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Le Livre idéal de William Morris, pour une esthétique de la composition

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« The Ideal Book » est un texte de William Morris publié dans le journal « Transactions of the Bibliographical Society » et issu d’une conférence qu’il donne le 19 juin 1898 auprès de la Bibliographical Society à l’université de Londres. Dans cet écrit que l’on pourrait qualifier de « proto-manifestaire », Morris esquisse les contours d’un modèle exemplaire du livre fondé sur son « arrangement architectural », lui-même reposant sur trois points : la clarté des pages, le dessin des caractères typographiques employés et la proportionnalité des espaces (inter-lettres, inter-lignes, marges, etc.). Ce texte se découpe en plusieurs parties qui abordent successivement la gestion des espaces de composition, le dessin de lettre et la matérialité du livre qui concourent ensemble à la fonctionnalité du livre. Commentaire du texte de William Morris.

Voir texte « Le Livre idéal » de William Morris, 1893.

En 1891, après s’être mis tardivement, en 1888, à l’apprentissage de la typographie, William Morris monte la Kelmscott Press, une imprimerie, maison d’édition et fonderie typographique qu’il nomme d’après sa maison de campagne située à Kelmscott, le Kelmscott Manor Fig. 1. Il installe sa presse près de l’atelier de gravure d’Emery Walker à Hammersmith en banlieue ouest de Londres. Sa rencontre avec Walker, qui rejoint la Typographic Etching Company en 1871, est décisive dans la formation et dans le développement de la Kelmscott1. Le 15 novembre 1888, Morris assiste à la conférence de Walker intitulée « Letter Press Printing and Illustration » à l’issue de laquelle il décide « de lancer une petite imprimerie où il pourrait publier des éditions limitées de ses propres œuvres2 ». En sept ans d’activité (Morris meurt en 1896), la presse édite 53 ouvrages de natures diverses (fables, littérature médiévale et des textes contemporains) à partir des caractères typographiques que Morris dessine, le Golden Type, le Troy Type et le Chaucer Type Fig. 23. La typographie et plus généralement l’imprimerie deviennent avec cette entreprise un terrain d’investigations pratiques et théoriques pour Morris. Bien qu’Emery Walker refuse d’être partenaire au sein de la Kelmscott, il participe à ces questionnements sur la mise en pages, le développement du papier, le dessin des caractères typographique et sera co-auteur avec Morris de la section sur l’imprimerie dans l’ouvrage Arts and Crafts Essays4.

Le 19 juin 1893, Morris donne aussi une conférence devant les membres de la Bibliographical Society réunis à l’université de Londres [London University]. Son texte, intitulé The Ideal Book Fig. 3 sera publié la même année dans le journal Transactions of the Bibliographical Society. Morris esquisse dans sa déclaration une sorte de modèle exemplaire du livre fondé sur son « arrangement architectural5 », lui-même reposant sur trois points. La clarté des pages, le dessin des caractères typographiques employés et la proportionnalité des espaces – notamment des marges – sont pour lui les garants de la qualité esthétique du livre. Il déplace les critères de beauté traditionnellement associés à la place des ornements et à leur caractère illustratif pour envisager l’agencement typographique comme une forme ornementale en soi. Il suggère ainsi que le travail de composition dans ce qu’il a de plus élémentaire répond à des fonctions esthétique et sémantique qui suffisent au texte. De cette manière il laisse entrevoir dans son exposé appliqué au livre les éléments fondamentaux d’une esthétique fonctionnelle qui sera développée et théorisée tout au long de la première moitié du xxe siècle, notamment dans l’architecture et l’objet (J. Hoffmann, A. Loos, P. Berhens), la typographie (J. Tschichold, B. Warde, M. Bill) et plus largement dans l’ensemble des domaines de la création.

Morris consacre ensuite une partie de son analyse au dessin des lettres à partir duquel les espaces de composition (noir et blanc) se définissent au sein de la page. À ce titre, l’évolution du dessin des caractères typographiques et en particulier le travail des imprimeurs Bodoni Fig. 4 et Elzevir Fig. 5 fait l’objet d’une vive critique. À l’inverse, Morris trouve dans le dessin de certains caractères du xve siècle (gothique ou romain) tels que le caractère de Mayence dans la Bible de Schoeffer Fig. 6 ou le romain de Nicolas Jenson Fig. 7 des modèles précieux. C’est d’ailleurs à partir de ces exemples et en étroite collaboration avec Emery Walker que Morris dessinera les trois caractères qui serviront au sein de l’imprimerie6.

Il ajoute que l’ornement émanant de la page et de la typographie ne peut découler que d’un travail purement artisanal et maîtrisé dans son ensemble par l’homme. En plus de la gravure des caractères et de la composition, l’imprimerie s’engage dans la fabrication du papier7 et le façonnage des livres (reliure et coupe). Les choix esthétiques défendus par Morris ne sont donc pas seulement au service d’une qualité visuelle, mais permettent aussi de garantir un bon usage du livre d’une part et des conditions de travail qui n’asservissent pas l’homme à son outillage productif d’autre part. Derrière les questionnements formels de ce document, se dessinent des revendications idéologiques qui s’inscrivent dans la continuité des réflexions déjà développées par Morris dans ses écrits8 et héritées des mouvements de contestation des ouvriers anglais du début du xixsiècle, qui prirent notamment forme avec la révolte des Luddites9. En somme, on trouve dans le Livre idéal la formalisation de l’engagement théorique et pratique de Morris et un nouvel élan de modernité typographique qui préfigure les grandes transformations qui seront apportées dans la première moitié du xxe siècle.