Voir le texte « Discours du 2 octobre 1955 pour l’ouverture de la Hochschule fer Gestaltung ULM » de Walter Gropius
Ulm ou la prémonition de Walter Gropius
La Hochschule für Gestaltung, qui fonctionne déjà, a officiellement été inaugurée à Ulm, en Allemagne, le 2 octobre 1955 avec l’ouverture du bâtiment conçu par son premier directeur, le designer Max Bill. Une dizaine d’années après la Seconde Guerre mondiale, l’École d’Ulm est résolument basée sur un paradigme classique : la prospérité est un garde-fou de la guerre. L’Europe est pensée au même moment sur la même idée et nous nous trouvons exactement entre la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier en 1951 et la signature des deux Traités de Rome en 19571. Pourtant cette « université de la forme » est bien plus résolument tournée vers les États-Unis qu’intéressée par la construction européenne, un fait qu’on ne souligne jamais et qui pourrait tout de même surprendre.
On peut avancer deux premières raisons. C’est l’occupant américain – Ulm est dans sa zone d’occupation – qui a apporté les premiers capitaux nécessaires à sa création et ce sont les États-Unis qui, dans le contexte de l’après-guerre, couplent à la puissance industrielle la conception politique démocratique. L’histoire récente des pays européens n’est pas celle-là, ni du côté industriel, ni du côté de la politique. Aussi ne faut-il pas s’étonner de voir Walter Gropius prendre la parole à cette occasion. Au-delà de sa position tutélaire, émigré aux États-Unis en 1938, Gropius y est un « prince blanc2 », acclamé par la gentry artistique et intellectuelle new-yorkaise. Il est auréolé de l’expérience Bauhaus, dont la pédagogie s’implante dans beaucoup d’institutions américaines de formation en design (New Bauhaus, Black Mountain College, Illinois Institute, Harvard GDS, etc.), par la force de l’immigration des différents membres du Bauhaus (Herbert Bayer, László Moholy-Nagy, Joseph et Annie Albers, Xanti Schawinsky, etc.). On retrouve donc en quelque sorte, également pour le design, ce vieux motif qui adhère au déplacement des barycentres du modernisme où Paris – capitale de l’art moderne –,Milan, Londres, Copenhague ou Helsinki – toutes « patries » du modernisme en design – s’effacent devant le softpower économique et culturel du Plan Marshall.
Mais on trouve aussi dans ce discours quand on le lit de façon rétrospective des dimensions plus étonnantes et presque prémonitoires, qui bousculent en même temps notre vision très fonctionnaliste du Bauhaus au profit d’explications de son fondateur plus ouvertes et moins binaires. Elles sont de deux ordres. Walter Gropius renoue avec un certain discours qu’il pouvait déjà tenir dans les années 1910 et 1920 lorsqu’il était membre du Werkbund et rédacteur-en-chef de son organe de presse : celui de la nécessaire spiritualité à trouver dans une société machinique et électrique. Ce faisant il met en tension ce qui va justement poser problème à l’École d’Ulm : la science et la technique face à la position de l’artiste des arts appliqués, c’est-à-dire du designer ou plus exactement du « metteur en forme ». Cette discussion aura lieu en deux temps. Le premier opposera Max Bill, qui en ancien élève du Bauhaus se trouve dans la lignée de Gropius, en défendant la position de l’artiste et de sa subjectivité dans le projet, à une plus jeune génération de designers-professeurs (Tomàs Maldonado et Otl Aicher en particulier). Bill quittera Ulm en 1956. Le second moment se précise à partir de 1958, avec ce que l’on appellera le modèle ulmien du designer. Certains estiment qu’il faut rationaliser et rendre objectifs les choix au cours d’un projet. Ils construisent des critères et des procédures objectivées scientifiquement3. C’est ce modèle qui posera problème entre les tenants de la rationalité scientifique – des enseignants comme Horst Rittel ou Bruce Archer par exemple qui seront aux États-Unis et en Angleterre des pionniers de la recherche en design – et les praticiens le plus souvent. Face à ces procédures, les praticiens et designers se cabrent et iront jusqu’à changer les statuts de la gouvernance de l’école pour évincer les premiers. Le vœu pieux de Gropius – « si la politique est plus stable qu’à l'époque du Bauhaus » – indique aussi bien que la nécessité d’un environnement adéquat se rejoue aussi à Ulm, comme au Bauhaus qui avait dû faire face à des problématiques politiciennes à Weimar et politiques en 1933 à Berlin. L’autre écho évident qui agitera l’une comme l’autre école sont les discussions incessantes et internes entre le rôle de l’art et le statut de la technique. L’atmosphère à Ulm ne sera donc jamais stable. Des tutelles réactionnaires (le Land du Bade-Wurtemberg) n’auront de cesse de faire fermer l’école.
Ce discours énoncé avec des mots simples et frappants et qui a été édité sous forme de disque vinyl en 1978 par le magazine Blauwelt en un exemplaire non commercial pour ses lecteurs sous le titre 3 Reden über Architektur (3 discours sur l’Architecture). Relu aujourd’hui, il remet entre les mains des designers une question récurrente : le difficile équilibre entre les choix de société à accompagner. Ce dilemme se repose aujourd’hui avec la transition climatique et la décélération énergétique indispensables que les sociétés occidentales n’arrivent pas à organiser et qui pèsent sur la reformulation de nos choix et de nos modes de vie. Hypertrophie des sciences vs magie de la vie : Gropius avait peut-être bien vu les choses…