In Cahiers Charles V, « Le livre aujourd’hui (Grande-Bretagne, Irlande, États-Unis) », n° 10, 1988. p. 6-21. Traduit de l’anglais par Liliane Abensour. Les intertitres sont proposés par l’équipe éditoriale de Problemata.
Voir le commentaire du texte par Léonore Conte.
Par Livre idéal1, je crois qu’il faut entendre un livre qui ne serait pas soumis aux exigences commerciales des prix mais que nous pourrions faire à notre guise, en fonction de ce qu’il requiert de l’art, en sa qualité de livre. Mais il se peut, je pense, que nous parvenions à la conclusion que nous sommes, d’une certaine manière, limités par le sujet traité : un livre sur le calcul différentiel, un ouvrage de médecine, un dictionnaire, une série de discours d’hommes d’État, un traité sur le fumier, même bien imprimés, avec élégance, ne se prêteront guère à d’aussi riches ornements qu’un volume de poèmes lyriques, un texte classique ou tout livre de ce genre. Un ouvrage sur l’Art tolère moins d’ornementation, me semble-t- il, que tout autre livre (non bis in idem est une bonne devise) ; là encore, un livre qui comporte obligatoirement des illustrations à visée plus ou moins pratique ne devrait pas, selon moi, avoir la moindre ornementation, ce qui jurerait presque sûrement avec les illustrations. Pourtant le livre, quel qu’en soit le sujet, même s’il est dépourvu d’éléments décoratifs, peut toujours être une œuvre d’art à condition que les caractères soient bons et qu’il soit bien tenu compte de la présentation générale. Vous tous présents ici, vous vous accorderez à penser, je crois, que le début des livres de la Bible de 1462 de Schœffer est beau, même s’il ne comporte ni enluminures ni initiales colorées en rouge ; on peut en dire autant de Schüssler ou de Jenson, bref de tous les bons imprimeurs d’autrefois : leurs ouvrages, sans autre ornementation que celle du dessin et de l’arrangement des lettres, étaient vraiment des œuvres d’art. En fait, un livre, qu’il soit imprimé ou manuscrit, tend tout naturellement à être un bel objet, et le fait qu’à notre époque nous produisions couramment des livres laids prouve assez, je le crains, une intention criminelle, une détermination à garder les yeux fermés en toute occasion.
Alors, je pose comme principe, dès le départ, qu’un livre qui n’a pas d’ornementation peut être vraiment et réellement beau, et pas seulement dépourvu de laideur, si son architecture, pour ainsi dire, est bonne, ce qui en l’occurrence ne modifie sûrement pas son prix de beaucoup, car il ne revient pas plus cher de choisir de belles impositions que d’en avoir des laides, et le goût et la réflexion qui président à la mise en page et à la disposition, etc., deviendront vite une habitude, pour peu qu’on les cultive, et ne prendront pas sur le temps du maître-imprimeur absorbé par le reste de son travail.
Caractères blancs, caractères noirs
Voyons maintenant ce qu’exige de nous cet arrangement architectural. Premièrement, il faut que les pages soient nettes et lisibles, ce qui ne peut être le cas que si, deuxièmement, les caractères sont bien dessinés ; et troisièmement, si les marges, qu’elles soient grandes ou petites, sont bien proportionnées par rapport au rectangle d’empagement.
Pour une bonne lisibilité, il est nécessaire de faire d’abord attention à ce que les lettres soient conformes aux traditions de l’écriture et je pense, en particulier, qu’il doit y avoir de petits blancs entre elles pour les séparer : cela peut paraître curieux, mais il est sûr à mon avis que l’irrégularité de certains caractères anciens, notamment les lettres romaines des premiers scribes de Rome qui, de tous les caractères romains, sont les plus grossiers, ne contribue en rien à l’illisibilité : ce qui rend cet effet est l’étroitisation des lettres qui implique nécessairement un extrême amincissement des formes. Bien sûr, je ne dis pas que l’irrégularité que je viens de mentionner n’est pas une faute à corriger. Il est une chose à ne jamais faire en imprimerie, de façon idéale, c’est espacer les lettres, c’est-à-dire ajouter des blancs supplémentaires : cela est inexcusable sauf dans le cas d’un travail aussi précipité et sans importance que l’impression des journaux.
Ceci nous amène, sous la même rubrique, à un deuxième point, l’interlettrage des mots, c’est-à-dire des blancs qui les séparent : pour réaliser une belle page, il faudrait y porter une grande attention, ce qui, je le crains, n’est pas souvent le cas. On ne doit pas utiliser plus de blancs entre les mots qu’il n’est nécessaire pour les séparer distinctement les uns des autres ; si les blancs sont plus importants, ils tendent à rendre la page à la fois laide et illisible. Je me rappelle avoir une fois acheté un beau livre vénitien du xvie siècle et il m’était impossible au début de dire pourquoi certaines pages étaient si difficiles à lire, si quelconques et vulgaires à regarder, car les caractères étaient sans défaut. Mais la raison m’apparut bientôt provenir de l’interlettrage car les pages comportaient des espaces comme dans les livres modernes, c’est-à-dire que les caractères noirs étaient presque égaux aux blancs. Ensuite, si vous voulez qu’un livre soit lisible, il faut que le blanc soit clair et que le noir soit noir. Lorsque la Westminster Gazette parut, cette excellente revue donna lieu à une discussion, au cours de laquelle bien des bêtises furent échangées sur les avantages qu’offrait son papier vert. M. Jacobi, mon ami imprimeur, qui était doté d’un sens pratique, remit à leur place tous ces hommes sages dans une lettre à laquelle ils ne prirent pas la peine, je le crains, de prêter attention, leur faisant remarquer qu’ils n’avaient fait qu’atténuer la tonalité du papier (et non sa moralité) et qu’il leur faudrait par conséquent, pour le rendre aussi lisible que le blanc et noir habituels, rendre le noir plus noir, ce qui bien sûr ne fut pas le cas. Vous pouvez être sûrs qu’une page grise est très fatigante pour les yeux.
De l’importance des choix typographiques
Comme je l’ai dit plus haut, la lisibilité dépend également beaucoup du dessin des lettres : là encore, je m’élève contre les caractères étroits, tout particulièrement pour les lettres romaines : les lettres de bas de casse a, b, d et c devraient s’inscrire, pour donner de bons résultats, à l’intérieur d’une sorte de carré ; autrement, on peut dire, à bon droit, qu’il n’y a pas de place pour le dessin ; de plus, chaque lettre doit avoir son tracé propre ; la panse du a, b, e, g ne devrait pas être la même que celle d’un d ; un u ne devrait pas être simplement un n renversé, le point sur le i ne devrait pas être un rond tracé au compas, mais un diamant délicatement dessiné, etc. Bref, il faudrait que les lettres soient dessinées par un artiste et non par un ingénieur. Quant à la forme des lettres en Angleterre (je veux dire en Grande-Bretagne), beaucoup de progrès ont été accomplis au cours des quarante dernières années. L’accablante laideur des lettres Bodoni, les caractères les plus illisibles jamais créés, avec leurs pleins et leurs déliés absurdes, fut le lot d’œuvres qui ne professent que l’utilitarisme le plus poussé (mais je n’arrive pas à voir pourquoi même l’utilitarisme devrait s’accommoder de caractères illisibles), et le Caslon, avec ses types anciens réactualisés, assez maigres mais élégants à leur manière, les a largement supplantées Fig. 1. Il est malheureux cependant qu’on ait accepté un niveau assez médiocre pour le dessin du romain moderne sous sa meilleure forme, les lettres relativement pauvres et maigres de Plantin et les Elzevirs ayant servi de modèles, de préférence aux dessins logiques et généreux des imprimeurs vénitiens du xve siècle avec Nicolas Jenson à leur tête. Alors que de toute évidence il s’agit du meilleur caractère romain, et le plus pur jamais créé jusque-là, il est dommage que nous soyons remontés pour un nouveau départ éventuel à des périodes qui sont loin d’être les meilleures. Si certains d’entre vous éprouvent un doute quant à la supériorité de ce caractère sur celui du xviie siècle, l’étude d’un spécimen environ cinq fois plus grand que nature les convaincra, je pense. Je dois admettre cependant que des considérations d’ordre commercial interviennent ici, à savoir que les lettres de Jenson occupent plus d’espace que les imitations du xviie siècle, et que l’on aborde là une autre difficulté d’ordre commercial, à savoir qu’il est impossible d’avoir un beau livre lisible qui serait imprimé en petits caractères. Pour ma part, sauf dans le cas où sont demandés des livres plus petits que des octavos courants, je m’opposerai à tout ce qui est plus petit que pica ; mais un petit pica me semble être, en tout cas, le plus petit caractère que l’on doive utiliser dans la typographie d’un livre. Qu’il me soit permis de suggérer aux imprimeurs, s’ils veulent en mettre plus, qu’ils peuvent diminuer l’interlignage ou le supprimer. Bien sûr, cela est plus souhaitable pour certains caractères que pour d’autres ; le caractère Caslon par exemple, qui a des longues du haut et du bas allongées, n’a jamais besoin d’interlignage sauf dans des cas très particuliers.
J’ai eu présent à l’esprit jusque-là un caractère romain beau et généreux, mais une certaine variété est après tout souhaitable et, une fois que vous êtes arrivé à obtenir votre lettre romaine, la meilleure possible, je ne pense pas que vous puissiez trouver un grand intérêt à la développer ; j’ajouterai donc un mot à propos d’une certaine forme de lettre gothique utilisée dans notre livre imprimé amélioré. Ceci peut surprendre certains d’entre vous, mais il faut vous souvenir qu’à l’exception d’un caractère très remarquable, que Berthelet utilisa rarement, le gothique anglais, depuis l’époque de Wynkyn de Worde, est resté la lettre que les Hollandais introduisirent à peu près en ce temps-là (je ne tiens pas compte bien sûr des imitations modernes de Caxton). Celle-ci, bien qu’elle soit élégante et imposante, n’est pas d’une lecture très facile, car elle est trop étroite, trop pointue et pour ainsi dire trop délibérément gothique. Mais il existe de nombreux caractères intermédiaires à tous les degrés, depuis ceux qui ne font que reprendre modérément les angulations et traits de plume du Gothique, comme les Mentelin Fig. 2 ou les quasi-Mentelin (qui en vérité sont des modèles d’une belle simplicité), ou encore comme la lettre du Ptolémée d’Ulm dont il est difficile de dire si elle est gothique ou romaine, jusqu’au splendide caractère de Mayence dont je pense que le plus bel exemple est la Bible de Schœffer de 1462, qui est presque entièrement gothique. Ceci nous offre, je crois, un vaste champ avec des variations possibles, c’est pourquoi j’y fais allusion et abandonne le sujet après deux remarques : la première c’est c’est qu’une bonne partie de la difficulté à lire des livres en caractères gothiques provient des nombreuses contractions qu’ils comportent, survivance de la pratique des scribes, et à un degré moindre, de la surabondance des logotypes, deux inconvénients qui, j’en suis sûr, disparaîtraient des caractères modernes inspirés de ces lettres semi-gothiques. Deuxièmement, les capitales, selon moi, représentent le côté fort du romain, et le bas de casse le côté fort du caractère gothique, ce qui est bien naturel, puisque les lettres romaines étaient à l’origine un alphabet de lettres capitales, et que le bas de casse en a été progressivement déduit.
De la matérialité du livre
Nous en arrivons maintenant à l’imposition du texte imprimé sur le papier, ce qui est l’un des points les plus importants et qui, jusqu’à une date très récente, était totalement méconnu des modernes, alors qu’elle était rarement mauvaise chez les imprimeurs d’autrefois, ou encore chez les fabricants de livres de tout genre. À ce propos, il me faut commencer par rappeler que nous ne voyons pas souvent une seule page d’un livre ; dans un livre ouvert, les deux pages forment vraiment une unité, ce qui était parfaitement compris des anciens fabricants de livres. Je pense que vous trouverez très rarement, avant le xviiie siècle, un livre publié, – qui n’a donc pas été coupé (rogné) par le relieur, cet ennemi des livres (et de la race humaine), qui ne réponde pas à la règle qui veut que le blanc intérieur, le blanc de couture, soit la plus petite des marges, que le blanc de tête soit plus grand, celui de grand fond plus grand encore et celui de pied le plus grand de tous. Je prétends que pour tout homme quelque peu sensible aux proportions, cela paraît satisfaisant contrairement à toute autre. Mais l’imprimeur moderne, en règle générale, bourre sa page vers ce qu’il appelle le milieu, en la mesurant à partir du titre courant s’il y en a un, bien que celui-ci ne fasse pas vraiment partie de la page, mais consiste en quelques signes dispersés qui ne font que couvrir faiblement la tête. J’irai maintenant jusqu’à dire que tout livre dont la page est correctement disposée sur le papier est supportable à regarder quelle que soit la pauvreté des caractères, en tous cas dans la mesure où il n’y a pas une « ornementation » pour gâcher l’ensemble, tandis qu’un livre dont la page est mal disposée sur le papier est intolérable même si les caractères et les ornements sont bons. J’ai actuellement sur mes étagères un Pline en latin de Jenson, que je n’ose pas regarder malgré la beauté de ses caractères et l’élégance de son ornementation, parce que le relieur – pour le qualifier, les épithètes me manquent – a coupé les deux tiers du blanc de pied : une telle stupidité est semblable à celle d’un homme qui boutonnerait son manteau dans le dos ou d’une femme qui aurait mis son chapeau devant derrière.
Avant de clore cette section, je voudrais ajouter un mot sur les livres de grand format. J’y suis tout à fait opposé, malgré le fait que j’aie moi-même beaucoup péché dans ce sens, mais c’était par ignorance à cette époque et je demande à être pardonné à ce seul titre. Si vous désirez publier un livre à la fois dans une belle édition et bon marché, faites-le, mais que ce soit deux livres différents, et si vous (ou le public) ne pouvez vous le permettre, utilisez votre ingéniosité et votre argent à faire en sorte que le livre bon marché soit aussi agréable à voir que possible. Faire un livre de grand format à partir d’un plus petit vous place devant un dilemme, même si vous recomposez les pages pour le papier de plus grand format, ce qui, je pense, n’est pas souvent le cas. Si les marges sont bonnes pour le petit livre, elles ne conviennent sûrement pas pour le plus grand et il vous faut offrir au public le livre le moins bien fait au prix le plus élevé ; si elles correspondent au papier de grand format, elles ne conviennent pas pour le petit livre, et le « gâche » comme nous l’avons vu plus haut, ce qui ne paraît guère honnête, du point de vue de la morale de l’art, vis-à-vis du grand public qui aurait pu avoir un livre agréable à regarder sans que celui-ci soit à un prix élevé.
Quant au papier de notre livre idéal, nous sommes très désavantagés par rapport au temps passé. Jusqu’à la fin du xve siècle, ou même dans le premier quart du seizième siècle, on ne fabriquait jamais du mauvais papier, et dans l’ensemble il était vraiment bon. Actuellement, on fabrique très peu de bon papier et il est en général très mauvais. Notre livre idéal, je crois, doit être imprimé sur du papier fait à la main aussi bon que possible. L’indigence, sur ce point, conduira à un livre sans valeur. Mais, s’il faut utiliser du papier fait à la machine, il n’y a pas besoin de prétendre à un papier de qualité supérieure ou de luxe, mais à un papier qui passe pour ce qu’il est : pour ma part, je préfère vraiment, pour leur aspect, les papiers bon marché utilisés pour les revues, aux papiers épais, doux, faussement raffinés sur lesquels sont imprimés les livres respectables, les pires étant ceux qui imitent la texture des papiers faits à la main.
Mais, une fois que l’on s’accorde sur le papier fait à la main, il faut encore parler de l’épair. Un livre de petit format ne devrait pas être imprimé sur du papier épais, aussi bon soit-il. On veut qu’un livre ait des pages qui tournent facilement et qui restent en place pendant la lecture, ce qui est impossible à moins de réserver un papier lourd pour les livres de grand format.
Et à ce propos, je voudrais m’élever contre la superstition qui veut que seuls les livres de petit format soient agréables à lire : certains le sont plus ou moins, mais les meilleurs d’entre eux ne le sont pas autant qu’un bon grand folio, de la taille, disons d’un Polyphilus non coupé, ou même un peu plus grand. Le fait est que les pages d’un petit livre restent rarement en place, et il vous faut soit attraper des crampes en le serrant très fort dans la main, soit le poser sur la table avec tout un attirail pour le maintenir en place, une cuiller d’un côté, un couteau de l’autre, etc., toutes choses qui tombent au moment critique, vous agitent et vous sortent de l’état de repos absolument indispensable à la lecture ; tandis qu’un grand folio repose majestueusement sur la table, les pages immobiles, attendant patiemment qu’il vous prenne l’envie de venir à lui, n’obligeant à aucun effort de votre corps, de sorte que vous avez l’esprit libre pour apprécier la littérature que sa beauté renferme.
Pour une ornementation architecturale
J’ai donc parlé jusque-là de livres qui ont pour seul ornementation leur beauté indispensable, essentielle, provenant d’un accord entre une œuvre artisanale et l’utilisation à laquelle elle est destinée. Mais, ceci reconnu, il ne fait aucun doute que de cette œuvre surgira une ornementation particulière qui sera utilisée parfois avec une sage retenue, parfois avec une prodigalité non moins sage. En attendant, si nous nous sentons vraiment poussés à orner nos livres, il nous faut sans nul doute essayer de voir ce que nous sommes en mesure de faire ; mais nous devons dans cette tentative nous souvenir d’une chose, à savoir que si nous pensons que l’ornementation fait partie du livre simplement parce qu’il est imprimé et que celle-ci lui est étroitement liée, nous nous trompons beaucoup. L’ornementation doit faire partie de la page autant que les caractères, ou sinon elle manquera son but, et pour réussir vraiment à être une ornementation, il lui faut être soumise à certaines limitations et devenir « architecturale » ; une simple image en noir et blanc, aussi intéressante soit-elle comme image, est loin d’être une ornementation dans un livre, tandis que par ailleurs, un livre orné d’images qui lui soient adaptées, à lui seul, peut devenir une œuvre d’art entre toutes, mis à part un beau bâtiment bien décoré ou un beau morceau de littérature.
Ce sont là vraiment les seuls dons totalement indispensables que l’art doive nous offrir. Le livre d’images n’est peut-être pas absolument indispensable à la vie de l’homme, mais il nous donne un tel plaisir infini et se trouve si intimement lié à cet autre art absolument indispensable que représente la littérature d’imagination, qu’il doit rester l’une des choses les plus précieuses que les hommes de raison aient à produire et pour lesquelles ils doivent tendre tous leurs efforts2.
Le Livre idéal de William Morris, pour une esthétique de la composition
Commentaire par Léonore Conte
En 1891, après s’être mis tardivement, en 1888, à l’apprentissage de la typographie, William Morris monte la Kelmscott Press, une imprimerie, maison d’édition et fonderie typographique qu’il nomme d’après sa maison de campagne située à Kelmscott, le Kelmscott Manor Fig. 3. Il installe sa presse près de l’atelier de gravure d’Emery Walker à Hammersmith en banlieue ouest de Londres. Sa rencontre avec Walker, qui rejoint la Typographic Etching Company en 1871, est décisive dans la formation et dans le développement de la Kelmscott3. Le 15 novembre 1888, Morris assiste à la conférence de Walker intitulée « Letter Press Printing and Illustration » à l’issue de laquelle il décide « de lancer une petite imprimerie où il pourrait publier des éditions limitées de ses propres œuvres4 ». En sept ans d’activité (Morris meurt en 1896), la presse édite 53 ouvrages de natures diverses (fables, littérature médiévale et des textes contemporains) à partir des caractères typographiques que Morris dessine, le Golden Type, le Troy Type et le Chaucer Type Fig. 45. La typographie et plus généralement l’imprimerie deviennent avec cette entreprise un terrain d’investigations pratiques et théoriques pour Morris. Bien qu’Emery Walker refuse d’être partenaire au sein de la Kelmscott, il participe à ces questionnements sur la mise en pages, le développement du papier, le dessin des caractères typographique et sera co-auteur avec Morris de la section sur l’imprimerie dans l’ouvrage Arts and Crafts Essays6.
Le 19 juin 1893, Morris donne aussi une conférence devant les membres de la Bibliographical Society réunis à l’université de Londres [London University]. Son texte, intitulé The Ideal Book Fig. 5 sera publié la même année dans le journal Transactions of the Bibliographical Society. Morris esquisse dans sa déclaration une sorte de modèle exemplaire du livre fondé sur son « arrangement architectural7 », lui-même reposant sur trois points. La clarté des pages, le dessin des caractères typographiques employés et la proportionnalité des espaces – notamment des marges – sont pour lui les garants de la qualité esthétique du livre. Il déplace les critères de beauté traditionnellement associés à la place des ornements et à leur caractère illustratif pour envisager l’agencement typographique comme une forme ornementale en soi. Il suggère ainsi que le travail de composition dans ce qu’il a de plus élémentaire répond à des fonctions esthétique et sémantique qui suffisent au texte. De cette manière il laisse entrevoir dans son exposé appliqué au livre les éléments fondamentaux d’une esthétique fonctionnelle qui sera développée et théorisée tout au long de la première moitié du xxe siècle, notamment dans l’architecture et l’objet (J. Hoffmann, A. Loos, P. Berhens), la typographie (J. Tschichold, B. Warde, M. Bill) et plus largement dans l’ensemble des domaines de la création.
Morris consacre ensuite une partie de son analyse au dessin des lettres à partir duquel les espaces de composition (noir et blanc) se définissent au sein de la page. À ce titre, l’évolution du dessin des caractères typographiques et en particulier le travail des imprimeurs Bodoni Fig. 6 et Elzevir Fig. 7 fait l’objet d’une vive critique. À l’inverse, Morris trouve dans le dessin de certains caractères du xve siècle (gothique ou romain) tels que le caractère de Mayence dans la Bible de Schoeffer Fig. 8 ou le romain de Nicolas Jenson Fig. 9 des modèles précieux. C’est d’ailleurs à partir de ces exemples et en étroite collaboration avec Emery Walker que Morris dessinera les trois caractères qui serviront au sein de l’imprimerie8.
Il ajoute que l’ornement émanant de la page et de la typographie ne peut découler que d’un travail purement artisanal et maîtrisé dans son ensemble par l’homme. En plus de la gravure des caractères et de la composition, l’imprimerie s’engage dans la fabrication du papier9 et le façonnage des livres (reliure et coupe). Les choix esthétiques défendus par Morris ne sont donc pas seulement au service d’une qualité visuelle, mais permettent aussi de garantir un bon usage du livre d’une part et des conditions de travail qui n’asservissent pas l’homme à son outillage productif d’autre part. Derrière les questionnements formels de ce document, se dessinent des revendications idéologiques qui s’inscrivent dans la continuité des réflexions déjà développées par Morris dans ses écrits10 et héritées des mouvements de contestation des ouvriers anglais du début du xixe siècle, qui prirent notamment forme avec la révolte des Luddites11. En somme, on trouve dans le Livre idéal la formalisation de l’engagement théorique et pratique de Morris et un nouvel élan de modernité typographique qui préfigure les grandes transformations qui seront apportées dans la première moitié du xxe siècle.
Conférence donnée à la Bibliographical Society de Londres le 19 juin 1893. (NdT)↩︎
Je tiens à remercier Jean Alayrangues et Pierre Duplan, professeurs à l’École supérieure Estienne des Arts et Industries graphiques, pour leur aide précieuse. (NdT)↩︎
Jacqueline GENET. « De l’influence de W. Morris au développement des arts mineurs en Angleterre et en Irlande et de l’impact de cette tradition sur le livre », in Le livre en Irlande. L’imprimé en context. Caen : Presses universitaires de Caen, 2006.↩︎
William MORRIS. Préface de « The Nature of Gothic », in William S. Peterson, The Kelmscott Press. A History of William Morris’s Typographical Adventure. Oxford, New York : Oxford University Press, 1991, p. 81-82.↩︎
Voir André TSCHAIN. « William Morris ou le socialisme typographique », Communication et langages, no 15, 1972, p. 42‑55.↩︎
William MORRIS et Emery WALKER. Printing. Londres : Rivington, Percival & co., 1893.↩︎
William MORRIS. « The Ideal Book », lu le 19 juin 1893, publié ultérieurement dans la revue Transactions of the Bibliographical Society, no 1, Londres, 1893, p. 180.↩︎
James Mosley, « Les images d’Emery Walker pour les types de William Morris », dans le cadre du colloque Gotico-Antiqua, proto-roman, hybride. Caractères du XVe siècle entre gothique et romain, Nancy, ANRT, Ensad, Campus Artem, 25-26 avril 2019, en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://vimeo.com/333965606. ↩︎
William Morris travaille avec Joseph Batchelor pour la fabrication artisanale des papiers de l’imprimerie. « Le papier était fabriqué à partir de chiffons de lin, sans aucune adjonction d'aucun produit blanchissant. Morris avait porté son choix sur un papier bolognais de 1473 comme « le papier idéal » et Batchelor fabriqua 3 types de papier à partir de ce modèle ; ils furent appelés « Flower », « Perch »,et « Apple » d’après les filigranes que Morris dessina pour chacun d’entre eux. Élisabeth DELILLE. William Morris & la Kelmscott Press : conditions d’émergence, particularités et influence. Mémoire de maîtrise, Sciences de l’information et de la communication, université de Lille, 1996. p. 59.↩︎
William Morris se tourne aux alentours de 1883 vers le socialisme en adhérant à la Socialist League (1885) et en prenant la direction du journal du parti, Commonweal. Héritier du travail de John Ruskin, Morris s’inscrit en opposition idéologique avec le capitalisme et décide, par sa pratique, de mettre en œuvre son engagement politique. Les écrits de William Morris traitent en partie de l’indépendance de l’artiste vis-à-vis de l’industrie, de l’introduction de formes esthétiques utiles dans la vie de tous les jours ainsi que de l’engagement social de ce que nous appelons aujourd’hui le designer.↩︎
La révolte des luddites prend forme entre 1811 et 1817 dans plusieurs régions d’Angleterre à la suite de contestations violentes portées par des groupes d’artisans, notamment spécialisés dans le domaine textile, contre le développement des machines dans la production. Karl Marx prend appui sur le récit de cette révolte dans le Livre premier du Capital. Kevin BINFIELD. « Luddites et luddisme », Tumultes, vol. 2, no 27, 2006, p. 159‑171.↩︎