Voir texte « Le Livre idéal » de William Morris, 1893.
En 1891, après s’être mis tardivement, en 1888, à l’apprentissage de la typographie, William Morris monte la Kelmscott Press, une imprimerie, maison d’édition et fonderie typographique qu’il nomme d’après sa maison de campagne située à Kelmscott, le Kelmscott Manor Fig. 1. Il installe sa presse près de l’atelier de gravure d’Emery Walker à Hammersmith en banlieue ouest de Londres. Sa rencontre avec Walker, qui rejoint la Typographic Etching Company en 1871, est décisive dans la formation et dans le développement de la Kelmscott1. Le 15 novembre 1888, Morris assiste à la conférence de Walker intitulée « Letter Press Printing and Illustration » à l’issue de laquelle il décide « de lancer une petite imprimerie où il pourrait publier des éditions limitées de ses propres œuvres2 ». En sept ans d’activité (Morris meurt en 1896), la presse édite 53 ouvrages de natures diverses (fables, littérature médiévale et des textes contemporains) à partir des caractères typographiques que Morris dessine, le Golden Type, le Troy Type et le Chaucer Type Fig. 23. La typographie et plus généralement l’imprimerie deviennent avec cette entreprise un terrain d’investigations pratiques et théoriques pour Morris. Bien qu’Emery Walker refuse d’être partenaire au sein de la Kelmscott, il participe à ces questionnements sur la mise en pages, le développement du papier, le dessin des caractères typographique et sera co-auteur avec Morris de la section sur l’imprimerie dans l’ouvrage Arts and Crafts Essays4.
Le 19 juin 1893, Morris donne aussi une conférence devant les membres de la Bibliographical Society réunis à l’université de Londres [London University]. Son texte, intitulé The Ideal Book Fig. 3 sera publié la même année dans le journal Transactions of the Bibliographical Society. Morris esquisse dans sa déclaration une sorte de modèle exemplaire du livre fondé sur son « arrangement architectural5 », lui-même reposant sur trois points. La clarté des pages, le dessin des caractères typographiques employés et la proportionnalité des espaces – notamment des marges – sont pour lui les garants de la qualité esthétique du livre. Il déplace les critères de beauté traditionnellement associés à la place des ornements et à leur caractère illustratif pour envisager l’agencement typographique comme une forme ornementale en soi. Il suggère ainsi que le travail de composition dans ce qu’il a de plus élémentaire répond à des fonctions esthétique et sémantique qui suffisent au texte. De cette manière il laisse entrevoir dans son exposé appliqué au livre les éléments fondamentaux d’une esthétique fonctionnelle qui sera développée et théorisée tout au long de la première moitié du xxe siècle, notamment dans l’architecture et l’objet (J. Hoffmann, A. Loos, P. Berhens), la typographie (J. Tschichold, B. Warde, M. Bill) et plus largement dans l’ensemble des domaines de la création.
Morris consacre ensuite une partie de son analyse au dessin des lettres à partir duquel les espaces de composition (noir et blanc) se définissent au sein de la page. À ce titre, l’évolution du dessin des caractères typographiques et en particulier le travail des imprimeurs Bodoni Fig. 4 et Elzevir Fig. 5 fait l’objet d’une vive critique. À l’inverse, Morris trouve dans le dessin de certains caractères du xve siècle (gothique ou romain) tels que le caractère de Mayence dans la Bible de Schoeffer Fig. 6 ou le romain de Nicolas Jenson Fig. 7 des modèles précieux. C’est d’ailleurs à partir de ces exemples et en étroite collaboration avec Emery Walker que Morris dessinera les trois caractères qui serviront au sein de l’imprimerie6.
Il ajoute que l’ornement émanant de la page et de la typographie ne peut découler que d’un travail purement artisanal et maîtrisé dans son ensemble par l’homme. En plus de la gravure des caractères et de la composition, l’imprimerie s’engage dans la fabrication du papier7 et le façonnage des livres (reliure et coupe). Les choix esthétiques défendus par Morris ne sont donc pas seulement au service d’une qualité visuelle, mais permettent aussi de garantir un bon usage du livre d’une part et des conditions de travail qui n’asservissent pas l’homme à son outillage productif d’autre part. Derrière les questionnements formels de ce document, se dessinent des revendications idéologiques qui s’inscrivent dans la continuité des réflexions déjà développées par Morris dans ses écrits8 et héritées des mouvements de contestation des ouvriers anglais du début du xixe siècle, qui prirent notamment forme avec la révolte des Luddites9. En somme, on trouve dans le Livre idéal la formalisation de l’engagement théorique et pratique de Morris et un nouvel élan de modernité typographique qui préfigure les grandes transformations qui seront apportées dans la première moitié du xxe siècle.
Jacqueline GENET. « De l’influence de W. Morris au développement des arts mineurs en Angleterre et en Irlande et de l’impact de cette tradition sur le livre », in Le livre en Irlande. L’imprimé en context. Caen : Presses universitaires de Caen, 2006.↩︎
William MORRIS. Préface de « The Nature of Gothic », in William S. Peterson, The Kelmscott Press. A History of William Morris’s Typographical Adventure. Oxford, New York : Oxford University Press, 1991, p. 81-82.↩︎
Voir André TSCHAIN. « William Morris ou le socialisme typographique », Communication et langages, no 15, 1972, p. 42‑55.↩︎
William MORRIS et Emery WALKER. Printing. Londres : Rivington, Percival & co., 1893.↩︎
William MORRIS. « The Ideal Book », lu le 19 juin 1893, publié ultérieurement dans la revue Transactions of the Bibliographical Society, no 1, Londres, 1893, p. 180.↩︎
James MOSLEY. « Les images d’Emery Walker pour les types de William Morris », dans le cadre du colloque Gotico-Antiqua, proto-roman, hybride. Caractères du XVe siècle entre gothique et romain, Nancy, ANRT, Ensad, Campus Artem, 25-26 avril 2019, en ligne, consulté le 25 avril 2024, https://vimeo.com/333965606↩︎
William Morris travaille avec Joseph Batchelor pour la fabrication artisanale des papiers de l’imprimerie. « Le papier était fabriqué à partir de chiffons de lin, sans aucune adjonction d'aucun produit blanchissant. Morris avait porté son choix sur un papier bolognais de 1473 comme « le papier idéal » et Batchelor fabriqua 3 types de papier à partir de ce modèle ; ils furent appelés « Flower », « Perch », et « Apple » d'après les filigranes que Morris dessina pour chacun d'entre eux. Élisabeth DELILLE. William Morris & la Kelmscott Press : conditions d’émergence, particularités et influence. Mémoire de maîtrise, Sciences de l’information et de la communication, université de Lille, 1996. p. 59.↩︎
William Morris se tourne aux alentours de 1883 vers le socialisme en adhérant à la Socialist League (1885) et en prenant la direction du journal du parti, Commonweal. Héritier du travail de John Ruskin, Morris s’inscrit en opposition idéologique avec le capitalisme et décide, par sa pratique, de mettre en œuvre son engagement politique. Les écrits de William Morris traitent en partie de l’indépendance de l’artiste vis-à-vis de l’industrie, de l’introduction de formes esthétiques utiles dans la vie de tous les jours ainsi que de l’engagement social de ce que nous appelons aujourd’hui le designer.↩︎
La révolte des luddites prend forme entre 1811 et 1817 dans plusieurs régions d’Angleterre à la suite de contestations violentes portées par des groupes d’artisans, notamment spécialisés dans le domaine textile, contre le développement des machines dans la production. Karl Marx prend appui sur le récit de cette révolte dans le Livre premier du Capital. Kevin BINFIELD. « Luddites et luddisme », Tumultes, vol. 2, no 27, 2006, p. 159‑171.↩︎