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Le moment radical… et ensuite ?

Entretien avec Andrea Branzi Par Simone Fehlinger, Catherine Geel et Olivier Peyricot

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Dans cette retranscription d’un entretien filmé à Milan en 2018, Andrea Branzi (1938-) revient sur les dimensions historiques postérieures à 1972 et 1973 ( Italy New Domestic Landscape et la Triennale) qui marquent la fin du moment radical en Italie. Il évoque en particulier les conséquences de cette période et de cette réflexion sous cinq angles. D’une part les antagonismes avec la Tendenza ou les théoriciens issus de l’école d’Ulm, les évolutions des relations entre le champs disciplinaire de la conception des produits et l’industrie, les transformations des perceptions dans la ville informationnelle nous permettent de saisir certains objectifs concrets des radicaux. De l’autre le designer revient sur la postérité de « No-Stop-City » et le rapport du design à l’histoire et son propre rappart à cette dernière. Texte proposé et présenté par Catherine Geel.

Cet entretien a été réalisé à Milan en avril 2018. Une partie de cet entretien a été publié in Critique, n° 891-892, août-septembre 2021. Numéro « Archi-Design » dirigé par Élie Düring et Claire Brunet. Paris : Minuit, p. 653-664.

Voir La présentation de Catherine Geel.

L’exposition organisée par le MoMA en 1972, Italy: the New Domestic Landscape, fait émerger – en opposition à l’école de pensée alors dominante en Italie, la Tendenza1 – une architecture et un design radicaux qui accèdent ainsi à la reconnaissance internationale. Que se passe-t-il après ? Pourrions-nous évoquer la Triennale de 1973, au sein de laquelle vous avez coordonné la section consacrée au design industriel ?

Andrea Branzi

La Triennale de 1973 fut très particulière car une sorte de situation polémique l’habitait. Aldo Rossi, représentant la Tendenza, était le coordinateur du secteur de l’architecture et Ettore Sottsass Jr était responsable de la section design. Nous avions deux pôles, avec chacun des architectes et des designers en leur sein, qui à ce moment précis s’opposaient fondamentalement et proposaient deux conceptions de la postmodernité radicalement opposées. Une tendance historiciste contre une tendance réformatrice. J’étais pour ma part le coordinateur de la section design qu’Ettore supervisait. Nous avions pris la décision de ne pas présenter de produits ou d’objets, mais plutôt des idées, des recherches. Il nous semblait qu’il fallait mettre en lumière les résultats de travaux anthropologiques. Les structures et les organisations spatiales, sociales et d’échanges que ces sociétés produisent étaient des sujets autour desquels réfléchir à un moment où intervenait une crise de la consommation.

Pouvez-vous préciser cette crise que vous évoquez ?

A.B.

Je crois pouvoir le faire assez simplement. Il nous semblait que le moment était venu – après New York et l’exposition de 1972 au MoMA2 – de commencer à examiner de manière plus intellectuelle les transformations structurelles en cours et de ne pas nous contenter de réfléchir aux produits industriels. Les questions de conception des objets appelaient un examen des formes d’organisation classiques des sociétés. C’est le moment de la naissance de ce que nous avons appelé le « nouveau design italien », qui produira les groupes Alchimia, puis Memphis, par exemple. La réflexion ne portait donc pas seulement sur le design, mais sur la structuration de l’appareil de production et, au-delà, sur l’organisation des activités de conception au sein d’une société dont nous remettions en cause la consommation érigée en valeur. C’est aussi l’époque de ce que je nomme « la crise des grands marchés de masse » : en tant que designer et architecte, réfléchir à ce contexte était essentiel. C’est enfin une période d’affrontement idéologique – et pas seulement avec Rossi. Tomás Maldonado3, qui était un des anciens recteurs de l’école allemande de design d’Ulm4 et une figure fondamentale, s’était installé à Milan. C’était un grand théoricien et un sémioticien. Il représentait le rationalisme, le fonctionnalisme, l’univers de la technologie avancée, une vision du monde que nous trouvions déconnectée de la réalité et même dangereuse. Pour notre part, nous avions déjà commencé à comprendre qu’une transformation structurelle de la société était en train d’advenir, et avec elle la possibilité et l’existence de nouveaux systèmes de petits marchés. Je ne parle pas seulement de contre-culture, mais d’un éclatement plus souterrain des tendances et des directions de vies ou de choix de vies. La vision de la modernité classique imposait que les objets et les produits fussent acceptés par tout le monde. Le « standard » n’était plus l’espoir donné à tous d’accéder à une vie plus digne : à cet idéal s’était substituée la force prescriptrice du profit, représentant l’hégémonie d’une société technocratique. Le rôle de la discipline, le rôle des designers, devait être, compte tenu de cette situation d’ensemble, d’une part, de s’associer activement aux réflexions sur ce thème, et, d’autre part, de comprendre qu’il y avait là l’occasion de mobiliser une nouvelle énergie expressive et de lui donner forme. Nos positions embarrassaient les tenants de la tradition classique du design. Une image peut nous aider ici, celle des oiseaux dans la jungle, capables dans le grand chaos des musiques, des chants, des couleurs, des parfums, des fleurs, de retrouver leur partenaire. Notre problème était le même : comment sortir des logiques des grands marchés de masse et être capable de trouver son propre petit marché, son consommateur.

Avant de quitter New York et l’acmé de 1972 (les dispositifs radicaux exposés dans le MoMa alors que les produits prétendument de masse le sont sur le parvis), encore une question : quelle importance accordez-vous rétrospectivement à cet événement ? Diriez-vous que les travaux dont ses dispositifs étaient l’aboutissement ont constitué la matrice des expérimentations et des recherches que vous appelez de vos vœux l’année suivante ?

A.B.

L’expérience radicale dont cette exposition témoignait fut la matrice fondamentale pour produire un nouveau type d’énergie. Nous avons commencé à expérimenter ce que nous appelions de « nouveaux langages », une nouvelle vision de l’objet. Ce dernier devenait, au-delà de la fonctionnalité ou de la standardisation, un protagoniste de l’espace. C’était là une révolution profonde que les entreprises et le marketing n’étaient pas encore capables d’entendre. En écho à ces propositions, plusieurs entreprises italiennes qui, au départ, trouvaient ces recherches oiseuses, ont commencé à comprendre l’intérêt d’avoir des laboratoires expérimentaux à l’intérieur de leurs organisations. Par exemple Zanotta, avec Zabro ; Cassina, avec Bracciodiferro5. Rétrospectivement on peut voir que ces financements et ces recherches avaient deux buts. D’une part, l’expérimentation de langages formels renouvelés permettant de produire des compléments d’ameublement : ce qu’on peut très simplement nommer « décoration ». L’autre direction, importante, nous pouvons la nommer « innovation », et cet aspect s’est développé en parallèle avec la globalisation accélérée des années 1980. La globalisation qui avait lieu était, pour ces entreprises italiennes, grandes ou petites, très performantes et reconnues à l’international, un mouvement complexe. L’élargissement des territoires commerciaux ne permettait plus de cerner clairement les propositions à faire. Les grandes entreprises comme les laboratoires artisanaux avaient besoin de savoir quelles étaient les nouveautés à l’échelle planétaire. L’enjeu qui se profilait, c’était leur capacité (ou non) d’organiser la modification permanente des produits : de présenter des catalogues de produits changeants, à l’image de ce qui se fait dans les secteurs de la communication et des services. Si bien que tout le système industriel, progressivement, a eu besoin de cette énergie d’innovation. Cette énergie, il revenait au design de la procurer en proposant, non pas de simples variations, mais des idées auxquelles on n’avait jamais pensé, des idées nouvelles. Aussi fallut-il en partie changer la méthodologie du projet.

Au lieu d’aborder un seul problème à la fois, comme font les designers de produit, vous invitez à regarder les problèmes dans leur complexité pour, dites-vous, ne pas provoquer de « catastrophe esthétique ».

A.B.

Souvent le design simplifie à grands traits, ce qui n’est pas bon. Personnellement, je cherche à éviter ce phénomène en n’utilisant jamais un seul langage. Je travaille à changer « comme change ma tête », je travaille à faire évoluer ma sensibilité. Peut-être notre société est-elle complexe et chaotique, mais nous avons aussi compris que le chaos est la loi générale de l’univers. Les grandes simplifications ont produit de grandes catastrophes. En design, c’est précisément ce qui, paradoxalement, conduit un projet ou un produit au chaos ou à la tragédie. Entendons-nous bien : je parle de simplification conceptuelle, et non de la simplicité des formes. Par ailleurs, cela n’empêche pas qu’il y ait, aujourd’hui, des simplifications très importantes à mener. Ce que j’appellerai la disparition des catégories conflictuelles en est une. Ainsi, par exemple, dans la logique du projet moderne, on considérait que les territoires agricoles n’étaient tout simplement pas concernés par la pensée de l’architecture urbaine. On avait statué que c’était ou l’un ou l’autre. Aujourd’hui, on commence à comprendre qu’il n’y a pas une si grande différence, et que les pensées du projet associées à ces différents types de territoires sont, l’une et l’autre, les résultats d’une logique de production économique. D’une certaine manière, il s’agit seulement d’une différence formelle. C’est une différence difficile à saisir et qui suppose d’avoir une vision plus globale du territoire, vision dans laquelle l’agriculture, au bout du compte, est un domaine productif analogue aux autres formes d’industrialisation : elle résulte du capitalisme, de l’économie mondiale, de la logique du marché. On a donc affaire, à mes yeux, à des formes avancées, organisées toutes les deux pour produire de l’argent. Cette « disparition » des catégories conflictuelles a constitué pour nous un axe de travail. Comme disait Pierre Restany, entre un bois, une forêt et une métropole qui se dresse dans le paysage, il n’y pas une telle différence. Voici ce que cela permet de penser : l’homme dans une forêt vit dans un espace plein de messages, d’informations, de signes et d’images ; et, dans la métropole, il vit exactement dans le même type d’espace qui est, lui aussi, saturé d’informations, de messages, de bruits. Or nous avons une vision complètement différente de la condition primitive et de la condition contemporaine. Notez que la simplification que je viens de produire n’élime pas la réalité du chaos. Elle me dit au contraire combien ce chaos nous renvoie à notre condition historique.

Nous autres designers, au cours de l’histoire, nous n’avons jamais trouvé une solution unique pour résoudre les problèmes parce qu’il n’existe jamais, nulle part, deux maisons, deux architectures qui soient exactement semblables. Dans l’histoire de l’urbanisation, aucune ville n’est identique à une autre, et il en va de même des espaces domestiques. Des changements de fonctions se produisent en permanence. Aujourd’hui, ce n’est plus la qualité de l’architecture qui fait la qualité d’une rue ou d’un parcours, mais c’est la qualité des magasins ou des vitrines. La qualité architecturale ne vient qu’après cette qualité-là, ou encore la qualité des gens que l’on croise dans cette rue ou sur ce parcours. Je me souviens d’une expérience que nous avions faite à la Domus Academy : nous avions pris des photos de maisons dans lesquelles les étudiants habitaient. Certains étaient incapables d’en reconnaître la façade, de reconnaître l’architecture dans laquelle ils vivaient. Ils ne se rappelaient pas. Moi-même, ici, dans mon nouveau lieu de vie, je ne sais pas combien d’étages il y a ; c’est une chose qui ne me regarde pas, qui n’appartient plus à ma mémoire, ni à l’identité de ce lieu. On peut le constater : ce type d’amnésie touchant l’architecture est général. On cherche à combler ces « trous de mémoire » avec ce que j’appelle les « archistars », c’est-à-dire des bâtiments d’exception. En somme, la crise de l’architecture est aujourd’hui une crise acceptée : l’architecture contemporaine doit produire des exceptions, des innovations iconographiques qui se présentent comme des alternatives au paysage urbain, des chocs visuels. Chocs que, très souvent, on éprouve seulement de l’extérieur, car l’intérieur reste traditionnel – mais c’est une autre question. En fin de compte, c’est toujours l’esprit de la Tendenza qui se perpétue chez ces architectes contemporains.

Ces démarches permettent-elles d’évoquer la figure du designer comme chercheur ? Quelles logiques de travail ou de projet mettent-elles en place ?

A.B.

Ce qui est sûr, c’est que nous étions des « groupes » et que nous fonctionnions par petites équipes, un peu comme les groupes de musique en train de produire un album, qui travaillent successivement avec différents spécialistes : une fois avec un ingénieur, une autre fois avec une spécialiste des systèmes technologiques, et ainsi de suite ; et nous aussi, nous avions des relais dans différentes spécialités : fonctionnalité, normalisation, etc. Ces équipes à géométrie variable produisent une musique parfaite. Le design radical est très clairement né de ce type de transformation complète de la culture. Et le design au sens à la fois classique et large du terme, c’est-à-dire moderne, rationaliste et pris dans les procédures constructives, semblait hors-jeu parce qu’il était fondé sur des idées scientifiques qui devaient répondre, avant tout et presque uniquement, à des questions liées à l’industrialisation. Or on voit aujourd’hui ce que donnent ces approches. Je trouve donc qu’avec la globalisation, toutes ces recherches théoriques sur lesquelles vous m’interrogiez ont trouvé une justification objective.

Mais je pense qu’il faut aussi avoir le courage de travailler seul. Il y a longtemps que je ne travaille plus avec les entreprises pour une raison très simple : la logique des entreprises est très complexe, tatillonne et d’une grande lenteur. Je préfère travailler « pour moi ». C’est moi qui me formule à moi-même une demande. C’est une activité autonome. C’est un risque, mais pas plus grand que celui pris par ceux de mes amis qui travaillent encore à dessiner des canapés, des sièges et des lampes. Ils sont seuls, eux aussi, puisque les problèmes du sofa n’intéressent personne sinon les entreprises et leurs directeurs. Je suis plein de respect pour ces questions-là, mais je n’y trouve pas de vraie motivation. Cultiver un certain type de problématique est potentiellement un facteur d’isolement.

Cette dimension de solitude signifie-t-elle que le design organise, pour ainsi dire, sa propre disparition, son effacement tendanciel au profit d’une activité gratuite ?

A.B.

Il faut envisager l’activité du design par analogie avec l’activité sexuelle. Les théoriciens de la révolution sexuelle la présentaient comme une activité créative et libératrice, qui ne se résume pas à concevoir des enfants. C’est vrai, mais pas toujours. D’un point de vue anthropologique, le design est une activité qui permet en effet l’expression d’une créativité sauvage et animale que les designers ont en commun avec les artistes, mais il est en même temps une expression qui diffère de l’art, parce qu’on y vise quelque chose qui doit pouvoir être utilisé. Le design, le designer doivent être capables de faire à l’Homme un cadeau qui lui permette de supporter la pesanteur de sa condition existentielle. Donc, l’aptitude à travailler avec son cœur y est fondamentale ; sinon, il vaut mieux changer de profession.

Revenons à votre travail. Une de ses dimensions est la méthodologie de projet : vous avez élaboré avec vos écrits des instruments de réflexion ; les maquettes que vous fabriquez depuis l’époque d’Archizoom vous permettent d’exhiber des problèmes ; enfin vous construisez des outils qui servent à montrer les liens entre les choses et les problèmes : ce sont vos displays

A.B.

Je suis né et j’ai étudié à Florence, et mes origines m’ont beaucoup influencé. Comme vous le savez, j’utilise souvent des miroirs pour donner l’idée d’un espace infini. Ce n’est pas seulement une vision politique mais une question en rapport avec le concept d’infini sur lequel la Renaissance florentine a beaucoup réfléchi. Les lois de la perspective naissent au moment où il est possible de représenter l’infini : j’ai toujours travaillé sur ce sujet et cette recherche continue de me passionner. No-Stop City partait de ce type de réflexions : ce n’était pas un projet à bâtir pour faire advenir une société meilleure ; c’était la vision d’une réalité qui existait déjà et qu’on ne voyait pas. En travaillant à rassembler tout un pan de mon activité théorique pour cet ouvrage [E=mc2], j’ai découvert une justification troublante ou profonde à ce que je fais. On peut voir beaucoup des réflexions auxquelles j’ai participé, ainsi que certains projets ou positions théoriques, comme une prévision de ce qui se passe aujourd’hui. Par exemple des choses écrites en 1966, au moment où je sortais de l’université, deviennent interprétables au regard de ce qui se passe aujourd’hui.

L’histoire est importante pour vous. Dans votre livre de 1985 La casa calda6, vous faites même pratiquement œuvre d’historiographe. Quel rapport le design entretient-il, selon vous, avec l’histoire ?

A.B.

Le passé est quelque chose d’obscur dans lequel on peut trouver des pensées utiles. Je suis intéressé par la culture primitive que je trouve très liée à la condition actuelle. Je n’ai aucune perspective du futur. Je ne suis pas un utopiste, mais plutôt un réaliste. Nous vivons dans une condition néo-primitive : dans l’absence du futur, l’absence du passé, un présent permanent. Le citoyen n’est plus aujourd’hui quelqu’un qui habite dans une ville, mais quelqu’un qui utilise des produits industriels, reçoit les communications des marques, est d’emblée intégré dans les marchés industriels et mondiaux que l’architecture n’est pas capable de représenter. L’idée de l’infini dont je parlais appartient déjà en ce sens à la réalité actuelle.

Aujourd’hui, parce qu’il y a des textes et des dessins, un projet comme No-Stop City est compris comme l’un des premiers projets qui ait prévu la globalisation et l’uniformisation, une sorte d’homogénéisation générale qui en effet correspond à une réalité historique contemporaine et réelle. Je le vois aussi dans le travail de mes amis de la même époque. Le design montre ainsi qu’il peut être une contribution à l’évolution mentale d’une société à une époque donnée, et qu’il ne se résume pas à une contribution technique ou formelle.

Mais alors que je vois plusieurs de mes amis intéressés aujourd’hui par les nouvelles technologies de la communication, pour ma part, je ne m’y m'intéresse pas. Ce qui m’intéresse au contraire beaucoup, c’est l’énorme changement qui a eu lieu dans l’histoire du design depuis le Bauhaus, si l’on regarde les codes, les langages mis en place. Si on observe bien les formes et leurs évolutions, le design propose un langage qui se regarde lui-même et qui, en fait, n’est pas intéressé par ce qui se passe dans l’histoire – deux guerres mondiales, la Shoah, les grandes dictatures de droite et de gauche, cest-à-dire de grands désastres. Il faut donc que le design, en tant que discipline, soit capable d’être sensible à ce qui se passe dans la société. Il faut sortir de cette vision optimiste que le design a toujours proposée : cette idée que la modernité, l’industrialisation et tous les mythes de ce genre vont produire un résultat final positif.

Mais il y a encore autre chose. On a aujourd’hui compris qu’il y a des problèmes pour lesquels il n’existe pas de solutions. L’intégration des minorités humaines qui arrivent en Occident nous pose des questions essentielles. Du moment où l’on accepte ces minorités, on les fait disparaître, parce qu’elles vont s’intégrer. Leur langage, leur mentalité, leurs traditions, les activités sur lesquelles s’est construite leur identité profonde vont disparaître. C’est l’exemple d’un problème qui n’a pas trouvé de solution, et peut-être que parfois les solutions n’existent pas, que c’est seulement une tradition culturelle chez nous de dire que tout problème peut avoir une solution. Cette manière de penser produit des incompréhensions très dangereuses.

Le design doit être capable de prévision pour essayer de trouver des solutions à des problématiques encore non résolues mais cruciales. On pense que la population humaine va atteindre, à la fin du siècle, les vingt milliards d’individus… Du reste, si je pense à ce que je vois à l’université dans les départements de design, par exemple au Politecnico de Milan, où la présence féminine est de plus en plus importante, je me dis que cela va permettre aux femmes, aux jeunes élèves, de proposer des visions du projet qui soient un peu moins chargées de testostérone. Pour le design, qui est historiquement une activité masculine, voir s’introduire une sensibilité, une intelligence moins agressive et moins masculine, est un cadeau très important.

Vous qui avez tenu à ressembler vos écrits, quel regard portez-vous sur la production théorique suscitée par le design ?

A.B.

Si le design et l’architecture me passionnent, c’est qu’ils sont une dimension de l’histoire humaine. L’histoire de la discipline est une autre affaire. Mon approche de ces questions est anthropologique, et je lis d’autres choses, par exemple les anthologies des poètes auxquels je reviens fréquemment. En lisant, je suis toujours sensible à la biographie de l’auteur. Davantage que les œuvres, ce sont les vies qui m’intéressent. De manière générale, je ne suis pas intéressé par les objets en tant qu’objets, mais en tant qu’éléments d’une histoire bien plus large.