Lorsqu’on me demandait pourquoi je n’étais pas devenu architecte, je répondais la même chose [...] : « Parce que je n’avais pas envie de construire d’appartements ! » Ce que j’entendais par « appartement », c’était un mode de vie et une certaine conception de l’architecture [...]. Je suis devenu écrivain et j’ai beaucoup écrit sur ces appartements. Et la somme de ce que j’ai écrit m’a appris la chose suivante [...] : la convivialité d’une maison découle des rêves de ceux qui y habitent. Ces rêves, comme tous les rêves, se nourrissent des coins sombres, érodés, détériorés et salis par le temps1.
Si la mémoire est sélective, notre perception et la signification de notre environnement sont donc influencées par nos préférences en rapport avec les éléments matériels et par leur ordre dans l’espace. Nos foyers, comme l’appartement où je vis Fig. 1, sont des terrains fertiles pour l’étude de la relation entre intérieur, mobilier et la construction de nos identités dans l’espace.
C’est dans un état de dérive2 que j’ai procédé à la dissection des éléments constitutifs de mon lieu de vie, en me concentrant sur les actions effectuées dans cet intérieur. Au fil du processus, alors que je retraçais des trajets familiers, même les habitudes quotidiennes sont devenues des objets de curiosité et d’observation étonnamment étrangers. Les schémas d’actions qui se répètent au sein du foyer sont des routines subconscientes, automatiques, fondamentalement apparentées à Habit/Habitus/Habitat3. Bien qu’elles ne soient pas écrites, des Home Rules4 (règles de vie dans le foyer) s’appliquent, régissent notre comportement dans notre lieu de vie et même nos postures et nos mouvements corporels – s’asseoir, s’allonger, manger, nettoyer, écrire, etc. – lorsque nous entrons en contact avec les objets qui nous entourent. Ces règles nous permettent de réaliser différentes tâches et de satisfaire nos envies, donnant ainsi du sens à cet espace que nous appelons notre chez-nous.
Habiter les habitudes
L’intérieur n’est pas seulement l’univers du particulier, il est aussi son étui. Habiter veut dire laisser des traces. Dans l’intérieur, elles sont mises en évidence5.
Je vis avec ma femme, décoratrice d’intérieur et artiste maquilleuse, dans un appartement trois pièces de 127 mètres carrés situé au troisième étage Fig. 4 d’un immeuble moderniste de six étages, typique des années 1970, situé à Phaliron, une banlieue côtière densément peuplée non loin d’Athènes.
L’intérieur, rempli d’objets accumulés au fil des années, a été transformé depuis 1987, créant une succession d’espaces de vie ouverts incluant des meubles conçus par nous, sous l’œil attentif de ma femme qui veillait à la fonctionnalité de tous les nouveaux aménagements. L’espace a subi de nombreuses modifications pour s’adapter à l’évolution de la famille qui s’est agrandie (au fur et à mesure que nos deux filles grandissaient), puis a rétréci, mais d’anciens meubles et des traces de périodes de vie antérieures subsistent6.
Quoique identiques en apparence, les intérieurs domestiques sont dans un état de flux constant ; ils constituent des palimpsestes spatiaux en perpétuelle « réécriture », que ce soit par des rituels quotidiens, comme mettre la table, ou des changements radicaux, comme déplacer la cuisine. Ce processus continu, qui façonne notre mode de vie, nécessite de construire de nouveaux mondes dans des limites données, en superposant les couches d’espaces meublés au fil de l’évolution de nos besoins, de nos désirs et de nos moyens.
Points de contact
Dès le réveil, nous sommes en interaction continuelle avec de multiples objets et nous passons par une succession d’espaces domestiques, qui varient sans cesse, de jour comme de nuit. Le matin commence souvent par le chant d’un moineau solitaire, ensuite rejoint par un merle. Toutes sortes d’oiseaux vivent sur le grand arbre situé dans l’arrière-cour qui nous sépare de l’immeuble voisin. Un peu plus tard, c’est une douce lumière qui vient percer les stores sur les fenêtres de la façade ouest. Au lever, nous nous éveillons davantage grâce à la lumière provenant de l’extérieur et aux sons des objets avec lesquels nous entrons en contact. Puis vient le bruit sifflant des rideaux qui glissent sur la tringle lorsqu’on les tire, juste avant le son puissant et sourd de la poignée de porte du balcon.
Du côté est, les espaces de vie et de repas qui donnent sur la rue sont protégés par une toile tendue et par des rideaux blancs toujours tirés, filtrant la lumière du soleil matinal qui passe en dessous sur le sol en marbre Fig. 2. Le gargouillis de l’eau dans le lavabo en porcelaine de la salle de bain laisse place au chant plus doux de l’eau qui coule dans l’évier en acier inoxydable de la cuisine, rejoint par les bruits des voitures et des piétons qui parviennent peu à peu de l’extérieur.
Pour réaliser nos tâches quotidiennes, nous avons recours à tout un attirail, dont font partie les poignées, robinets et interrupteurs. Les poignées, nécessaires à tant de nos gestes, sont souvent ignorées, tant que leur forme est bien adaptée à notre paume. En revanche, la poignée de la cafetière Braun ne cesse jamais de m’émerveiller, car elle est admirablement attachée à la verseuse en verre. Tout à fait distincte, formellement et matériellement, de celui-ci, elle évoque l’essai de Georg Simmel sur la « poignée7 », où fonctionnalité et esthétique, monde artistique et réalité de la vie quotidienne se rencontrent. Les fiches et prises de courant semblent passer encore plus inaperçues, et cela malgré l’étrange persistance des câbles noirs à être utilisés sur des prises blanches Fig. 3. L’essai de Steven Connor sur les « fiches8 » ouvre une analyse instructive sur ces accessoires électriques indispensables par une enquête sur leur forme et leur fonction. C’est par l’utilisation de ces points d’interface, interrupteurs, boutons, poignées, serrures, que nos environnements domestiques deviennent intelligibles et habitables.
Je tends mon bras et appuie sur le bouton de mon réveil pour l’éteindre, appuie sur le bouton de mon portable pour l’allumer, tourne la poignée de la porte de la salle de bain, appuie sur l’interrupteur de la lumière, appuie sur le bouton du siège des toilettes, ouvre/ferme le robinet du lavabo, tire/pousse les poignées du placard/des tiroirs à vêtements, tourne la poignée de la cuisine, ouvre/ferme le robinet de l’évier, tire/pousse la poignée du réfrigérateur, tire/pousse les poignées du placard/des tiroirs de la cuisine, appuie sur le bouton de la cafetière... tire la poignée de la porte d’entrée, ferme la porte d’entrée à clé, appuie sur le bouton de l’ascenseur, tire sur la poignée de l’ascenseur, appuie sur le bouton de la porte du garage pour sortir...
Plus de trente actions à pousser, tirer, tourner, au minimum, chaque matin, engendrent les nombreux points de contact qui nous permettent de faire fonctionner les appareils, d’accéder aux espaces, à l’eau et à l’électricité, de retrouver des objets à l’intérieur des meubles en à peine moins d’une heure. Un inventaire surprenant révèle 362 points de contact : 277 poignées, 75 interrupteurs et prises, 10 points d’eau, sans compter les appareils électriques et électroniques. Des chiffres similaires ont été relevés par mes étudiants de quatrième année, en fonction de la taille de leur habitation.
Sans poignées
Si, dans le cas de la maison conçue par Ludwig Wittgenstein pour sa sœur9, les poignées revêtent une importance majeure en raison de leur forme précise, une question différente apparaît aujourd’hui : les poignées sont-elles véritablement nécessaires ? Que penser des placards sans poignées ? Par exemple, l’histoire de la cuisine contemporaine, qui est simultanément une salle de séjour, une salle à manger et un atelier10 a radicalement changé. De la cuisine de Francfort, conçue en 1926 par Margarete Schütte-Lihotzky, avec sa série de poignées utilitaires, à « l’élégance intemporelle » (tel qu’annoncé dans les publicités) de la première cuisine SieMatic sans poignées des années 1960, l’esthétique du design minimaliste tend vers des surfaces toujours plus abstraites, pures, propres et dépourvues de décoration, éliminant toute évocation de la saleté. Les digressions postmodernes ne semblent être que des épisodes insignifiants dans l’évolution des lignes profilées, telles que celles proposées par Raymond Loewy dans ses tableaux de 1934. Depuis l’invention de la première télécommande de télévision sans fil Zenith Flashmatic en 1955, les innovations technologiques transforment les décors intérieurs, en faisant constamment évoluer nos habitudes de vie et de travail. Les points de contact omniprésents et leurs mécanismes deviennent moins visibles dans les meubles intégrés sans poignées et à peine sommes-nous accoutumés aux surfaces « tactiles » sur nos boutons de cuisine que nous nous adaptons déjà aux systèmes sans contact. Nous utilisons à présent des robinets dotés de photocellules qui se déclenchent miraculeusement quand nous tendons les mains, en nous réadaptant constamment à un monde qui est autant immatériel que tourné vers le corps.
L’inquiétante étrangeté de l’intérieur
La télévision a ramené le meurtre dans les chaumières, là où est sa véritable place11.
Bien que nos habitudes quotidiennes soient des rituels de normalité au sein du foyer, elles ne sont pas neutres ou dépourvues de friction. Dans notre habitat, nous avons fréquemment besoin d’utiliser les points de contact et les accès au même moment que les autres occupants, ce qui donne souvent lieu à des négociations. En outre, la répétition, certes rassurante, peut également être psychologiquement pesante, engendrant un sentiment d’ennui.
Réalisateurs comme metteurs en scène se sont inspirés de nos quotidiens pour créer des récits sur la vie domestique. Dimitris Papaioannou a créé Inside12, une performance de six heures, pendant laquelle les comédiens reproduisent exactement les mêmes habitudes, dans une répétition implacable qui suit le rythme d’un métronome, depuis le moment où ils entrent dans leur appartement jusqu’à l’heure du coucher.
Anthony Vidler a très justement commenté la proximité entre confort et inconfort :
La maison devient tombeau simplement en vertu d’un événement catastrophique, pour lequel elle semble paradoxalement prête. La ligne de démarcation entre la maison des vivants et la maison des morts, dans la forme et la fonction, a toujours été dangereusement fine13.
Une transformation tout aussi catastrophique de la domesticité a été exploitée par Michael Haneke dans Le Septième Continent14. La monotonie assassine de la répétition sans fin mène à l’effrayante décision d’un père, d’une mère et de leur fille de se suicider, après avoir détruit tous leurs biens au sein de l’intérieur domestique. Pour poser les bases de ces vies bourgeoises dénuées de sens, Michael Haneke installe d’abord une atmosphère de normalité par le schéma rassurant d’actions quotidiennes récurrentes, en se concentrant sur des détails tels que l’ouverture et la fermeture des poignées de porte, l’actionnement des interrupteurs, des télécommandes de la porte de garage, etc. Toutes ces choses habituelles jusqu’à la fin de notre existence sont mises en évidence par l’absence de toute la domesticité décrite au préalable à la caméra, le tout étant ravagé dans le crescendo autodestructeur d’un cercle vicieux d’introversion.
Tracer des lignes : vivre entre les meubles
Pour Gaston Bachelard, qui explore les caractéristiques positives des « Tiroirs, coffres et armoires » dans La Poétique de l’espace, l’armoire de classement est « une intelligence » :
L’armoire et ses rayons, le secrétaire et ses tiroirs, le coffre et son double fond sont de véritables organes de la vie psychologique secrète. Sans ces “objets” et quelques autres aussi valorisés, notre vie intime manquerait de modèle d’intimité. Ce sont des objets mixtes, des objets-sujets. Ils ont, comme nous, par nous, pour nous, une intimité. [...] Tout poète des meubles [...] sait d’instinct que l’espace intérieur à la vieille armoire est profond. L’espace intérieur à l’armoire est un espace d’intimité, un espace qui ne s’ouvre pas à tout venant15.
Il s’agit là des espaces auxquels nos points de contact nous mènent. Ils nous guident vers des pièces intérieures, des sources d’énergie, l’eau et l’électricité, et vers des sources de vie domestique, des cabinets de curiosités, des sources de plaisir et des secrets. Ils nous font entrer dans des armoires, placards, classeurs, coffres et tiroirs, où nous conservons nourriture et boissons, serviettes et linge, vêtements et bijoux, CD et courriers personnels. Ils sont garants de la propreté et des secrets dissimulés derrière les surfaces. Dans la Maison de Verre de Pierre Chareau à Paris (1928), les inventifs coffres à linge en deux parties illustrent magnifiquement la séparation entre deux mondes, celui du personnel de maison qui place les vêtements d’un côté et celui des propriétaires qui les trouvent de l’autre, grâce à une division de l’espace fonctionnelle mais qui est aussi une division de classe.
Les meubles prennent de la place en créant une limite secondaire à distance des murs extérieurs de l’appartement, telle une coque au sein d’un intérieur. L’espace laissé libre pour se déplacer est très inférieur à la surface nominale de l’appartement, 30 % de la surface au sol étant occupée par les placards et autres meubles Fig. 5, voire jusqu’à 50 %, dans certaines résidences de mes étudiants.
Alors quand je marche dans l’appartement, restreint par sa géographie intérieure, je crée d’invisibles sentiers dans l’entre-deux inconnu. L’intérieur domestique laissé inoccupé par les murs et les meubles ne coïncide pas avec les itinéraires que je trace. Notre occupation physique de la surface au sol ne suit que partiellement le plan de l’appartement et ne lui correspond jamais entièrement. Bien que les murs et les meubles orthogonaux définissent ses limites, nous marchons rarement en lignes droites et nous ne mettons pas nos pieds en contact avec le bord des murs et des meubles.
Lorsque nous traversons l’espace, nos allers et venues forment des lignes fluides, similaires aux études de flux du pavillon de Barcelone effectuées par Paul Rudolph en 198616.
Meubles : élever les surfaces au-dessus du sol
J’ai traversé notre appartement pour avoir accès aux objets. L’une des principales fonctions des meubles, en-dehors du stockage, est de fournir des surfaces au-dessus du sol pour divers usages. Des surfaces pour s’asseoir et s’allonger, pour prendre un bain et se laver, de doux réceptacles corporels, des « terrains » élevés glorifiés : chaises, fauteuils, canapés, lits, baignoires et lavabos. Sans oublier les surfaces horizontales pour manger, travailler et réaliser une variété de tâches : tables à manger, tables basses, tables d’appoint, bureaux et bancs. Je regarde les deux pieds en bois magnifiquement sculptés avec des chapiteaux rappelant le style corinthien sur les coins de l’ancien bahut, situé dans le hall. Non loin de celui-ci trône la table à manger en chêne que j’ai dessinée trente-trois ans plus tôt. Les deux séries de pieds en bois, naturels et décorés, remplissent impeccablement leur fonction de supports, en portant de lourdes surfaces : une pièce de marbre de 100 x 40 cm à un mètre de hauteur pour la commode, la surface en chêne plaqué de 200 x 100 cm à 78 cm de haut pour la table à manger. C’est tout simplement leur mission.
Mais avons-nous réellement besoin de pieds pour utiliser les meubles ? Le surélèvement des surfaces nécessite un système de soutien doté de pieds et de traverses, mais elles pourraient également reposer sur des structures en porte-à-faux ou être suspendues. Nous utilisons la surface supérieure de la commode pour poser nos clés, nos photos de famille et des objets décoratifs. Nous plaçons des assiettes, des verres et des couverts sur la table à manger pour le repas, mais nous l’utilisons également pour lire et pour écrire. Nous conservons ces différents meubles, l’ancien bahut, la table à manger en chêne et la table en verre Barcelona de Ludwig Mies van der Rohe dans la salle de séjour, tous à proximité les uns des autres, parce qu’ils sont esthétiquement plaisants et qu’ils font partie de l’identité de notre foyer, de notre identité. Ce n’est pas seulement une question de style ou de fonction. Nous les apprécions. Mais si nous pouvions réaliser nos tâches sur d’autres surfaces sans supports visibles, nous le ferions probablement, parce que nous pourrions ainsi gagner de la place. Voilà l’idée que les designers modernes avaient en tête lorsqu’ils devaient meubler un appartement moderne, dans le but de l’alléger visuellement.
Sans pieds
Les meubles, malgré leur présence physique dominante, traduisent nos idées en matière d’habitation de l’espace. Après avoir traversé un siècle de simplicité, nous avons déjà pu observer que l’intérieur avait été « libéré » de l’encombrement des anciens meubles. Les chaises cantilever et les tables en verre du début du XXe siècle, telles que celles conçues par Marcel Breuer, les surfaces lisses sur des supports verticaux étroits ont créé la norme « fonctionnaliste » des meubles modernes, en tant qu’objets qui semblent flotter au-dessus du sol pour garnir la « machine-à-habiter ». Les designers des années 1960 ont également expérimenté les matériaux composites et de nouvelles idées de vie dans l’espace intérieur qui correspondaient à leur époque. De la chaise Bubble d’Eero Aarnio aux espaces et meubles suspendus de Bernstein Architects, les supports sont devenus presque invisibles. Alors que des objets en lévitation font déjà leur apparition, des plantes en pots aux enceintes de son, en passant par le Transrapid de Shanghai, les meubles font de même, tels que la table de Yana Christiaens, dont la hauteur peut être ajustée par un système électromagnétique17.
Élevant le corps dans les airs sans effort, les chaises cantilever tubulaires18 s’inscrivent dans le courant de la sensibilité moderniste qui tend à vaincre la gravité. Cette fascination moderniste futuriste constante pour l’effacement de nos limites terrestres se manifeste également par l’élimination des murs dans des espaces intérieurs continus, sans colonnes, organisés par les meubles, comme dans les maisons de verre de Ludwig Mies van der Rohe et Philip Johnson ou les maisons sans mur de Shigeru Ban.
Pendant les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, dominées par la modernité, le centre de l’habitation, qui gravitait autrefois autour de la cheminée, s’est déplacé vers la télévision. Ce déplacement a ainsi créé de nouveaux modes d’habitation domestique, tels que des systèmes d’assise orientés vers un même angle et des tables à manger devant la télévision, dotées de plateaux amovibles, plutôt que des sièges autour d’une table. En finissant par effacer les limites entre lieux de vie et de repas, l’organisation de l’espace intérieur a été de plus en plus, voire entièrement, déléguée aux meubles. Encore davantage transformés par la technologie sans fil numérique et les appareils électroniques portables, les « coussins » (pads)19 sont les nouveaux plans de travail d’aujourd’hui, alors que le lit et le canapé complètent et remplacent souvent les tables en tant que plateformes de nos activités domestiques.
L’immense capacité de communication d’appareils légers, complétée par leur petite taille, leur permet d’être emportés et utilisés partout, en dissociant nos activités d’espaces intérieurs spécifiques. Même si nous interagissons plus les uns avec les autres qu’à n’importe quelle autre époque de l’histoire de l’humanité, nous communiquons moins avec ceux qui vivent au plus près de nous. Avec un écran entre nos mains, connectés au monde entier à chaque instant, le monde physique devient réalité augmentée, l’espace domestique est devenu polycentrique. Par ailleurs, on observe également une évolution dans certaines différences fonctionnelles – résidentielles, professionnelles, de loisirs, de transport – ce qui soulève des questions sur la signification de l’espace. Ainsi, de nombreuses typologies spatiales, si elles n’ont pas disparu, sont en phase de transformation vers une dimension informelle et multifonctionnelle, comme les bureaux de Google, pendant que des « capsules de sieste » se multiplient dans les espaces de travail pour pallier le manque de sommeil.
La technologie numérique, personnelle et portable, rend les surfaces de travail inutiles et se positionne sur le corps, ainsi que le suggèrent déjà les termes anglais palmtop, qui se traduit par « ordinateur de poche », ainsi que le laptop, qui désigne l’« ordinateur portable »20. Au lieu d’un foyer qui serait notre château, notre domicile fixe, nous vivons dans un état où le foyer correspond au lieu où se trouve notre corps Fig. 6.
De la valeur des taches
Home, will infect whatever you do 21
Le traçage d’un espace domestique à l’aide de Points, de Lignes et de Surfaces22 apparaît comme un exercice qui consisterait à appliquer les éléments fondamentaux de la composition de Wassily Kandinsky aux espaces intérieurs, chargés de significations psychologiques, sociales et symboliques. L’identité d’un appartement, son caractère et son ambiance naissent d’une complexité de fonctions, commodités et d’atmosphères, qui englobent cet immense micro-univers que nous appelons notre chez-nous. Les points, lignes et surfaces avec lesquels nous entrons en contact éveillent en nous des multitudes d’associations reliées à nos souvenirs d’événements et de lieux. Ouvrir un placard de cuisine et y trouver une boîte à sucre en aluminium des années 1950 ne satisfait pas seulement le sens du toucher, mais ramène également à l’esprit la boutique caritative où elle a été achetée ; en raison de sa proximité avec le panier à fruits, le tableau d’une bouteille de vin peint par un·e ami·e disparu·e de longue date nous revient en tête ; les chaises Barcelona en cuir déchiré portent les traces de la cohabitation avec des chats. Le Foyer est l’empreinte spatiale de nos vies, gravée sur les objets et les meubles qui nous entourent. Notre interaction avec les intérieurs et les meubles, les marques du temps sur la matière illuminent notre histoire commune, telles les étagères manquantes du célèbre bureau Bauhaus de Walter Gropius23.
Le matin, l’appartement s’ouvre avec la lumière ; le soir, il se referme comme une fleur, en magnifiant les détails : la tache ronde dessinée par la lampe réglable sur le bureau, les mots dans un livre, la couleur bleutée des ordinateurs et des téléphones portables, les collections de miniatures sur les étagères du chevet de lit. Les sons qui s’intensifient le matin se taisent la nuit, nous rendant plus conscients d’une page qui se tourne, du tic-tac d’une horloge, du craquement d’un meuble en bois, ou même de la présence de la tuyauterie, comme si la maison respirait et se préparait pour la nuit.
Lorsqu’en 1965, Reyner Banham déclare, non sans provocation, qu’un foyer n’est pas une maison (Home Is Not a House), en soulignant l’importance des installations de services, il note un point intéressant dans la légende d’« Anatomy of a Dwelling » de François Dallegret, affirmant que « La maison elle-même a été oubliée dans ce dessin…24 », laissant entendre qu’il est possible de l’omettre totalement si les services mécaniques continuent de s’accumuler. La description des éléments fonctionnels constitutifs d’une maison n’est cependant pas suffisante pour illustrer l’essence d’un foyer. De nos jours, comme le note Georges Perec, l’espace, malgré son omniprésence multisensorielle, demeure insaisissable :
J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources […]. De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être une évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête. Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire […]. L’espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux informes25.
Les habitations qui engagent nos pensées et nos sentiments, souvenirs et anticipations, façonnent notre identité à mesure que nous les façonnons, en étant à la fois dans et hors du monde. Allongé dans mon lit, je lis « Des taches sur un meuble ancien », dans la traduction grecque du livre Les Roses de la solitude, de Jacqueline de Romilly26. Elle y évoque un sentiment de culpabilité envers un ancien bureau de valeur dont elle n’a pas pris soin. Par cette homologie, elle parle en fait de la vie, en la comparant à l’histoire que les marques et les taches racontent sur un meuble ancien. Au fil de ma lecture, je pense aux griffures sur notre ancienne table à manger, qui retracent trente-trois années de vie dans l’appartement… Et ainsi, quand la fournée s’achève, mon esprit s’évade encore au moment où les lumières s’éteignent, où le silence s’installe, où les pensées s’effacent, dérivent...
Oubliez la perfection/Il y a une fissure dans toute chose/ C’est ainsi qu’entre la lumière27.
Bibliographie
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Autres
« Barcelona Pavilion Study Drawings and an Interview by Paul Rudolph » (consulté le 14 décembre 2019).
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