Près de trente ans se sont écoulés depuis le jour où je me suis trouvé dans une situation semblable à celle que connaît aujourd’hui le professeur Max Bill – l’ouverture en 1926 du bâtiment que j’ai conçu pour le Bauhaus de Dessau. Mais ma participation à la célébration d’aujourd’hui a une signification encore plus profonde, car nous pouvons dire que le travail qui a commencé au Bauhaus et les principes conçus alors ont trouvé leur nouvelle patrie allemande ici, à Ulm, avec la possibilité de leur développement organique futur. Si cette institution reste fidèle à sa vocation, et si la politique est plus stable qu’à l’époque du Bauhaus, notre Hochschule für Gestaltung pourra étendre son influence au-delà des frontières de l’Allemagne et convaincre le monde de la nécessité et de l’importance du travail des artistes pour la prospérité d’une véritable démocratie progressiste. Je vois dans cette possibilité sa grande vocation éducative.
À notre époque, qui est dominée par la science, les artistes ont été pratiquement oubliés. Ils sont souvent tournés en dérision et injustement jugés comme le luxe inutile d’une société. Quelle nation civilisée soutient aujourd’hui l’art comme un élément intégral et essentiel de la vie de son peuple ? Aujourd’hui, l’Allemagne, avec sa propre histoire, a la grande opportunité culturelle de redonner de l’importance à l’élément magique par opposition à l’élément logique de notre époque, c’est-à-dire de restaurer la légitimité des artistes en les réintégrant dans notre processus de production moderne. L’hypertrophie des sciences a étouffé la magie de nos vies. Dans cet extraordinaire épanouissement de la logique, le poète et le prophète sont devenus les enfants mal aimés d’une société trop pratique. Une phrase d’Einstein qui éclaire notre condition : « des instruments parfaits et des objectifs confus caractérisent notre époque ».
Le climat spirituel qui prédominait à la fin du siècle conservait encore un caractère statique et contenu, soutenu par une foi apparemment inébranlable dans les « valeurs éternelles » : cette foi a été supplantée par le concept d’une relativité universelle, d’un monde en métamorphose ininterrompue. Les changements profonds qui en découlent pour la vie humaine se sont tous, ou presque tous, produits au cours du développement industriel du dernier demi-siècle, et ils ont été plus profonds pendant cette brève période que pendant tous les siècles réunis. La rapidité vertigineuse de cette évolution a rendu de nombreuses personnes malheureuses et anxieuses, poussant beaucoup d’entre elles au bord de la dépression nerveuse. La paresse naturelle du cœur humain ne peut résister à ce rythme. Aussi devons-nous nous fortifier contre les inévitables secousses, tant que l’avalanche d’idées scientifiques et philosophiques nous entraînera avec autant de fureur. Il est clair que ce dont nous avons le plus urgemment besoin pour consolider notre monde instable, c’est d’une nouvelle approche de la science, une orientation vers le domaine de la culture. Les idées sont omnipotentes. L’orientation spirituelle de l’évolution humaine a toujours été déterminée par le penseur et l’artiste, dont les créations dépassent les limites logiques. Nous devons revenir vers eux avec confiance, pour que leur influence soit efficace. Ce n’est qu’à chaque fois que l’on a accepté spontanément la graine d’une nouvelle civilisation que celle-ci a pu s’enraciner et se diffuser. Les conduites unifiées et cohérentes dans une société, qui correspondent à la nature la plus vraie de la vie humaine, et qui sont indispensables à son progrès, ne peuvent se former que là où de nouvelles forces créatrices pouvaient pénétrer dans tous les aspects de la vie humaine.
Il y a quelques générations encore, notre monde social présentait une unité équilibrée, dans laquelle chacun avait sa place, et les habitudes solidement ancrées avaient leur valeur naturelle. L’art et l’architecture se développaient organiquement par un lent processus de croissance, et portaient des aspects acceptés de la vie civilisée. La société était encore un tout. Mais au début de l’ère de la machine, l’ancien contexte social s’est désintégré. Les instruments mêmes du progrès civil ont fini par nous dominer. Au lieu de se fier aux principes moraux, l’homme moderne développe une mentalité de sondage à la Gallup qui se base mécaniquement sur la quantité plutôt que sur la qualité et vise l’utilité immédiate plus que le bien de l’esprit. Même les personnes qui se sont opposées à cette standardisation de la vie, à cet appauvrissement de l’esprit, ont souvent été incomprises, voire soupçonnées de désirer exactement ce qu’elles avaient décidé de combattre.
Je pourrais peut-être citer l’exemple de ce qui est arrivé au Bauhaus, et aussi mes expériences propres. Non seulement au Bauhaus, mais tout au long de ma vie, j’ai dû me défendre personnellement contre le reproche de « rationalisme unilatéral ». Les actions de mes collaborateurs au Bauhaus et leurs talents artistiques intuitifs n’aurait-ils pas dû suffire à me protéger de cette critique ? Pas du tout. Et même un architecte comme Le Corbusier fut exposé à ce même soupçon injuste, parce qu’il prêchait un évangile, celui de la « machine à vivre » : or peut-on imaginer un architecte plus doué que lui pour le sens de la magie ? Les pionniers de ce mouvement moderne ont été faussement présentés comme des adeptes fanatiques de principes rigides et mécaniques, comme des glorificateurs de la machine, au service d’une « nouvelle objectivité » et désormais indifférents à toute valeur humaine. Étant donné que je suis moi-même un de ces monstres, je m’étonne, après coup, que des gens comme nous aient réussi à exister sur la base d’un postulat aussi misérable.
En réalité, bien sûr, notre premier problème était d’humaniser la machine et de trouver une nouvelle forme de vie cohérente. C’est également le défi que doit relever cette école, et elle devra elle aussi mener des combats similaires.
Visant à mettre les nouveaux moyens au service des fins humaines, le Bauhaus a ensuite tenté de démontrer dans la pratique ce qu’il prêchait : la nécessité d’un nouvel équilibre entre les besoins pratiques et les besoins esthético-psychologiques de l’époque. Je me souviens des préparatifs, en 1923, de notre première exposition, qui était censée illustrer la complexité de notre concept. J’avais intitulé l’exposition « Art et technique : une nouvelle unité », ce qui ne reflétait certainement pas un concept mécaniste. Pour nous, le fonctionnalisme ne s’identifiait pas seulement à l’approche rationnelle mais impliquait également des problèmes psychologiques. Nous pensions que la réalisation de la forme devait « fonctionner » dans un sens physique et psychologique. Nous étions parfaitement conscients que les besoins émotionnels ne sont pas moins puissants et urgents que les besoins pratiques. Mais l’idée du fonctionnalisme était, et est toujours, mal comprise par ceux qui ne voient que son aspect mécanique. Naturellement, les machines et les nouvelles possibilités scientifiques nous intéressaient au plus haut point, mais l’accent n’était pas tant mis sur la machine en elle-même que sur le désir de la mettre plus intensément au service de la vie.
Si je regarde en arrière, je dois dire que notre génération s’est engagée trop peu plutôt que trop dans la résolution des problèmes de la machine, et que la nouvelle génération doit la dompter pour arriver à la forme, si elle veut que l’esprit reprenne sa prédominance.
Tous les problèmes de beauté et de forme sont des problèmes de fonction psychologique. Dans une civilisation unifiée, ils sont présents dans tous les aspects du processus de production, de la conception d’un objet pratique à celle d’un grand bâtiment. La tâche de l’ingénieur est de réaliser une structure techniquement fonctionnelle ; l’architecte, l’artiste, recherchera l’expression. Il utilisera la structure, mais ce n’est qu’au-delà de la technique et de la logique que l’aspect magique et métaphysique de son art se révélera, lorsqu’il possédera le don de la poésie.
Un don, un talent inné peut être mis en lumière par ce que nous appellerons l’éducation créative. L’éducation n’a guère de sens si elle ne signifie que l’accumulation de notions.
Les objectifs essentiels de l’éducation doivent être caractérisés par la clarté et la puissance des convictions et des idées, le désir spontané de tout servir : la cause commune et l’éducation des sens, pas seulement de l’intellect. La formation professionnelle technique et scientifique doit être subordonnée à la formation éthique. Un nouveau système pour se débarrasser de la présomption naturelle, dont les périls nous guettent tous, consiste à travailler dans un groupe, c’est l’équipe, dans laquelle les membres individuels apprennent à subordonner leurs intérêts à ceux des autres, l’intérêt personnel à la cause. De cette façon, celui qui sera un jour un architecte, un designer, sera préparé à travailler aux côtés d’un ingénieur, d’un homme d’affaires et d’un technicien, avec les mêmes droits et responsabilités dans le monde de la production. Il est vraiment nécessaire que l’architecte participe à cette forme de travail en groupe. S’il reste immobile sur son vieux tas de briques, il court le risque de perdre toute chance de réussir dans le monde de la production industrielle.
Si nous analysons le monde contemporain de la production, nous retrouvons les mêmes conflits que dans la lutte de l’individu contre l’esprit des masses. Contrairement au processus scientifique de reproduction mécanique (on parle aujourd’hui d’« automatisation »), la quête de l’artiste porte sur des formes franches et libres qui interprètent le sens vital de la vie quotidienne. Le travail de l’artiste est fondamental pour une véritable démocratie et l’unification des fins, car l’artiste est le prototype de l’homme universel. Ses intuitions et son talent nous sauveront du péril de la surmécanisation qui appauvrirait la vie et réduirait les hommes à la condition de robots si elle était une fin en soi. Une bonne formation peut conduire à une coopération future et adéquate entre l’artiste, le scientifique et l’homme d’affaires. Ce n’est qu’en travaillant ensemble qu’ils peuvent développer une norme de production dont la mesure est l’homme, c’est-à-dire qui accorde une importance égale aux impondérables de notre existence et aux besoins physiques. Je crois à l’importance croissante du travail de groupe pour la spiritualisation du niveau de vie en démocratie. Certes, l’étincelle de l’idée qui donne d’abord vie à une œuvre apparaît chez l’individu ingénieux, mais en étroite collaboration avec d’autres, dans une équipe, dans l’échange mutuel des idées. Et c’est dans le creuset passionnant de la critique que l’on obtient les meilleurs résultats. Le fait de travailler ensemble à la réalisation d’un objectif ambitieux stimule et accroît les capacités de tous les participants.
Je souhaite à Max Bill, à Inge Scholl, à la faculté et aux étudiants de générer en eux les forces créatives nécessaires à cette idée d’unité et de former un groupe capable de relever tous les défis et de préserver leur noble objectif dans le feu des inévitables batailles qu’ils devront affronter. En d’autres termes, je souhaite qu’ils ne poursuivent pas un style mais qu’ils soient constamment à la recherche de nouvelles expressions et de nouvelles vérités.
Je sais combien il est difficile de poursuivre cette approche lorsque le produit formel d’habitudes et de techniques conservatrices est continuellement présenté comme volonté du peuple. Chaque expérience exige une liberté absolue ainsi que le soutien des autorités et des citoyens ayant une vision large, qui considèrent avec bienveillance les douleurs de travail souvent mal comprises qui accompagnent la naissance de quelque chose de nouveau. Donnez du temps à cette « haute école de la forme » pour qu’elle puisse se développer en toute sérénité. Un art organique exige un renouvellement permanent. L’histoire montre que le concept de beauté a continuellement changé avec le développement de l’esprit et de la technique. Chaque fois que l’homme a cru avoir découvert la beauté éternelle, il est tombé dans le piège de l’imitation et de la stérilité. La véritable tradition est le produit d’un développement ininterrompu. Pour que sa qualité serve de stimulant inépuisable aux hommes, elle doit être dynamique et non statique. Il n’y a rien de définitif dans l’art, il est seulement une métamorphose continue, parallèle aux évolutions de la réalité technique et sociale.
Au cours du long voyage que j’ai effectué l’année dernière au Japon, en Inde et en Thaïlande, je suis entré en contact avec la mentalité de l’Orient, une mentalité tellement différente – si secrète et magique – de la mentalité logiquement pratique de l’homme occidental. L’avenir nous conduira-t-il, à travers une plus grande liberté de relations dans le monde, à une interpénétration progressive de ces deux attitudes de l’esprit – l’équilibre entre l’élément du rêve et de l’âme, et l’élément de la logique et de l’intellect ? Grâce à la plénitude de sa nature, l’artiste est prédestiné à favoriser cette interpénétration, en commençant par la réaliser en lui-même, et c’est là un objectif digne de notre enthousiasme.