de ce système nous paraissait intéressant. Dans l’industrie contemporaine du design graphique en Ukraine, nous ne voyions aucun lien avec ce passé. Comment ces designers des années 1960-1980, dont la majorité avait suivi une formation aux Beaux-Arts, créaient-ils des formes et s’intéressaient-ils à leurs potentiel de développement ? Leur processus créatif provenait de la gravure sur bois et des techniques d’impression artisanales/analogiques5.

Nous ressentions une rupture entre nos générations et nos pratiques : quelle place occupaient ces personnes dans notre histoire ? C’est pourquoi, par exemple, nous avons porté une attention particulière à Volodymyr Pobiedin (1918-2006), et le considérons encore comme une figure ayant réalisé un travail majeur dans le développement des pratiques graphiques.

Véronique

Était-ce la tentation d’aller à l’encontre de la conception soviétique, comme à l’école lorsque l’on tente de repousser les limites ou d’aller à l’encontre du système ?

Uliana, Aliona, Nika (U,N,A Collective)

Pour être honnête, la génération précédente de designers était beaucoup plus opposée à cette tradition moderniste soviétique que nous ne l’étions6. La génération des années 1980 a tenté d’être post-moderne et était très intéressée par les approches occidentales. Mais la nôtre est arrivée après, et nos études ne prêtaient pas autant attention à la scission entre les deux. Cependant, nous étions aussi en quête de quelque chose de nouveau, de frais, d’une esthétique post-moderne. Notre rébellion a eu lieu dans les années 2000, avec le choix de revenir en arrière et de nous pencher sur les racines de notre école, et de conduire une recherche avec la volonté de construire une collection et une archive qui pourraient nous informer précisément sur les phénomènes en cours ayant façonné ces différentes approches. Quel est l’esprit de l’école de Kharkiv ? Existe-t-il, ou n’est-ce qu’un mythe, une légende urbaine ? Nous avons décidé de nous plonger dans cet héritage, en regardant cette fois-ci de plus loin. D’autre part, il nous paraissait important d’explorer ces racines, notamment à une époque où quiconque possédant un ordinateur semble pouvoir devenir designer graphique. Mais est-ce suffisant ? En revenant à l’approche moderniste ou à la très constructive avant-garde ukrainienne, nous souhaitions comprendre notre environnement en Ukraine, des années 1920 aux années 2000.

Véronique

Était-ce possible de retracer les liens entre les designers et les commanditaires ? Ces derniers savaient-ils communiquer en termes de typographie ou de logotypes avec les designers graphiques ? En examinant les documents que vous avez rassemblés – ouvrages, rapports, etc. – quelle était l’organisation entre l’industrie et le designer ? Comment travaillaient-ils ensemble, et avez-vous trouvé des informations sur les sommes dont ils disposaient ?

Nika, Aliona, Uliana (U,N,A Collective)

Parfois, il était très étrange de lire les rapports et les procès-verbaux (Fig. 1 et Fig. 2). Certains commentaires étaient très concis et d’autres très détaillés, avec différentes suggestions de formes ou de typographies. Mais comme nous ne pouvions ni voir, ni, la plupart du temps, trouver les créations, nous ne pouvions qu’imaginer. Il était assez amusant de considérer et d’intégrer à nos recherches des remarques du genre : « Supprimez les feuilles, elles sont trop décoratives. Et rendez la forme plus claire ! » ou encore « C’est horrible. C’est horrible. Cette typographie est horrible7 ! »

Ces documents mentionnaient également les honoraires du designer graphique pour différents travaux tels que des affiches, des logotypes d’entreprises ou des emballages. Ces informations étaient très précieuses lorsqu’il s’agissait de déterminer l’activité ou le poids économique du design graphique. Nous avons également appris à connaître la bureaucratie politique et le fait qu’à l’époque soviétique, rien ne pouvait se réaliser sans elle.

Des liens à travers l’histoire

David

Voyez-vous un lien entre Volodymyr Pobiedin et l’avant-garde ukrainienne des années 1920 et 1930 ?

Uliana, Nika, Aliona (U,N,A Collective)

Nous voyons un lien avec l’esthétique du graphisme des années 1920 à travers Vasyl Yermylov (Fig. 3, Fig. 4 et Fig. 5) et Boris Kosariv, qui étaient également à Kharkiv et travaillaient à l’Académie comme Pobiedin. Il était intéressant d’explorer cette connexion, étant donné qu’il y avait un très grand fossé.

En termes d’époques, les deux principales lacunes dans l’histoire du design graphique en Ukraine sont les années 1930-1950 avec les répressions staliniennes et la Seconde Guerre mondiale, puis les années 1990 avec la Perestroïka, où toutes les archives ont été perdues. Nous avons essayé de combler ces lacunes avec nos recherches, en retraçant le lien entre ces époques et les formes graphiques qu’elles ont générées. Pobiedin a eu une très longue vie professionnelle et sa productivité était impressionnante. Il a travaillé des années 1960 aux années 1980. En outre, il était également un professeur très talentueux et très influent, comme en témoignent les entretiens avec ses étudiants8. Bien qu’il fût très doué pour le graphisme, curieusement, il avait une formation de céramiste.

Katya

Vous semblez d’accord avec Pobiedin à bien des égards, vous comprenez son importance et semblez vous identifier à lui, mais y a-t-il quelque chose que vous faites différemment ? Avez-vous appris des choses de lui, mais que vous ne souhaitez pas appliquer ou dont vous ne voyez pas l’intérêt dans votre pratique ? Quelle est votre différence en tant que designers contemporaines ?

Nika, Uliana, Aliona (U,N,A Collective)

Il était très bon dans certains domaines spécifiques. Spécialisé dans les logotypes d’entreprises, il travaillait avec des formes en noir et blanc et trouvait l’équilibre et la tension entre elles. Il a travaillé dans ce domaine pendant des années et des années, a pris de nombreuses décisions intéressantes dans les combinaisons, mais sa compréhension du design était très étroite. Aujourd’hui, nous avons une plus grande variété et plus d’options de travail. L’œuvre de Pobiedin n’est qu’une partie du puzzle du graphisme moderne, même s’il reste une pièce très importante. Ses dessins étaient très variés et impressionnants, malgré les outils limités avec lesquels il s’exprimait. Son œuvre est une base importante, un point de départ.

Logotypes, commerce et idéologies

David

Puis-je vous demander pourquoi vous mettez ainsi l’accent sur les logotypes ? Je me demande s’il serait possible de faire le même genre de recherche pour d’autres types de créations graphiques.

Uliana, Nika, Aliona (U,N,A Collective)

En tant que praticiennes, notre principal intérêt était de nous pencher sur les règles organisant les créations graphiques. Ces logotypes d’entreprises sont plus que de simples logotypes ou identités visuelles. Nous considérons plutôt cet ensemble de travaux comme une méthode de création de formes, pouvant se diffuser et être utilisée dans différents domaines, tel que nous le présentons à travers divers exercices de réappropriation de ces formes9.

Nous avons également décidé de nous concentrer sur les logotypes car diverses formes de design soviétique comme les affiches et autres types d’esthétique de propagande étaient déjà bien connues. En effet, seulement quelques livres à faible tirage sur les logotypes sont disponibles, pour un public restreint, et s’avèrent parfois même inconnus pour certains designers en Ukraine.

David

Puis-je proposer un argument légèrement provocateur ? À mon sens, il était difficile d’être designer graphique en Union soviétique à cause du discours définissant le commercialisme comme complexe et du fait que, idéologiquement, l’Union soviétique souhaitait créer une économie différente. Un logotype, dans le domaine du commerce, était un objet de graphisme stable, immuable et clair, assez différent de la publicité. D’une certaine manière, n’était-ce pas un bon espace pour le design socialiste ?

Uliana (U,N,A Collective)

Voulez-vous dire que le logotype n’était pas utilisé pour des fins commerciales ?

David

C’était le marché socialiste, et il changeait lentement. Les logotypes que vous avez rassemblés – mais aussi plus largement les logotypes de l’époque dans les républiques socialistes – donnaient une identité très soviétique. Il n’y avait pas de tromperie, pas d’aliénation. Il ne s’agissait pas d’esthétique commerciale, mais d’identité. Par exemple, la conception de logotypes en Pologne était un espace de travail intéressant pour les designers, tandis que la publicité était un espace beaucoup plus problématique. Je me demande si cela ne ressemble pas à la situation ukrainienne ?

Nika, Uliana, Aliona (U,N,A Collective)

Oui, vous avez raison. Le fait est que la situation était très artificielle. Il n’y avait pas de marché naturel pour façonner ce processus. Il n’y avait que des lois soviétiques, et elles n’étaient pas centrées sur des pertes de marché ou de véritables principes publicitaires. Si le gouvernement imposait aux usines d’avoir un logotype, alors les designers en créaient. Ces derniers n’avaient pas à réfléchir de manière complexe aux désirs d’un client ou autre facteur principal de conception dans le monde occidental. C’était une situation très insulaire. D’un autre côté, lorsque nos collègues polonais voient nos recherches, ils pensent que nous suivons la tradition des designers graphiques soviétiques, et qu’eux sont à l’inverse plus libres. Quoi qu’il en soit, la pratique était exempte de propagande ou de symboles de l’idéologie soviétique. Les designers graphiques créaient des formes avec des symboles d’objets industriels, d’objets de la vie quotidienne comme des fruits ou des symboles vernaculaires, et non avec les symboles courants de l’idéologie soviétique comme les étoiles, les marteaux ou le profil de Lénine !

David

D’une certaine manière, je remarque beaucoup de dignité dans ce design. Ces designers ont pu montrer à quel point ils étaient créatifs. Ils pouvaient utiliser leur art sans produire le même genre de propagande que les affiches pour l’anniversaire de Lénine ou le 1er mai. C’est un travail assez difficile avant l’avènement des outils numériques. Mais peut-on vraiment être un moderniste sans être un idéologue ?

Uliana, Aliona (U,N,A Collective)

Créer des compositions était un travail intègre selon les personnes que nous avons interrogées10. Il n’y avait pas beaucoup de domaines où l’on pouvait travailler légalement avec des formes abstraites, car elles étaient souvent qualifiées d’art dégénératif. D’une certaine manière, les designers de logotypes, qui s’occupaient notamment de la mise en forme des marques, ont été heureusement épargnés par ce sort. Ils ont pu travailler de manière abstraite, en créant des formes intéressantes à partir d’interprétations d’éléments de vie quotidienne, à leur manière.

Véronique

Peut-être parce que le graphisme de logotypes d’entreprises est un art appliqué et qu’il est lié aux entreprises, à la fonction, à l’industrie ? Mais d’un autre côté, nous pouvons ajouter beaucoup de travail personnel et d’intentions lors de la création d’affiches, n’est-ce pas ?

Uliana, Nika, Aliona (U,N,A Collective)

Pas dans une conception d’affiche soviétique. À l’origine, la profession de designer graphique n’existait pas. Les designers graphiques étaient tous des artistes travaillant dans un domaine marginalisé, dans un isolement esthétique sur des objets non prestigieux. Mais en même temps, il y avait un espace pour une certaine liberté d’un point de vue professionnel. La plupart de ces travaux étaient liés aux politiques de l’époque, à la loi 1962 qui obligeait toutes les usines industrielles à avoir une identité de marque. Les entreprises avaient donc besoin de professionnels pour réaliser ce travail.

Véronique

Nous parlons de logotypes, et ainsi surtout des formes, mais qu’en est-il de tous les autres types de travaux – signalétique, chartes diverses, etc. – qui contribuent à l’identité visuelle des entreprises ?

Aliona, Nika, Uliana (U,N,A Collective)

Nous n’avons trouvé qu’un seul projet d’identité visuelle totale. Il s’agit d’un projet pour l’entreprise agricole All-union ‘Soyuzsil’gosptehnika’ qui fut imprimé dans un très célèbre magazine Техническая эстетика [Technical Aesthetics]. Créé au début des années 1970 par un groupe d’artistes comprenant Anatolii Sumar, Leonid Rabinovych et Borys Kharyk, ce projet est peut-être la première et la plus importante identité réalisée dans ce domaine. C’est un cas d’étude rare, qui comprend la typographie, la signalétique, les imprimés et les brochures (Fig. 6 et Fig. 7). Aujourd’hui encore, nous pouvons l’apercevoir sur certains panneaux de signalisation en campagne. Nous avons également trouvé quelques projets complexes plus tardifs (à la fin des années 1970 et dans les années 1980) de Volodymyr Lesniak, telle l’identité d’entreprise pour les 50 ans de l’Institut de physique et de technologie de Kharkiv, datant de 1978 (Fig. 8 et Fig. 9). Mais ces projets exceptionnels comprenaient simplement un logotype facile à produire et à retracer sur divers supports comme des tracteurs ou des poteries.

En ce sens, l’usine d’avions Antonov est un exemple très intéressant. À la fin des années 1950, les avions, en tant que projets confidentiels, ne possédaient pas d’identité visuelle afin d’empêcher les États-Unis de retracer leur lieu de production. Plus tard, cette même usine a commencé à participer à des foires à l’étranger et à proposer de nombreux articles souvenirs, etc. La chose était alors inhabituelle. Puis est apparue la loi obligeant toutes les entreprises – des sociétés aux usines – à avoir leur propre identité visuelle. Cette obligation était corrélée au besoin pour l’Union soviétique d’obtenir des devises étrangères. Avec l’entrée dans le commerce mondial et l’échange de certaines marchandises, de nouveaux besoins sont apparus pour des identités visuelles en dehors de l’Union.

David

Pourriez-vous décrire un peu la fonction de VNIITE telle que vous la concevez ? Car il s’agit d’un système assez différent pour penser la recherche en design.

Aliona, Nika (U,N,A Collective)

Il est peut-être important de décrire la différence entre les deux organisations que nous explorons dans cette recherche. La Chambre de Commerce gérait les commissions et se concentrait sur certains points, tandis qu’à VNIITE11, les designers graphiques étaient beaucoup plus impliqués dans la recherche et l’expérimentation12. Ils définissaient les tendances du design. Par exemple, l’identité agricole dont nous avons parlé précédemment fut entièrement réalisée par un designer graphique du VNIITE à l’antenne de Kiev. Nous nous sommes concentrées sur la création d’identités graphiques, mais cet institut technique réalisait un travail plus large avec un design industriel concevant des techniques, de l’ingénierie, des machines et des produits du quotidien. L’idée principale de ces institutions était d’introduire la science dans le design, avec la conviction que certains principes et méthodes pouvaient être développés afin de rendre le processus de conception hautement fonctionnel.

David

Oui, il y a deux façons de penser à VNIITE. D’une part, tel un ensemble d’îlots de liberté où les concepteurs, les scientifiques et les ingénieurs disposent de ressources et d’un espace pour concevoir et être créatifs. D’autre part, on peut également supposer qu’il s’agit un réseau s’étendant de Moscou à l’ensemble de l’Union soviétique tentant de contrôler les designers, les ressources et l’économie. Quel point de vue vous paraît le plus pertinent ? la liberté ou le contrôle ?

Aliona (U,N,A Collective)

Ces deux directions luttent toujours l’une contre l’autre et, en réalité, se rejoignent toujours. Il y a un équilibre entre les deux. C’est l’éternelle question. Même aujourd’hui, alors que nous avons la liberté d’expression, des formes de contrôle persistent comme les likes d’Instagram ou d’autres types d’algorithmes.

Hier, aujourd’hui et demain…

David

Concernant votre projet, je suis curieux de savoir s’il s’agit d’un réseau national ou soviétique. Est-il, selon vous, plus ukrainien ou plus soviétique ? Nous vivons actuellement un moment important où nous devons célébrer la culture ukrainienne afin d’empêcher sa destruction. Considérez-vous votre projet comme une célébration de la culture ukrainienne ?

Aliona, Uliana, Nika (U,N,A Collective)

Avant tout, nous considérons notre projet comme une mise en lumière des noms des professionnels du design.

Cette question sur les caractéristiques esthétiques ukrainiennes nous hante. Par exemple, nous pouvons constater que l’approche du constructivisme de Vasyl Yermilovs était basée sur l’art populaire ukrainien. Il a produit son propre mode de pensée, en ajoutant des motifs vernaculaires – fleurs et couleurs – à des formes géométriques ou pures Fig. 10. D’une certaine manière, c’est un constructivisme très ukrainien, mais il est difficile de le définir tel quel. Au cours des derniers mois, nous avons beaucoup échangé sur la manière de distinguer un design ukrainien. Nous n’avons toujours pas établi de liste restreinte ou de guide sur ce qui rend une forme ou une approche ukrainienne. Peut-être est-ce la prochaine étape de la recherche. Quoi qu’il en soit, toute forme d’archivage et de collecte de projets du passé est utile, et est importante pour la culture. Peu importe l’histoire, nous devons la parcourir et tenter de comprendre sa logique.

Katya

Je me demande également ce que signifie pour vous l’archivage et la documentation de quelque chose qui n’a jamais été documenté auparavant. Dans le climat actuel, avez-vous réussi à sauver des créations qui auraient pu être détruites ?

Nika (U,N,A Collective)

En toute honnêteté, les bibliothèques, les musées et les appartements privés que nous avons visités à Kharkiv ont tous été attaqués depuis le 24 février 2022. Certains d’entre eux sont endommagés et les archives sont désormais en danger physique. Nous ne sommes pas certaines de leur existence en dehors de notre livre, après la fin de la guerre.

David

C’est vraiment intéressant que vous soyez des designers et des praticiennes. Après tout, vous n’avez pas reçu une formation d’historiennes…

Aliona (U,N,A Collective)

Pour nous, l’idée était d’aborder cette recherche en tant que praticiennes. Rassembler des identités de marques d’années différentes a permis la création d’un catalogue d’approches, et ainsi la mise en évidence de ces dernières. Certaines critiques établissent des liens entre des logotypes de diverses époques : un logotype des années 1990 ressemblerait à un autre datant des années 1969, lui-même similaire à un autre datant des années 1920. Notre recherche vise à montrer ces connexions, et révéler le développement et l’influence des pratiques les unes sur les autres.

Comme nous nous posions beaucoup de questions sur notre vie professionnelle, nous voulions travailler avec d’autres spécialistes tels que des critiques d’art, qui instaureraient un contexte différent à cette étude.

Véronique

Vous vous concentrez sur l’histoire, votre éducation, l’école et les personnes qui étaient importantes pour vous. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre pratique en tant que designers ? Quel est votre processus de conception ? Comment est-il lié à une identité ukrainienne ? Et comment votre travail constitue-t-il une sorte d’étape dans l’histoire visuelle de l’Ukraine ?

Aliona, Uliana, Nika (U,N,A Collective)

Récemment est apparue, ou s’est fortement accrue, la tendance à travailler sur des projets culturels ou identités visuelles influencés par des créations ou artistes ukrainiens des précédentes décennies, et ce suivant différents médiums ou supports. (Voir les exemples de paires suivantes : Fig. 11 et Fig. 12 ; Fig. 13 et Fig. 14 ; Fig. 15 et Fig. 16).

Au contact du passé, des liens intéressants peuvent naître. Prenons l’exemple de l’œuvre de Yermilov (Fig. 17) : son travail graphique et son approche sont intéressants dans cette perspective de connexion et de mélange de diverses influences. Peut-être qu’aujourd’hui, nous utilisons des approches plus internationales, en réalisant des formes avec des outils universellement accessibles comme Adobe Illustrator.

Il est également important de penser au contexte ukrainien. Bien que nous soyons intéressées par certains designs internationaux, il est essentiel de réaliser que certains d’entre eux ne sont pas adaptés à l’Ukraine, aux entreprises ukrainiennes ni aux contextes culturels du pays. C’est pourquoi ce langage graphique spécifique pouvant être interprété dans un mode de conception contemporain est central. L’utilisation de certains éléments d’œuvres d’art permet de trouver des solutions intéressantes pour la création de designs ukrainiens contemporains.

Lors de la création, de nombreux facteurs propres à l’Ukraine sont à prendre en compte, tels que les limites de production et l’idée de la conception graphique. Quels qu’ils soient, une identité ou un livre dépend des possibilités de production.

Notre environnement, l’esthétique des rues et de l’architecture montrent combien la conception graphique s’adapte à l’environnement. Par exemple, nous utilisons clairement les approches enseignées et utilisées par nos professeurs de l’école de Kharkiv, mais d’une manière différente. Les règles nous imposent certaines limites. Mais d’un autre côté, nous avons le désir de repousser ces limites et d’aller plus loin. Cet équilibre entre les limites et notre désir d’aller à leur encontre nous semble être l’essence même de notre pratique du design.

Couleur et types

Véronique

Vous parliez de typographie, mais n’avez pas trouvé d’informations aussi précises sur l’utilisation de la typographie ou la création de caractères dans les archives. Quelle est votre relation avec la typographie ? Comment l’utilisez-vous ? Comment choisissez-vous vos polices de caractères ? Je m’interroge également sur l’utilisation de la couleur, car si tous les travaux historiques que vous montrez sont en noir et blanc, certains des vôtres sont de couleurs vives. Comment votre enseignement explique-t-il la manière dont vous utilisez la couleur dans votre travail ?

Aliona, Uliana (U,N,A Collective)

La typographie est intéressante dans la conception graphique ukrainienne, comme en témoignent les travaux de Yermilov et Kosariev où les lettres et la déconstruction sont très post-modernes. Dans notre recherche, nous ne montrons que certains exemples de ce large travail et de leurs expériences des années 1920 et 1930.

Au sein des œuvres graphiques ukrainiennes, nous pouvons souligner l’influence de l’Art déco sur certains dessins de caractères. À l’inverse, les caractères de Rodchenko témoignent d’une réelle différence.

Dans notre recherche, nous définissons la typographie comme partie intégrante des logotypes. L’intérêt des identités visuelles et des logotypes tient au fait qu’ils peuvent être à la fois une image et une typographie, les lettres elles-mêmes créant des liens entre la forme et le contenu. Bien qu’en général, nous ayons décidé de ne pas nous concentrer sur les caractères typographiques, nous pouvons toujours ressentir leur influence comme dans le travail de Vasyl Krychevsky et Vasyl Yermilov. Aujourd’hui, il y a une nouvelle génération de designers ukrainiens qui tentent de restaurer cette méthode de création contemporaine influencée par les époques précédentes, tel que le graphisme d’artistes du xxe siècle. Pour nous, la typographie est une question de contexte.

Véronique

Et la couleur ?

Nika, Uliana, Aliona (U,N,A Collective)

Dans nos recherches, nous avons également utilisé la couleur comme l’un des moyens de réimaginer et de retravailler les créations graphiques issues des archives, afin d’apporter une nouvelle voix ou une nouvelle émotion. De plus, la couleur apporte une nouvelle matérialité, puisque les couleurs Pantone n’existaient pas à l’époque soviétique. Nous avons décidé de montrer ce lien entre les designers ukrainiens et les designers néerlandais qui utilisaient des couleurs vives dans les années 1960 par exemple. Notre utilisation des couleurs vives Pantone montre combien la simple utilisation de la couleur a « transgressé » d’une autre manière le « design graphique soviétique ».


  1. Voir Volodymyr LESNIAK. « La Chambre de Kharkiv produisait des marques pour l’ensemble du pays, tout comme le reste des branches de l’ICC » in U,N,A Collective « Commandes graphiques à Kharkiv. La routine des organismes d’État vue par les designers. ». (NdE)↩︎

  2. Katia PAVLEVITCH. “‘У,Н,А коллектив’ : кто и зачем собрал украинские товарные знаки в один проект” [« U,N,A Collective : pourquoi réunir les marques ukrainiennes en un même projet ? »] Telegraf Design, 2 novembre 2017.↩︎

  3. Ibid.↩︎

  4. Volodymyr Pobiedin, Oleh Veklenko, Volodymyr Lesniak.↩︎

  5. # Voir Liia BEZSONOVA. « Comment les designers travaillaient sur les marques à l’ère pré-numérique ». (NdE)↩︎

  6. In U,N,A Collective. « Commandes graphiques à Kharkiv…. », op. cit. (NdE)↩︎

  7. Ibid. Voir la figure de Nadiia Tychynina, critiquée par Yevhen Sverchkov, Oleksandr Bliakher ou Volodymyr Lesniak, §12 et §13. (NdE)↩︎

  8. Voir U,N,A Collective. « 1918-2006 Vоlоdymyr Oleksiiovych Pobiedin. Designer, professeur, innovateur : un exercice d’admiration ». (NdE)↩︎

  9. Voir U,N,A Collective. « Le potentiel de la forme ». (NdE)↩︎

  10. Voir les témoignages d’Oleh Veklenko, Yevhen Sverchkov, Volodymyr Lesniak et Oleksandr Bliakher : « Pression idéologique », §21 à §24 dans « Commissions graphiques à Kharkiv : la routine des organisations d’État... », op. cit.↩︎

  11. Voir Liia BEZSONOVA. « USSR CCI, VNIITE, SADL, Secteur de la recherche scientifique, Combinaisons publicitaires. Le développement des marques de commerce par les organisations de design de l’Ukraine soviétique ».↩︎

  12. Voir Yevhen Sverchkov, §26-28, Iryna Morozova, §29-30 in U,N,A Collective. « Graphic Commissions in Kharkiv... », op. cit.↩︎