In Franz West. Nice/Reims : Villa Arson/FRAC Champagne-Ardenne, 1997, p. 3-6.
Publié sur Problemata avec l’aimable autorisation de l’auteur, de la Villa Arson et du Frac Champagne-Ardenne.
Voir le commentaire d’Émilie Perotto.
La pratique artistique de Franz West prend une nouvelle actualité dans les années quatre-vingt-dix, à tel point qu’il peut alors passer pour un jeune artiste, alors que sa problématique est d’ores et déjà très élaborée et qu’il travaille depuis la fin des années soixante : en cela, on peut l’apparenter à d’autres « irréguliers » tels que Allen Ruppersberg, Paul McCarthy ou André Cadere et dans une moindre mesure Mike Kelley, artistes dont l’œuvre prend aujourd’hui une nouvelle dimension. L’unique point commun qui relie ces artistes très dissemblables est de prendre pour point de départ la culture de la performance : le happening californien pour McCarthy, une notion plus cérébrale de l’action pour Ruppersberg, une version analytique et conceptuelle de la performance chez Cadere, et l’actionnisme viennois pour West. Chez ce dernier, si l’on ne comprend pas l’importance de ces racines, et l’influence de Rudolf Schwarzkogler ou Hermann Nitsch, on risque de ne voir dans son œuvre qu’un ensemble de formes sans qualités, ni informes, ni structurées : communes, dans le sens où elles semblent ouvertes aux lectures les plus contradictoires. Bien sûr, il existe aussi une tentation beaucoup plus classique chez West : son intérêt pour la sculpture de Bruno Gironcoli, sa découverte précoce des masques africains, voire son goût prononcé pour la musique classique.
Néanmoins, les Passstücke, ces étranges objets en plâtre qui représentent le noyau dur de son travail, ne sont pas destinés à une réception « classique » : ils doivent être portés, manipulés, investis par le public. Est-ce que cela suffit à les doter d’une qualité esthétique particulière, à les rendre pertinents dans le débat artistique d’aujourd’hui ? Ma réponse est oui : « Ne posez pas la question de la signification, mais celle de l’usage », écrivait Ludwig Wittgenstein, un philosophe que l’artiste viennois a beaucoup lu.
Ce n’est pas un hasard si Franz West réinvestit la notion de sculpture à travers une problématique de la disponibilité et de l’usage : ce trait est commun, là encore, à son travail et à celui de Paul McCarthy. À l’origine de l’œuvre, l’action humaine ; qu’elle se réalise dans le cadre d’une performance ou qu’elle demeure virtuelle. Là où les installations de l’Américain prennent pour modèle le décor hollywoodien, le set qui reste en place après le tournage, West présente des accessoires à manipuler, les objets de carton-pâte issus d’une scène potentielle, destinés en tous cas à une mise en situation photographique, et dont la mesure réside dans le champ des activités humaines plutôt que dans une réception inerte. Les Passstücke, ainsi que les chaises et les divans qui constituent une forme récurrente des installations de West, sont avant tout des attracteurs d’humanité : on les installe sur soi, on s’y assied, ils sont là pour servir. « La chaise est ce qui resterait si les Passstücke étaient des sculptures1 », explique-t-il. Les Passstücke ne sont donc pas des sculptures, et les chaises viennent occuper la place vide qu’ils désignent : celle du spectateur contemplatif, frustré d’un objet à admirer, et amené à s’asseoir sur ce qu’il désirerait regarder. La sculpture est ailleurs, et elle s’apparente à une situation : elle est dans l’usage, dans la manière par laquelle les individus viennent habiter les formes qu’on leur propose. Cette décision, qui irrigue toute l’œuvre de Franz West, fait écho à toute une génération : son esthétique de la co-présence et de la disponibilité dialogue avec celles de Félix González-Torres ou Liam Gillick, Andrea Zittel, Jason Rhoades, Angela Bulloch ou Jorge Pardo.
Le contrat avec le regardeur : la co-présence
Ce qui caractérise au premier chef l’art des années quatre-vingt-dix, c’est l’instauration de nouveaux types de contrats avec le regardeur, et la systématisation, voire la banalisation, du régime de l’interaction, qui n’est plus réservée à la performance, mais concerne désormais tout autant la structure des images. « On ne peut plus s’installer devant une image comme au temps du premier degré2 », écrit Philippe Parreno. Rirkrit Tiravanija définit ainsi ses expositions comme « des cadres de références pour ce qui pourrait en transpirer dans l’usage3 ». Ces contrats esthétiques exigeants, basés sur une architecture des modes de socialité, et sur une production de situations relationnelles qui insistent sur la notion de co-présence de l’œuvre et du regardeur dans l’espace d’exposition, convoquent toute une mémoire de l’art moderne : on peut spontanément évoquer Fluxus, Gordon Matta-Clark, Dan Graham. Mais l’art minimal a lui aussi déterminé en profondeur les positions contemporaines du visiteur d’exposition. Les objets de Tony Smith ou Robert Morris, par la forme que prend leur présence dans l’espace de la galerie, ont déplacé le processus classique de la contemplation : au lieu d’être devant l’œuvre, on est dedans ; l’œuvre transforme l’espace, et en devient partie intégrante. Le regardeur est donc co-présent avec l’œuvre, pas un simple spectateur passif : « l’espace de la pièce est un facteur structurant4 », écrit Robert Morris.
L’espace que définit Franz West, en plaçant ses sculptures afin qu’elles soient manipulées, ou pour que l’on s’allonge sur elles, s’inscrit dans la descendance de la sculpture minimaliste. Ce qu’un artiste comme Tony Smith élaborait du côté de la Gestalt (l’œuvre comme processus temporel, somme d’informations à décrypter par la physiologie du regardeur), Franz West ou Félix González-Torres s’en emparent, mais en replaçant cette réflexion formelle du côté de la psychologie, dans un univers quotidien et familier pour le second, ou sculptural et charnel pour le premier. On n’insistera jamais assez sur le fait que l’art des années quatre-vingt-dix s’est continuellement exercé à « recharger » les protocoles formels de l’art minimal et conceptuel, mais en les « remplissant » de connotations intimes ou sociologiques. L’enjeu consiste à traduire les expériences formalistes des années soixante dans un autre système de codage, vers des problématiques de l’interhumain ou des interrogations identitaires. On fait traverser aux œuvres de nouveaux territoires. Le sens (comme origine) s’efface au profit des destinations. Celles-ci sont multiples, à partir du moment où la pièce fait l’objet de manipulations plus ou moins dirigées. Franz West produit ainsi des espaces au sein desquels la présence humaine fait sens, et devient elle aussi un « facteur structurant ». Ses œuvres sont d’ailleurs photographiées en situation, portées ou habitées par leurs regardeurs. Elles sont produites pour être habitées par des gestes humains, et fonctionnent dans le cadre d’une instrumentalisation ludique des individus : on porte les Passstücke, on les enroule autour de soi, on les tient, on les brandit. Leur blancheur, leur consistance plâtreuse, leur apparence « travaillée » interdisent cependant qu’on les prenne pour autre chose que ce qu’ils sont, c’est-à-dire pas exactement des sculptures, mais du moins des objets issus de l’histoire de la sculpture. Sinon, pourquoi Franz West tiendrait-il à cette apparence « fait main », à l’aspect plâtreux et artisanal de leur surface ? Il en résulte une impression d’incongruité totale, quand on regarde ces photographies sur lesquelles posent un homme en costume, une femme en robe du soir, un ouvrier, un étudiant : le Passstück suggère des gestes, induit des attitudes. Sa forme évoque parfois le chapeau, telle autre la marche, la délinéation d’un membre ou l’utilisation d’un accessoire banal. Il amène souvent celui ou celle qui la porte à des contorsions étranges, à des gestes qui sortent de l’ordinaire. Il faut la tenir sur soi, l’occuper, pour que l’œuvre devienne œuvre ; sans cette participation, le canapé n’est qu’un « reste », une machine que l’on ne brancherait pas sur une source d’énergie.
Comme ces œuvres minimalistes qui s’attachaient à redéfinir le rapport sujet/objet, les Passstücke réclament la co-présence du regardeur, à travers une participation active à sa signification, qui serait incomplète sans le recours à l’activité du public. On peut s’asseoir, ou s’allonger, dans les installations de West : mais cela ne dénote aucunement un souci de fonctionnalité. Ce n’est pas parce qu’on peut utiliser un objet, dans une proposition artistique, que le thème de cette proposition est la fonctionnalité. On peut manipuler un Passstück, mais cette manipulation ne constitue pas le sujet de l’œuvre. Celui-ci est la « combinaison des Passstücke et des corps humains qui s’y adaptent ». Comme l’explique West, « le tire-bouchon est le Passstück de la bouteille5 ».
L’œuvre se voit interprétée, à l’instar d’un morceau de musique, par des instrumentistes anonymes qui ne pratiquent, pour tout art, que celui de vivre au quotidien. En ce sens, les Passstücke s’inscrivent dans une tradition initiée par Fluxus, celle de l’œuvre à interpréter. Une installation telle que l’Auditorium, présentée à la Dokumenta de Kassel en 1992 (72 divans dont les éléments étaient recouverts de tapis, et sur lesquels chacun était incité à s’asseoir), participe à la fois d’une réflexion sur la Gestalt (parce qu’elle se présente comme une structure englobante, produisant un effet perceptif totalisant, à l’instar d’une pièce de Tony Smith) et d’une problématique du partage, de la relation interhumaine dans le processus d’exposition.
Le statut de l’individu
Il y a cependant un contresens à ne pas commettre, concernant le statut des individus qui viennent « habiter » les œuvres de Franz West. Il ne s’agit pas d’une instrumentalisation du public : l’individu qui s’allonge sur le canapé d’une installation de l’artiste autrichien ne devient pas un élément du décor ou l’équivalent d’une tache de couleur dans le tableau. Bref, il ne s’agit pas de tableaux vivants.
Pour élargir le propos, le public d’une exposition de Tiravanija, les utilisateurs d’un Espace de négociation de Liam Gillick ou les manipulateurs d’un Passstück ne sont pas là pour faire joli ou pour donner à un concept sa vague crédibilité. Ils sont mis en situation par une œuvre qui elle-même est mise en situation par eux ; ils ne font pas partie d’un décor, mais d’un système, d’un univers modélisé. Ils ne sont pas les spectateurs d’un décor fonctionnel, comme les visiteurs d’une exposition de Guillaume Bijl étaient les spectateurs d’un décor spectaculaire. Leur présence ne fait pas partie de l’exposition, elle est ce par quoi l’exposition devient un monde, c’est-à-dire un système de mises en rencontres.
Lecteur attentif de Gilles Deleuze, Franz West a sans aucun doute eu maintes occasions de réfléchir à la notion d’héccéité. Une héccéité, selon le philosophe français, est un espace-temps donné, mais un espace-temps à l’intérieur duquel se déroule un processus de subjectivation. Un lieu, à un certain moment, peut devenir un sujet, un individu. Il s’agit d’un « champ électrique ou magnétique, une individuation opérant par intensités (basses autant que hautes), des champs individués et non pas des personnes ou des identités6 ». L’héccéité est « une individuation particulière ou collective, qui caractérise un événement (une heure du jour, un fleuve, un vent, une vie)7 ».
N’importe quelle exposition, n’importe quel dispositif artistique sont des champs individués : des espaces-temps signés par un auteur, où passent des intensités humaines, et qui deviennent des entités à part entière. Une exposition est un événement au sein duquel les notions d’individualité ou de collectif se redistribuent en fonction du dispositif mis en place par l’artiste. Dans une exposition de Franz West, l’énergie est pourtant essentiellement individuelle : contrairement à Rirkrit Tiravanija, par exemple, il construit un espace qui n’est pas destiné à produire ou susciter des interactions parmi le public, mais des gestes à titre personnel. Si l’on excepte de grandes installations comme celle de la Dokumenta (1992) ou de la Dia Foundation (Rest, 28 banquettes, 1994), les œuvres de West sont rarement conviviales, et les Passstücke n’ont qu’un utilisateur à la fois, même si elles sont parfois l’occasion de comportements de groupe.
C’est en cela que la position de West à l’intérieur de cette problématique relationnelle s’avère singulière. Si les Stacks de Félix González-Torres sont les vecteurs d’une expérience sensible basée sur l’échange, celle qu’appellent les Passstücke est centrée sur l’inconscient, sur l’adaptation du corps à son environnement. À leur sujet, West évoque des « comportements compulsifs8 », et explique comment les Passstücke, en tant que « système de notes pour des gestes9 », peuvent représenter des formes de névrose. En 1983, se basant sur une interprétation de Léonard de Vinci par Gironcoli, il explique que « les muscles faciaux, projections du reste du système musculaire, sont l’expression d’états psychiques10 ». L’œuvre de West pourrait ainsi se décrire comme un travail symbolique sur la musculature, sur les déformations subies par l’appareil musculaire dans le quotidien et leurs répercussions sur notre manière d’envisager l’art. La contemplation passive est une habitude, un muscle trop bien exercé, une déformation, en somme, que viennent « corriger » les sculptures-canapés. Ne sont-elles pas, après tout, « un ready-made perçu par le biais du cul11 ? » L’art westien relève ainsi, en son extrémité, d’une pratique ascétique. L’artiste voudrait que ses œuvres puissent être perçues, en partie au moins, « inconsciemment ». Que le public puisse s’asseoir, ou transporter une œuvre, sans se rendre forcément compte qu’il s’agit d’art. Cet appel à l’insouciance du regardeur, qui devient alors un simple usager, est un appel à l’automatisme. L’œuvre doit acquérir un minimum d’invisibilité pour exister vraiment. La fonction en elle-même n’est pas mise en scène : au contraire, la présence d’un socle désigne la sculpture. L’esthétique de Franz West ne repose pas sur la fonctionnalité, mais sur l’usage. Une célèbre formule duchampienne évoquait la possibilité de « se servir d’un Rembrandt comme d’une planche à repasser »… En l’occurrence, le visiteur d’une de ses expositions se voit proposer de se servir d’un West pour le regarder tout d’abord, mais aussi pour effectuer les mouvements induits par les œuvres. À la Kunsthalle de Bâle, en 1995, Rirkrit Tiravanija présentait un certain nombre d’objets à utiliser, autour d’une sorte de bivouac « encadré » par un cube blanc gigantesque construit à l’intérieur de la salle d’exposition, et sur la paroi duquel il projetait un film Super 8. Contrairement à ce qui se passe dans une exposition de Franz West, contemplation et action se déroulaient en deux temps, sinon clairement distincts, du moins suggérés par les restes d’un repas. West inclut les regardeurs dans un environnement constitué d’artefacts ; Tiravanija, lui, les convie à participer à l’élaboration d’un environnement qui ne sera « utilisable » que pendant un court moment, un espace où les objets portent la trace du temps. Chez l’artiste autrichien, par contre, les instants sont renouvelables à l’infini, portés par une mécanique oppressante, une compulsion de répétition. Il est curieux de noter que dans la plupart de ses travaux sur papier, les figures humaines (des photographies découpées dans des magazines) sont le plus souvent partiellement submergées par la peinture, et toujours posées sur des fonds monochromes : comme si les humains avaient à lutter contre un matériau pesant, contre leur recouvrement par le temps monotone de l’habitude, que les Passstücke viennent trouer tout en le révélant plus crûment encore. À l’opposé, chez Tiravanija, on découvre une temporalité débarrassée de toute névrose, où le moment vécu fait figure d’épiphanie.
Mais au fait, pourquoi s’allonge-t-on constamment, dans les installations de Franz West ? Celui-ci raconte qu’il a pour habitude de rester au lit, dans une pièce sombre, sans bouger, afin de se détacher des « habitudes artistiques ». Il existe bel et bien un fond méditatif, voire contemplatif, dans cette œuvre qui se donne à l’usage. Et même, une forte résistance au mouvement auquel nous contraint la vie matérielle. Si les Passstücke sont décrits par leur auteur comme des « moteurs pour le mouvement », ce mouvement est à caractère hypnotique. Nos gestes quotidiens s’inscrivent, dans une très grande proportion, à l’intérieur d’une sorte de chaîne de montage comportementale ; il y a un robot en nous, que l’œuvre de West cherche à secouer. On exécute des gestes bizarres, induits par un objet en plâtre, et puis l’on fait la sieste.
Une esthétique de la « Passe »
Le terme Passstück n’est jamais traduit en français. Franz West a cependant proposé une traduction anglaise : adaptive. On trouve dans le mot allemand la notion de passage, et celle d’adaptation : une traduction française possible serait l’emploi du mot « Passe ». Le Passstück représente une Passe : dans un sport collectif – ce que l’art est sûrement – le joueur qui reçoit la balle doit adapter son corps au mouvement imprimé par le passeur, tout en transformant la vitesse et la direction de l’objet ainsi reçu. Franz West ne définit-il pas ce type d’œuvres comme « un motif de mouvement, généré par le mouvement et transmis de la même maniere12 » ? Toute œuvre d’art est un objet transitif, une
énergie qui se cristallise, et qui va être « passée » au regardeur. Simplement, certaines pratiques insistent davantage sur cet aspect, tandis que d’autres, basées sur l’autorité artistique, tentent de la nier. Franz West, lui, organise la transitivité, la « passe », jusque dans l’économie matérielle de son travail.
Ainsi, à l’origine d’une œuvre retrouve-t-on souvent son désir d’entrer en contact avec l’autre : West a toujours accordé une place importante aux collaborations à deux ou à plusieurs. Des amis, artistes, écrivains, musiciens sont parfois impliqués dans des projets d’exposition, et parfois durablement, comme… D’autres travaux, sur support vidéo, consistent à enregistrer des conversations avec les gens qu’il rencontre. Dans un travail, quelque chose doit « passer » entre des individus. De plus, les objets eux-mêmes continuent à vivre au-delà de leurs présentations publiques. Car le plâtre, matériau friable, se détériore fréquemment sous l’effet des nombreuses manipulations. Les Passstücke, selon lui, « sont le résultat d’un processus qui doit être prolongé », et leur restauration fait partie de ce processus. West pourrait les remplacer par d’autres, mais il préfère que « les restaurateurs continuent à réparer les pièces tandis que leurs remplaçantes sont encore exposées ». Dans ce mouvement perpétuel, le public manipule et fait vivre aux objets d’art des péripéties sans cesse renouvelées, pendant que des professionnels réparent ceux qui s’avèrent trop abîmés : des gestes prolongent sans cesse les gestes originaux. Dans l’univers esthétique de Franz West, l’objet représente une extension du temps vécu, son prolongement dans un champ, l’art, où seule importe sa signification.
Commentaire d’Émilie Perotto
« L’art de la passe/co-présence, disponibilité et usage dans l’œuvre de Franz West », de Nicolas Bourriaud, est publié en 1997 dans le catalogue monographique de Franz West édité par la Villa Arson et le FRAC Champagne-Ardennes. L’année suivante, le critique d’art et commissaire publie Esthétique relationnelle (Dijon : Presses du réel), ouvrage aujourd’hui mondialement connu dans lequel il théorise, explicite et exemplifie cette notion. Via des œuvres de nombreux·ses artistes (Rirkrit Tiravanija, Félix González-Torres, Liam Gillick, Dominique Gonzales-Foerster, etc.), il montre l’émergence d’une esthétique de la rencontre, de la proximité et de la résistance au formatage social.
Le texte qui nous occupe ici, sur le travail de Franz West, permet d’articuler historiquement les pratiques de l’art minimal et conceptuel avec cet art relationnel nouveau. Pour autant Franz West ne se situe ni du côté minimal et conceptuel, ni du côté relationnel, peut-être parce que, de culture autrichienne, il s’est entre autres nourri de l’actionnisme viennois et des sculptures de Bruno Gironcoli.
Ce texte a été fondamental pour définir la notion de « sculpture d’usage13 » dans ma thèse de doctorat de création, intitulée « La sculpture contemporaine envisagée comme une situation : modes de production, objets, usages14 ». S’il semble évident que la sculpture, médium du volume et de l’espace, soit destinée à une perception par contact, il est pourtant rarement possible de toucher ces œuvres, en raison de l’économie de marché de l’art et des principes de conservation des œuvres muséales. Cela a produit chez bon nombre d’artistes contemporain·es une façon d’envisager le médium exclusivement visuel, ou hybridé à la performance. Or Nicolas Bourriaud, par l’étude des Passstücke – sculptures à manipuler – de Franz West, étaye que l’expérience esthétique proposée par la sculpture contemporaine peut être haptique et accessible à tou·tes, et ce en passant par un usage dénué de fonction. L’usage des Passstücke décorrèle le contact, la manipulation et le mouvement d’un but à atteindre, d’une réussite ou d’une efficacité. Il nous invite à effectuer des gestes proches de ceux du quotidien en les détachant de toute notion d’accomplissement. Comme l’écrit Nicolas Bourriaud, « il y a un robot en nous, que l’œuvre de Franz West cherche à secouer. On exécute des gestes bizarres, induits par un objet en plâtre et puis on fait la sieste15 ». Ces gestes bizarres au contact d’un objet dont nous ne comprenons pas la fonction nous ramènent à notre expérience physique d’un ici et maintenant. Pour en avoir fait l’expérience, il y a quelque chose d’intime16 et d’émouvant à manipuler un Passstuck. Une modeste sculpture de plâtre nous révèle l’intensité de notre conscience sensible au présent, ainsi que la nécessité du contact dans l’existence humaine17 et la compréhension de notre environnement.
L’expérience des Passstücke met également du sens dans nos relations aux objets du quotidien, qui ne sont pas interchangeables, anonymes et jetables, mais qui ont chacun un corps, une densité et une présence singulière, qu’on peut percevoir si on prend le temps d’entrer en relation avec eux. L’expérience des Passstücke redonne de la valeur aux objets d’usage courant. Comme le disait le designer Andrea Branzi à l’historienne du design Catherine Geel dans un entretien pour France Culture :
Les objets qui sont dans la maison, autour de l’homme, ne sont jamais des instruments complètement fonctionnels, mais doivent plutôt être compris comme des présences amicales, des porte-bonheurs, donc comme des animaux domestiques qui vivent autour de l’homme, pour ces mêmes raisons. […] La relation entre l’homme et ces objets se réalise également sur un plan symbolique, affectif, littéraire, et aussi un peu mystérieux. Ce n’est pas exactement compréhensible. Comment définir la relation entre un homme, un siège, un vase… ? C’est toujours quelque chose qui appartient à l’autobiographie, au mystère des liaisons entre l’homme et l’univers inanimé18.
Le texte de Nicolas Bourriaud montre comment les Passstücke densifient nos relations avec les objets inanimés, et annonce l’intérêt de celui-ci pour les pratiques artistiques qui révèlent les relations avec notre environnement. En 2018, Nicolas Bourriaud, alors directeur de La Panacée-MoCo à Montpellier, sera le commissaire de l’exposition-manifeste Crash Test, la révolution moléculaire, au sein de laquelle il présentera des œuvres d’une génération d’artistes qui travaillent le réel à son niveau moléculaire, en organisant des connections entre la réalité physique/chimique et les cultures humaines.
Bibliographie
Ouvrages
Deleuze, Gilles. Pourparlers. Paris : Éditions de Minuit, 1990.
Franz West/Hans Kupelwieser [cat. expo]. Munich : Kunstzentrum der Engelhorn Stiftung, 1985.
Franz West, Proforma [cat. expo]. Stuttgart : Oktagon, 1996.
Franz West, Proforma [cat. expo]. Stuttgart : Oktagon, 1996, p. 286.↩︎
Documents sur l’art, n° 0, mars 1992.↩︎
Documents sur l’art, n° 5, février 1994. Entretien avec Nicolas Bourriaud et Éric Troncy.↩︎
Notes on sculpture, 1re partie. Cité dans Regards sur l’art américain des années soixante. Paris : Territoires, 1979.↩︎
Franz West, Proforma, op. cit., p. 286.↩︎
Gilles Deleuze. Pourparlers. Paris : Éditions de Minuit, 1990, p. 127.↩︎
Ibid., p. 135.↩︎
Franz West/Hans Kupelwieser [cat. expo]. Munich : Kunstzentrum der Engelhorn Stiftung, 1985.↩︎
Franz West, Proforma, op. cit., p. 285.↩︎
Ibid., p. 292.↩︎
Ibid., p. 286.↩︎
Ibid.↩︎
Celles que je nomme « sculptures d’usages » sont des sculptures à pratiquer non pas dans un but fonctionnel mais perceptif, et qui s’appréhendent pleinement par le contact physique.↩︎
Doctorat en Pratiques et théorie de la création artistique et littéraire (2016, Aix-Marseille Université/ESADMM).↩︎
Nicolas BOURRIAUD. « L’art de la passe/co-présence, disponibilité et usage dans l’œuvre de Franz West », in Franz West. Nice/Reims : Villa Arson/FRAC Champagne-Ardenne, 1997, p. 6.↩︎
Il est possible, pour certains Passstücke, de s’isoler dans une cabine dédiée pour en faire l’expérience.↩︎
Au sujet de l’importance vitale du contact pour l’être humain, voir Claire RICHARD. Des mains heureuses, une archéologie du toucher. Paris : Seuil, 2023.↩︎
Andrea BRANZI et Catherine GEEL. Transmission#1 Andrea Branzi [Entretien]. Saint-Étienne/Paris : La Cité du Design/Les éditions de l’Amateur, France Culture, 2006, p. 56-57.↩︎