Voir le texte « War Against the Center » de Peter Galison, 2001.
Physicien et philosophe des sciences, Peter Galison est surtout connu en France pour Objectivité1, une histoire des usages de ce terme dans le langage des sciences, rapportée à la « succession de types de vision ». On en retiendra ici que les auteurs évoquent l’incidence des atlas dès le prologue de l’ouvrage et qu’ils le concluent en interrogeant « la nature du lien entre les galeries d’images scientifiques et les atlas traditionnels ».
Le Galison de « War against the center » n’est cependant pas exactement celui d’Objectivité et de ses ambitions épistémologiques. Il rejoint bien davantage celui de « l’ontologie de l’ennemi2 », expliquant la naissance de la cybernétique par l’engagement du mathématicien Norbert Wiener dans la bataille d’Angleterre. Autrement dit, un auteur soucieux d’inscrire le régime des sciences non seulement dans la diversité des économies de pensée mais aussi dans le réel de l’histoire. Et par histoire, il faut entendre la guerre et les formes stratégiques et tactiques qu’elle induit.
De même qu’on a pu défendre ailleurs l’idée qu’en élaborant une généalogie de la boîte noire, cette anatomie militaire participait de l’histoire du design33, de même ici l’auteur répond explicitement aux conceptions du post-moderne en architecture par une analyse des aménagements défensifs de l’espace. C’est dire qu’il installe l’histoire des designs dans une enquête sur l’émergence historique des agencements scientifiques en même temps qu’il reporte les coordonnées de l’invention des formes aux puissances de l’événement4.
La thèse de l’article est que l’organisation d’une diffraction des espaces rompt avec une logique moderniste du centre et de la hiérarchie - centre urbain notamment, dont le plan radial-circulaire de Paris donna la forme capitale du dix-neuvième et dont l’Empire State Building new-yorkais aurait incarné la figure américaine. Cette rupture ne peut être expliquée par le seul postmoderne et son affection pour la dissémination derridienne, soutient-il. Et il produit dès lors les preuves d’une politique de la dispersion et une enquête sur la persistance des grilles de structuration non hiérarchiques, l’effectivité de ces distributions pouvant être rapportée aux stratégies militaires de la Seconde Guerre mondiale et à l’institution d’une planification de la diffusion spatiale tout au long de la guerre froide.
En rappelant que les Allemands organisèrent, sous la houlette de Speer, une distribution géographique de leurs sites industriels pour limiter les destructions des bombardements alliés comme en évoquant l’utilité des Autobahns nazies pour l’évacuation des civils, Galison joue le réel avec la représentation et non pas contre elle. Il ne nie pas la volonté d’art qui anima Hitler5. (Et l’on n’oublie pas non plus que ce même Speer devait doctriner la valeur des ruines en même temps qu’il s’étonnait de la stratégie des bombardements civils britanniques opérés par Sir Arthur Harris, alors qu’il eut été plus efficace « d’organiser des raids sélectifs nettement plus précis, visant par exemple des fabriques de roulements à billes, des installations pétrolières et des raffineries de carburant ; des nœuds et artères de communications6 »). Mais il fait valoir un fonctionnalisme pour ainsi dire formaliste au cœur des logiques du design : leur matrice indéfectiblement utilitaire et géométrique. Antimoderne, décentrée et non plus focalisée, la forme répond bien toujours à la fonction. C’est bien avant l’émergence des discours du post- que le décentrement fut imposé comme une norme et qu’une esthétique de la diffusion tenta d’éviter la disparition. Ainsi se formule une stratégie territoriale décisive, c’est-à-dire la nature profondément stratégique du territoire même.
À l’inverse d’un Virilio qui vit dans les bunkers de la côte atlantique les épaves enlisées d’une guerre d’usure analogue à celle que Buzzati avait étrangement diagnostiquée dès 1940 dans Le Désert des Tartares, l’article s’attache à repérer dans la guerre des bombes la cause d’une modification fondamentale des designs de l’espace. Si Bunker Archéologie identifie dans l’agonie du littoral de l’après-guerre le signe le plus convaincant d’une crise du territoire, Galison ne considère pas la rupture mais la continuité : à ses yeux une même logique se déploie des années 1930 aux années 1960. Espace critique, « horizon négatif », « esthétique de la disparition » d’une part, efficacité défensive et persistance de la dispersion de l’autre, y compris dans les réseaux et sur la Toile. Les auteurs s’accordent ainsi sur le dépassement de l’effet « village Potemkine » qui leurre par un dispositif optique le regard ennemi. On dira qu’ils interprètent très différemment cette diffraction qui épuise les forces et répartit les charges et les efforts : l’un dépasse l’espace lui-même et passe au temps7, l’autre fait de l’organisation spatiale une affaire de déplacement et de différence.
Tous deux cependant pensent l’espace à partir de sa médiatisation, c’est-à-dire son quadrillage par la relation8.
En cela l’historien de la philosophie pourra songer combien avec « bâtir, habiter, penser » le Heidegger des années 1950 insistant sur l’étymologie de la Friede allemande (la paix) refoulait le réel de la guerre qui, loin du temple grec et de la critique de l’abstraction géométrique, avait fait du sol nazi l’objet de la planification productiviste et du calcul des risques9. À cet endroit, il donne raison – mais chez un philosophe, cela interroge – aux analyses d’un Sebald ou d’un Enzensberger sur le geste psychique qui permit à la population allemande de ne pas regarder ce qu’elle avait sous les yeux, la vie dans les ruines et la raison des ruines, « voire d’inscrire au tableau de ses faits glorieux tout ce qu’elle a réussi à surmonter sans faire preuve de la moindre faiblesse10 ».
En cela, l’historien du design pourra rapprocher ces grilles a-hiérarchiques défensives des plans de la No-Stop-City et les inscrire ensemble dans une même généalogie de l’espace désormais mondialisé du décentrement - à condition bien entendu de s’en tenir au plan formaliste, puisque le territoire national considéré par Galison n’est pas plus infini qu’indéfini11. Qui plus est, ce dernier ne s’en tient pas à l’Allemagne en guerre, il décompose aussi la leçon que les Américains tirèrent de Hiroshima et Nagasaki en organisant la défense de leur territoire contre les Russes dans le cadre du National Industrial Dispersion Program. Et par programme de dispersion industrielle, il faut entendre, ici encore, la délocalisation des lieux de production aux fins d’éviter la destruction totale des capacités américaines.
Des grilles de diffusion non modernistes et a-hiérarchiques fonctionnèrent donc comme idéal défensif et l’organisation du territoire est de part en part affaire politique et militaire. Quant à ces formes de dispersion et de ce refus du centre, on ne saurait donc apprendre de Las Vegas12. Elles nous enseignent même à contester les thèses de Venturi et Scott-Brown : l’architecture ne charrie pas seulement de l’image, elle engage aussi le sol et la surface, la carte et le territoire. L’art de construire lui-même doit donc remonter au substrat logistique de ces dimensions et ces rappels historiques s’avèrent en fin de compte les outils d’une critique radicale des thèses du postmoderne : l’architecture n’est pas tant média elle-même que traversée par une logique de la représentation ; la géométrie ne prend corps dans la réalité que sous l’impact de l’événement ; la mathématisation du monde est l’effet d’un calcul qui n’a rien d’abstrait ; l’architecture moderne n’est pas seule le vecteur des pouvoirs ; l’élément visuel enfin n’est pas sous la dépendance exclusive des dispositifs techniques qui l’agencent ou des traditions qui le précèdent, etc.
À la manière d’Adorno, enfin, Galison souligne combien ces stratégies furent intériorisées et devinrent les schèmes de pensée d’une vision cartographique. Il retrace donc non pas seulement la distribution effective du territoire, mais sa réverbération pour ainsi dire psychique. Rien sans doute ne l’exemplifie mieux que la manière dont David Chipperfield raconte son travail sur l’île des musées de Berlin et son dialogue avec les Berlinois, c’est-à-dire le traitement architectural d’un fragment de ville comme en overdose d’historicité : traversée du moment nazi, du moment communiste et de leur double interprétation de l’espace de la ville classique de Schinkel elle-même hantée par la Grèce et Pergame. Insularité au cœur d’une ville fracturée, trace de la destruction et trace d’une volonté de suture mise en échec, ce lieu symbolique fait la démonstration architecturale des puissances de la dispersion. Donnant volontairement à voir la fragmentation de l’objet architectural comme de l’espace urbain, il ne s’installe pas au plan de la « guerre au centre », il en révèle la face inverse et focalise sur ce nœud sursaturé d’histoire, devenu ruine et objet de politiques de la reconstruction qui varient entre reconnaissance de ce qui a été et forclusion de la violence13.